20 janvier 2017

Affaire des otages français au Liban



LETTRE A MME JOELLE KAUFMANN

ROGER GARAUDY
Chennevières/Marne 22 mai 1987

Madame,

J'ai entendu, ce matin, à la Radio, votre initiative nouvelle (les bougies des enfants) pour mobiliser 1'opinion.
C’est, je crois, une très bonne idée.
Permettez-moi, à cette occasion, de vous apporter quelques éléments d'information pour "cibler", plus efficacement encore, votre lutte.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, le 3 janvier 1986, je vous ai dit que je ne reprendrai contact avec vous que lorsque je serai à côté de votre mari libéré.
Si je romps aujourd'hui ce silence, c'est que je dois vous rendre compte des démarches que j'ai entreprises, et qui m'ont convaincu, en lisant vos déclarations dans la presse du 14 mai (après votre entrevue avec le Premier Ministre) que vous êtes victime de mensonges officiels qui sont 1'obstacle principal à vos justes efforts pour la libération de votre mari [ Jean-Paul Kauffmann  journaliste à L'Événement du jeudi enlevé le 22 mai 1985 et libéré le 4 mai 1988, NDLR] et de ses compagnons.
Voici les faits sur lesquels je me fonde pour un jugement aussi net:

- Aussitôt après notre entretien je suis parti pour Téhéran, du 8 au 13 janvier pour poser le problème des otages.
J’ai rencontré personnellement le Premier Ministre. Le Ministre des "pasdarans" étant sur le front lors de mon séjour à Téhéran, la question lui a été posée par mon ami Trab Zemzemi. J’ai eu en outre deux entretiens avec 1’Ayatollah Janati (Conseil d'Etat), avec le Cheikh Fadlallah, et avec 1'un des dirigeants des "ezbollah" du Liban, invités pour les fêtes commémoratives.
J'ai informé le chargé d’affaires français à Téhéran, Monsieur Lafrance [Les relations diplomatiques entre la France et l’Iran, rompues le 17 juillet 1987, ont été rétablies le 16 juin 1988. Durant cette période, la protection des intérêts français a été assurée par l’Italie. NDLR], de mes démarches et des conclusions que j’en ai tirées, pour qu'il puisse transmettre à son Ministre.


Voici les positions et les propositions de tous les dirigeants iraniens que j'ai rencontrés:
1) Ils soulignent d'abord que ce ne sont pas eux qui ont enlevé les otages ni qui les détiennent: ils ne peuvent donc prendre eux-mêmes la décision mais peuvent donner leur avis à leurs amis libanais(Avis qui serait sans doute d'un grand poids).
2) La politique de 1'Etat français, disent-t-ils, rend les relations difficiles. Notamment du fait de la livraison d'armes à 1'Irak (Plus d'un tiers de 1'armement irakien étant fourni par la France ils tiennent notre pays pour responsable de la mort d'un tiers des victimes iraniennes).
3) En dépit de cette énorme disproportion, ajoutent-ils (100.000 morts iraniens et 7 otages français - leur point de vue, vous le voyez, est fort loin de la thèse d'une "France
agressée ") ils sont prêts à intervenir amicalement auprès de leurs amis libanais pour obtenir la libération simultanée d'Anis Nakkacheet de ses deux compagnons par la France et des otages français par les Libanais.
Ayant acquis la certitude absolue (qui demeure la mienne), que la libération immédiate de votre mari et de ses compagnons était possible si, du côté français, cette réciprocité était acquise, je revins en France.
C’était à un moment où le résultat des futures élections législatives était aisément prévisible. Je croyais que pour opérer une transition pacifique d'une majorité à 1'autre, le Premier Ministre pressenti serait Monsieur Chaban-Delmas. J'ai donc demandé un entretien à Monsieur Chaban-Delmas. Ses idées politiques ne sont pas les miennes, mais j’ai la plus grande estime pour sa personne.
L'entrevue, fort amicale, eut lieu le 19 février 1986.
Lorsque je lui eus exposé ma position sur le problème des otages, Monsieur Chaban-Delmas exprima deux préoccupations:
1°) Ne sera-t-il pas difficile de justifier, devant 1'opinion, la grâce présidentielle de Nakkache et de ses compagnons alors que, venus pour exécuter Chapour Bakhtiar, ils ont tué deux français qui n'avaient rien à voir avec les problèmes iraniens ?
Je lui fis remarquer que si c'était en effet une bavure grave et injustifiable, il était encore plus injustifiable, pour 1'opinion, d'abandonner à leur sort les otages français par représaille contre ce double meurtre, ou pour complaire à Monsieur Bakhtiar.
2°) Les partenaires iraniens et libanais tiendront-ils parole ?
Sur ce point je lui donnai une assurance absolue. J'ajoutais même que j’étais prêt à faire le transfert moi-même, et, s'il y avait le moindre retard, à demeurer comme otage avec les autres.
Le lendemain, pour concrétiser les choses, je laissai à la Secrétaire de Monsieur Chaban-Delmas , au 286 Bd Saint-Germain, un mot écrit de ma main, en style télégraphique: « Donnez-moi Nakkache, je ramène Kauffmann. Aussitôt après:tous les autres contre tous les autres.»
Monsieur Chaban-Delmas n'étant pas désigné comme Premier Ministre, cette démarche n'eut pas de suite.
Depuis lors 1’on n'a pas avancé d'un pouce vers la solution.
Le gouvernement a multiplié les déclarations sur sa sollicitude pour les otages en faisant croire qu'il n'était pas responsable de la situation. Il a prétendu avoir fait un geste en payant une partie de ce qu'il devait à 1'Iran, comme s'il s'agissait, pour ses interlocuteurs de "vendre" les otages.
Une mise en scène, avec des milliers de policiers dans Paris, a été faite, lors du procès d'Abdallah, en laissant croire que la libération des otages français était liée à cette affaire, alors que ceux qui se livraient à ce jeu savaient fort bien (les "services" 1'ont dit au tribunal) qu' Abdallah était un simple militant chrétien de la résistance libanaise aux envahisseurs étrangers, et nullement un chef. Il fut condamné, sous pression américaine, sans aucune preuve de culpabilité , sur la seule et invraisemblable délation d'un avocat félon. Le déploiement ostentatoire de police, et 1’orchestration des médias, ont pu étouffer 1'opinion mais non la vérité: il est honteux d'appeler "terrorisme" la violence artisanale des faibles et "lutte contre le terrorisme" la violence du terrorisme d'Etat dont les représailles sont infiniment meurtrières.
Le Président de la République [François Mitterrand,NDLR] fit un jour le seul geste qui pouvait apporter une solution, en se déclarant prêt à gracier Nakkache. Mais avec deux restrictions qui rendaient inopérante la déclaration:
1°) Il ne le ferait que si le Premier Ministre [Jacques Chirac, NDLR] le lui demandait. Pourquoi chacun veut-il laisser la responsabilité à d’autres, alors que la libération des otages est en jeu ?
2°) Il demandait tous les otages contre une seule grâce. Proposition doublement étrange: comment refuser la grâce des autres détenus après avoir libéré leur chef ? Et pourquoi un échange aussi inégal ?
La libération simultanée des deux principaux captifs doit, comme je 1'avais proposé, être le signal de la libération, sans marchandage, de tous les autres.

Je me suis efforcé, Madame, de situer le problème dans son contexte politique pour vous aider à voir dans quelle direction peuvent s'orienter vos efforts pour être plus efficaces.
La situation est, selon moi, très claire: votre mari et ses compagnons sont les otages du gouvernement français.
Bien que la politique menée au Moyen-Orient crée en permanence la possibilité d'autres situations tragiques (comme l'ont prouvé la mort de soldats français au Liban, ou les lugubres exploits des "Exocet" dans le Golfe), dans le cas de nos otages, il dépend du gouvernement français, et de lui seul, que les libérations soient immédiates.
Pour épuiser toutes les possibilités, avant de vous écrire j'ai exposé en détail cette analyse à un ami capable de communiquer les données réelles du problème au Président de la République (comme je 1’avais fait pour le gouvernement par le chargé d'affaires français à Téhéran), car je ne veux agir en cachette à 1'égard de personne , et je demande simplement à chacun de regarder les choses avec objectivité, et de prendre ses responsabilités.

Espérant que ces éléments pourront contribuer à 1’efficacité de votre action, je vous prie de croire, Madame, à ma solidarité dans vos épreuves, et à mon respect.