04 septembre 2010

Marx et marxisme historique

La pensée de Marx ressemble fort peu à ce qu'on appelle en général "le marxisme".

Marx aurait à présent de nouvelles raisons de répéter à ceux qui définissaient sa pensée comme un "déterminisme économique": "Si c'est cela le marxisme, il est certain que moi, Karl Marx, je ne suis pas marxiste."

Toutes les perversions intégristes des faux héritiers de Marx ont commencé avec un contresens sur la définition même du socialisme "scientifique". Le terme "scientifique" a été pris au sens du positivisme, c'est-à-dire de cette prétention à atteindre une vérité définitive en réduisant la connaissance, y compris celle de l'homme, de son histoire et de ses créations, à celle de "faits" et de "lois" et à tirer de là une morale et une politique.
C'est oublier que la science et la technique nous fournissent des moyens, non des fins. Que le socialisme ne peut être "scientifique" que dans ses moyens.
Marx n'oppose pas le socialisme "scientifique" à l'utopie. Il montre comment l'utopie de "l'homme total" trouve, au milieu du XIXe siècle, la force historique - la classe ouvrière - capable de passer de l'utopie au "mouvement réel". En face de l'économie de marché, de la concurrence isolant les hommes, elle permettra de créer, "selon un plan conscient", une société où "le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous" (Manifeste communiste).
Il n'a jamais prétendu que le socialisme était la conclusion d'un théorème !
Marx a énoncé tous les thèmes majeurs du socialisme avant même d'aborder la moindre analyse scientifique de l'économie. Dès 1843, plus de vingt ans avant le Capital, il est socialiste par un choix moral, par un acte de foi qu'il appelle, dans le langage des philosophes de son temps, "l'impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l'homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable". Il définit, à la même date, la "mission historique" du prolétariat: la "reconquête totale de l'homme".
Lorsque Marx définit le socialisme, il le définit par ses fins: une société créant les conditions économiques, politiques, culturelles telles que "celui qui porte en soi un Raphaël puisse le développer pleinement".
La pensée de Karl Marx est une philosophie critique, le contraire du dogmatisme intégriste.
Le dogmatisme se fonde sur l'illusion ou la prétention de s'installer dans l'être et de dire sur lui la vérité absolue. La philosophie critique, en revanche, est la prise de conscience que tout ce que nous disons de la nature, de l'histoire ou de Dieu, c'est un homme qui le dit. Donc une affirmation provisoire, relative à nos connaissances et à nos expériences du moment. C'est en ce sens, et en ce sens seulement, que Marx proclamait son socialisme "scientifique" et non pas au sens positiviste, au sens de l'intégrisme scientiste prétendant être le "reflet" exhaustif et immuable de la réalité. Pas davantage au sens d'un intégrisme "rationaliste", considérant universelle et éternelle la structure du monde à telle ou telle époque de son histoire.
Dans Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Engels souligne cette relativité historique de la doctrine socialiste. Il recherche surtout, chez les précurseurs, les vérités qu'ils apportent en les débarassant de l'illusion proprement idéologique selon laquelle "le socialisme est l'expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues...indépendantes du temps, de l'espace et du développement de l'histoire humaine", fruit d'une révélation divine ou d'une raison immuable.

Pour faire du socialisme une science, il fallait d'abord le placer "sur un terrain réel". "La tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l'économie qui avait engendré d'une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit."
Cette conception du "socialisme scientifique" se distingue radicalement de l'intégrisme positiviste de trop d'épigones de Marx.
En vertu d'une opposition manichéenne entre la "théorie scientifique" et l'"idéologie", Althusser affirmait péremptoirement, en 1961, que la "coupure épistémologique" par laquelle Marx sautait d'un bond de l'idéologie à la science se situait entre 1844 et 1845. En 1982, dans sa Réponse à John Lewis, cette thèse n'était plus défendable - même en France - car dans l'intervalle avait été publiée la traduction des GrundrisseGrundrisse, doit avouer mélancoliquement Althusser, "il est trés souvent question de l'aliénation". Il en est même question dans le Capital en 1867, concède Althusser. Décidément, il ne reste plus beaucoup de temps à Marx pour devenir marxiste !
A force de repousser la "coupure", on en arrive à penser qu'elle se situe entre Marx et Althusser. Marx étant du côté de l'"idéologie" et Althusser, du côté de la "science" !
La conception du socialisme chez Marx repose sur une philosophie critique de la connaissance? Dés ses Thèses sur Feuerbach, Marx discernait l'erreur de base du matérialisme empiriste des philosophes français du XVIIIe siècle: ils n'ont pas vu "le moment actif" de la connaissance, l'acte par lequel l'homme, pour connaître les choses, va au-devant d'elles en projetant des schémas pour les percevoir, des hypothèses pour les concevoir, et vérifie ensuite, par la pratique, la justesse de ses schémas, de ses hypothèses, de ses modèles. La connaissance est une construction de "modèles" et le seul critère de la valeur de ces modèles, c'est la pratique.
Marx attribuait une telle importance à ce moment actif de la connaissance, élaboré par Kant, Fichte et Hegel, qu'il a toujours proclamé que la source philosophique fondamentale de la philosophie marxiste, c'est précisément l'idéalisme allemand. J'insiste: l' idéalisme allemand car, dans la philosophie, il y a bien Feuerbach, mais ce n'est pas lui qui est invoqué comme source fondamentale. Engels ne cesse de répéter, dans son Ludwig Feuerbach, que Feuerbach est "infiniment plus pauvre" que Hegel. Il proclame dans la préface de 1874 à la Guerre des paysans: "S'il n'y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, notamment celle de Hegel, le socialisme scientifique...n'eût jamais été fondé."
En 1891, il réaffirme:"Nous, socialistes allemands, nous sommes fiers de tirer nos origines non seulement de Saint-Simon, de Fourier, d'Owen, mais aussi de Kant, de Fichte, de Hegel." Il ne cherche nullement à construire un système socialiste à la manière des utopistes. "Je ne fabrique pas des recettes pour les gargotes de l'avenir", disait-il. Il analyse seulement la structure et les lois de croissance de la société capitaliste la plus développée de son temps: l'Angleterre.
Il en dégage deux caractères essentiels. Dans une économie de marché, c'est-à-dire une société dans laquelle tout est marchandise, y compris le travail humain, s'instaure une jungle sans finalité proprement humaine: l'économie de marché du capitalisme "n'est pas sortie des formes anormales de l'économie", écrivait Marx à Engels, après avoir lu Darwin.
Il en résumait le tableau dans sa Lettre à Joseph Bloch: "Il y a là d'innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d'où ressort une résultante - l'évènement historique - qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le rpoduit d'une force agissanr comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. car ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre, et ce qui s'en dégage est quelque chose que personne n'a voulu."
De ces concurrences darwiniennes résulte une polarisation croissante de la richesse et du pouvoir d'un côté, de la misère et de la dépendance de l'autre.
De cette autre forme de régulation des rapports sociaux, régulation consciente et proprement humaine, Marx définit seulement les fins. "Le communisme, abolition de la propriété privée des moyens de production qui est aliénation de l'homme, est, par là-même, appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme. Il est une reconquête de l'homme, complète, consciente et ne renonçant à rien de toute la richesse acquise par le développement antérieur de l'homme social, c'est-à-dire de l'homme humain. L'homme s'approprie son être universel, d'une façon universelle, donc en tant qu'homme total", écrit Marx dans le Manuscrits de 1844.
Marx, à partir de l'étude des lois de développement de l'économie anglaise du XIXe siècle, concevait le socialisme comme le dépassement des contradictions d'un capitalisme ayant atteint sa pleine maturité. Selon lui, la Révolution française avait fourni ce modèle: une classe sociale, la bourgeoisie, est devenue économiquement dominante alors que les rapports sociaux et politiques ne correspondaient pas à ce développement entravé par des strucures encore féodales. La révolution consiste à détruire ces structures périmées et à mettre en harmonie le régime politique et social avec la réalité économique. Pour Marx, la classe ouvrière, en pleine ascension du fait de l'industrialisation de l'Europe occidentale - surtout en Angleterrre et en France - est la nouvelle "classe montante", qui a pour mission de mettre en harmonie les structures politiques et sociales avec la réalité économique de cette hégémonie du prolétariat sur une bourgeoisie qui ne peut plus maîtriser les systèmes qu'elle a créés.
(datant de 1857-1858). Or, dans les
Or, historiquement, la première révolution se réclamant du marxisme n'a pas éclaté et ne s'est pas développée dans des conditions correspondant à l'hypothèse de Marx.
A la différence de l'Angleterre, la Russie de 1917 était si peu industrialisée que la classe ouvrière n'y constituait que 3% de la population active. Elle ne pouvait donc prendre la relève de la bourgeoisie, une bourgeoisie également faible et qui n'avait pu faire sa propre révolution contre les survivances féodales du régime tsariste.
...Une révolution, dans de telles conditions, ne peut pas être engendrée par le simple mûrissement des contradictions du capitalisme. Elle est nécessairement conjonturelle. Par exemple: l'opposition, dans la Russie de 1917, entre la paysannerie et un certain nombre de survivances féodales; les contradictions entre cette paysannerie et les formes nouvelles d'exploitation capitaliste des campagnes que Lénine a analysées dans son livre le Développement du capitalisme en Russie; enfin la guerre et la défaite, qui avient révélé l'impuissance du système à résoudre l'ensemble de ces problèmes. Si bien que Lénine s'est trouvé devant une situation paradoxale: réaliser une révolution prolétarienne à peu prés sans prolétariat mais, en revanche, avec des paysans qui ne luttaient pas pour des objectifs socialistes.
Révolution conjoncturelle mais en même temps, et pour les mêmes raisons, révolution ponctuelle, c'est-à-dire se réalisant, non pas - comme l'avaient suggéré Marx et Engels - par un long processus de maturation, mais par un acte fulgurant, puisqu'il s'agit de saisir le moment où se conjuguent un certain nombre de contradictions hétérogènes. C'est un assaut - celui du Palais d'Hiver en étant le symbole - qui va représenter le point de rupture avec l'ancien système.
Lénine avait parfaitement conscience ce cet éloignement du schéma marxiste...
Dés 1902, dans une brochure, Que faire ?, Lénine expliquait que la conscience révolutionnaire ne peut naître spontanément de la classe ouvrière elle-même dans la sphère des rapports économiques et des luttes syndicales, et qu'elle doit être apportés "du dehors" de cette sphère. Apporter "du dehors" à la classe ouvrière la conscience de sa mission historique, des modes d'organisation et de la stratégie pour remplir cette mission, telle est la tâche du parti communiste.
Le schéma révolutionnaire conçu par Marx - à partir de l'exemple de la Révolution française -est alors inversé par Lénine: au lieu qu'une classe économiquement dominante mette en harmonie les institutions politiques et sociales avec son hégémonie économique déjà réelle, il s'agit, au contraire, à partir de conjonctures historiques favorables, de prendre le pouvoir politique, sous la direction du parti, pour créer ensuite, grâce à ce pouvoir, les conditions économiques du socialisme...
La dérive sera redoutable. Comme le soulignait Trotski: le parti parle au nom de la classe, puis l'appareil au nom du parti, les dirigeants au nom de l'appareil et, finalement, un seul parlera et pensera au nom de tous.
Lénine avait conscience de...(ces) dangers. Dés 1917, dans ses Thèses d'Avril et dans L'Etat et la Révolution il développe, dans une période d'essor de la Révolution, des thèse opposées à celles qu'il défendait dans "Que faire ?" et qu'il avait défendues après 1905, à une époque de reflux du mouvement révolutionnaire. Il rappelle, dans sa préface de 1917 aux Lettres à Kugelmann de Marx, que Marx n'appréciait rien tant que "l'initiative historique des masses"..."L'initiative de millions d'hommes apporte toujours quelque chose de beaucoup plus génial que les pensées, même les plus géniales, de quelques dirigeants et théoriciens."
Lénine était convaincu, dès le départ, que dans un environnement européen férocement hostile et qui voue, pour longtemps, la Russie à "l'encerclement", cette révolution n'aurait plus ni le temps ni la possibilité d'être fidèle à sa mission de libération. Dans le dernier article qu'il publie, avant sa mort, sur "La coopération", Lénine montre que la formule coopérative est la seule qui permettrait d'associer les larges masses, y compris la paysannerie, à l'élaboration et à la prise de décision. Mais, pour parvenir à cette "autogestion", il prévoie vingt-cinq à trente ans, afin que les paysans se convainquent à partir de leur propre expérience.
Il a le même souci de démocratie, c'est-à-dire de participation, en ce qui concerne l'éducation et la culture. Dans le même article sur la coopération, il définit ce qu'il appelle une "révolution culturelle". Dans un peuple inculte, disait-il, il ne peut pas y avoir de participation réelle à la prise de décision de la part des larges masses. Par conséquent, nous ne deviendrons un pays socialiste, décare-t-il, que si nous réalisons cette révolution culturelle grâce à laquelle les grandes masses, cultivées, pourront effectivement prendre part aux décisions.
Cela supposait que la révolution puisse se développer à un rythme lent, dans un entourage bienveillant, et avec l'aide et l'exemple de peuples mieux préparés, par leur situation économique et par la force matérielle et culturelle de leur classe ouvrière, à s'engager dans cette voie. Lénine avait conscience qu'un socialisme ne peut s'instaurer durablement et être véritablement le socialisme dans un pays comme la Russie, que si les prolétariats européens font leur propre révolution. Il comptait sur la révolution allemande. Or, après l'écrasement du mouvement spartakiste en Allemagne et l'exécution de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, il ne peut plus compter sur cet appui.
Il comprend alors que son oeuvre est vouée à l'échec:"Nos soviets, écrit-il en 1920, dans les conditions où ils fonctionnent aujourd'hui, c'est-à-dire non plus avec une participation réelle à la prise de décision des grandes masses, mais seulement sous la direction de quelques-uns des plus instruits de nos militants, ces soviets peuvent à la rigueur construire encore le socialisme pour le peuple, mais ils ne le construisent plus par le peuple." Lénine, en 1920, voyait déjà l'arrivée du moment redoutable. Après avoir dit:"Notre ennemi principal, c'est le bureaucrate, le militant communiste qui occupe une fonction administrative dans l'Etat ou le Parti", il ajoutera, dans une réponse à Trotski qui parlait d'Etat prolétarien: "De quoi parlez-vous ? C'est un mythe ! Notre Etat est en principe un Etat prolétarien, mais c'est un Etat prolétarien, premièrement à dominante paysanne, et deuxièmement un Etat prolétarien avec une déformation bureucratique."
Dés la fin de 1921, en raison de sa maladie - il meurt en 1924 -, la situation lui échappe entièrement...

"La révolution contre le Capital de Marx", selon l'expression du dirigeant du Parti communiste italien Antonio Gramsci, suivit la voie que redoutait Lénine. Sous la direction de Staline, et dans les conditions d'un état de siège, il se produisit ce qui s'était produit pendant la Révolution française: après avoir proclamé les Droits de l'homme et promulgué la Constitution la plus démocratique, celle de 1793, le régime républicain, face à l'invasion de l'Europe entière, devient gouvernement de Salut public et impose la Terreur. De même les rêves de "démocratie socialiste" se transformaient dans les conditions analogues de contre-révolution armée et d'invasion étrangère, en la plus implacable des "dictatures du prolétariat", forme d'un intégrisme politique exacerbé.
La nécessité de résister à la pression extérieure et de créer une puissance égale à celle des rivaux conduisit à donner une priorité absolue à l'industrialisation dans ce pays qui ne l'avait pas encore connue. Le coût humain en fut aussi effroyable que celui de l'industrialisation, au XIXe siècle, de l'Angleterre et de la France qui connaissaient le travail dans les mines d'enfants de cinq ans et un taux de mortalité ouvrière qui effrayait même les industriels quant à l'avenir de leur main d'oeuvre. Cette industrialisation fut aussi conduite par des dictatures de fer, de Napoléon Ier à Napoléon III.
La hantise soviétique de "rattraper" le retard sur l'Occident et de faire de l'URSS une grande puissance industrielle et militaire fît disparaître la finalité humaine du socialisme: la croissance devint la priorité des priorités et une fin en soi.Les principes furent laminés comme les hommes. Le plan, qui avait pour but, chez Marx, d'arracher l'économie à la jungle des concurrences et des affrontements, et de l'ordonner à des fins humaines, devint, de Staline à Khrouchtchev et à Brejnev, une gestion centralisée et bureaucratique, étouffant les initiatives de la base pour réserver toutes les décisions au sommet, et exiger à tous les échelons une soumission aveugle et parfois sanglante.

La socialisation des moyens de production ne fut plus conçue sous la forme d'un réseau de coopératives autogérées mais se transforma en son contraire: une étatisation qui conduisit l'économie au chaos et la liberté au cachot.
Dans cette conception de l'Etat, les soviets qui, au départ, étaient des conseils ouvriers et paysans, devinrent les simples "courroies de transmission" de la machine bureaucratique.
Toutes les expressions humaines de la vie sociale furent écrasées ou défigurées. La foi fut considérée comme une "idéologie" de résignation et l'athéisme comme religion d'Etat, alors que Marx, dans l'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, lorsqu'il flétrissait, comme "opium du peuple" l'esprit de la "Sainte Alliance" dirigée contre les peuples, voyait en la religion, dans la même page et dans le même mouvement de pensée, "une expression de la détresse humaine et aussi une protestation contre cette détresse".
L'on exigea des arts qu'ils devinssent une "courroie de transmission" de la propagande officielle, le "réalisme socialiste" interdisant d'aborder la réalité pour n'en pas voir les contradictions et les tragédies.
La pensée fut conçue à la manière du positivisme, comme un reflet d'une réalité toute faite, et définie dans la vulgate stalinienne de la philosophie: trois principes du matérialisme, quatre lois de la dialectique, cinq étapes de l'histoire.
Ainsi, l'opposition marxiste d'une philosophie de l'acte à une philosophie de l'être devenait l'antithèse manichéenne, stérile et anti-historique, entre un matérialisme tenu pour révolutionnaire et un idéalisme tenu pour fondement du conservatisme et de la réaction.
La dialectique cessait d'être la méthode critique et vivante d'interrogation expérimentale du réel, et redevenait un système et un catalogue de lois immuables. Le matérialisme historique de Marx, hypothèse qui avait constitué un progrès décisif dans la recherche pour se défendre contre l'illusion selon laquelle les idées sont le moteur de l'histoire, et qui appelait à déchiffrer la vie sociale comme une totalité organique, fut momifiée en une philosophie de l'histoire semblable aux providentialismes anciens: les sociétés passent nécessairement d'un stade à un autre pour aboutir tout aussi fatalement au communisme.

L'exportation de cet intégrisme d'une théologie sans Dieu, considérant le système soviétique comme le modèle unique et immuable du socialisme, a conduit les partis communistes de l'Europe comme du Tiers-Monde à une faillite généralisée. Ceux du Tiers-Monde, parce que ce modèle avait été élaboré à partir d'expériences propres à l'Occident, telles que l'économie politique anglaise, la philosophie allemande ou le socialisme français, et parce que le socialisme y était conçu comme une transition entre le capitalisme et le communisme. Mais comment appliquer, sans une transposition fondamentale, cette grille de déchiffrement à des peuples qui ne partaient pas de structures capitalistes, ni même féodales, que l'Occident avait connues ? Quant aux partis communistes européens, si Marx avait donné un exemple d'analyse du mouvement de l'histoire à partir du développement d'un capitalisme parvenu, en Europe occidentale, à maturité, la révolution soviétique, née dans des conditions conjoncturelles d'exception, ne pouvait être donnée comme modèle universel que par une extrapolation hallucinée, sans prise sur la réalité historique de l'Occident.
Cette perversion intégriste a transformé le marxisme de Marx en son contraire: la méthodologie de l'initiative historique permettant à Marx d'analyser les contradictions des sociétés de son temps et de suggérer un projet capable de les surmonter a été dégradée en un système dogmatique de répétition stéréotypée de formules qui avaient pu être des hypothèses valables pour comprendre les sociétés du siècle dernier, mais qui étaient devenues inutilisables lorsqu'elles ne donnaient plus naissance à d'autres hypothèses de travail en fonction de la réalité et des problèmes de notre siècle. Ceux de l'Europe, car le socialisme ne pouvait être le dépassement d'un capitalisme sous-développé comme celui de la Russie de 1917. Il pouvait naître d'un développement organique des contradictions d'un capitalisme pleinement développé et non d'une explosion conjoncturelle. Et moins encore d'une destruction complète et brutale d'une économie de marché pour imposer, d'en haut, et par la force, une planification volontariste ne tenant pas compte des structures économiques et sociales, fruit de l'histoire propre de chaque pays et de son développement technique t politique.
Ce "placage" d'un "modèle" importé, construit dans des conditions radicalement différentes, ne pouvait conduire qu'à des régimes de contrainte dont on peut même s'étonner - et se réjouir - que leur effondrement, en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie, en tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est, se soit produit sans violence. Ce qui est un cas exceptionnel, unique même, dans l'histoire des révolutions comme des contre-révolutions.

Nous retrouvons là le caractère fondamental de tout intégrisme: réduire une méthode, une foi, une politique, à la forme qu'elle a pu revêtir à une époque antérieure de l'histoire. Et la conséquence inéluctable de ce dogmatisme: l'inquisition. Car si je suis assuré de détenir la vérité absolue, quiconque la refuse est soit un malade qu'il convient d'enfermer dans un asile psychiatrique, soit un réfractaire conscient dont le refus volontaire de la vérité mérite la prison ou la mort.
Telle est la logique extrême de tout intégrisme triomphant. 


Roger Garaudy, Intégrismes, Editeur Belfond, 1990, pp 31 à 46 (extraits)