22 mai 2011

L'alternative


Ce livre est un engagement.
Pour celui qui l'a écrit.
Pour celui qui le lit.
Ce livre, j'étais contraint de l'écrire pour rester fidèle au rêve de mes vingt ans.
Il représente dans ma vie à la fois une rupture et un accomplissement, un arrachement et un enracinement nouveau.
Je ne renie rien de mes espérances: elles se réalisent d'une manière inattendue. Le but reste le même. Les moyens pour l'atteindre sont différents: comment ne le seraient-ils pas quand le monde a plus changé en ces quelques années qu'en plusieurs siècles ?
C'est un bouleversement redoutable, dans la vie d'un homme, après avoir professé l'athéisme pendant tant d'années, de découvrir le chrétien que l'on porte en soi et que l'on a peut-être jamais cessé de porter. Et d'accepter la responsabilité de cette espérance.
C'est une angoisse, après avoir été pendant trente sept ans militant du même parti, pendant vingt ans l'un de ses dirigeants et y avoir trouvé le sens et la beauté de la vie, de mettre en question la conception même de parti, précisément pour réaliser les espoirs que ce parti a fait naître.
Ce livre a été écrit dans l'angoisse et l'espoir.
Sans esprit de polémique.
Avec la seule volonté passionnée d'aider à prendre conscience d'une impasse et de suggérer un avenir possible.
Tout ce que j'ai dit de cette tâche montre combien je suis convaincu qu'elle n'est pas celle d'un seul homme. Nul plus que son auteur n'a donc conscience du caractère inachevé de ce livre.
Mais nous vivons une histoire si vertigineusement rapide qu'elle nous interdit de différer une intervention jusqu'au moment où nous aurions la satisfaction esthétique de présenter un système parfait: le jour de sa naissance publique serait en même temps celui de sa mort, car il serait déjà dépassé par l'évènement, sans prise sur lui.
Nous avons moins besoin de systèmes - qui ne feraient du présent que l'histoire comme on fait celle des morts - que de pensées en fusion qui peuvent être des incitations, des outils ou des armes pour inventer le futur et le réaliser.
L'outil ne vaut que par celui qui s'en empare et le manie.
C'est pourquoi ce livre engage aussi celui qui le lit.
Inspiré par les colères et les espérances de la jeunesse, c'est à la jeunesse d'abord qu'il s'adresse. A la jeunesse selon le calendrier, mais aussi à la jeunesse de l'esprit et du coeur: à ceux qui croient que la vie de l'homme n'est pas faite seulement pour accepter ou pour maudire, mais pour commencer et pour créer.
Celui qui lit ce livre peut le rejeter en bloc comme une utopie prétentieuse et exigeante. Il pourra ainsi se croire quitte envers son propre avenir.
Un autre peut s'attacher à la critique des faiblesses et des insuffisances de l'ouvrage - elles sont légion - et, s'il s'en tient là, se dispenser de les corriger lui-même et de faire avencer le problème d'un pas.
Un autre lui reprochera de n'être pas un "programme", oubliant qu'il serait contraire à son esprit même de préparer, comme disait Marx, "des recettes de cuisine pour les gargotes de l'avenir". Car c'est un de ses thèmes majeurs: l'avenir de tous doit être l'oeuvre de tous, inventé et réalisé par tous.
Et puis il y a ceux qui trouveront là un écho d'une question et d'une recherche qui leur sont fraternelles, qu'ils portent déjà au fond d'eux-mêmes. Ceux-là sentiront peut-être que de la continuation de ce livre ils sont personnellement responsables pour que leur propre pensée, comme cet écrit, bourgeonne en actes. Nos mains sont déjà nouées. Nous avons encore quelque chose à nous dire. Quelque chose à faire ensemble.
Tout est à faire.
Et d'abord l'inventaire des besoins réels. Marx avait préparé, en 1880, un questionnaire pour une "Enquête ouvrière", car il n'avait pas la prétention d'être un dirigeant à tel point identifié aux masses qu'il puisse définir lui-même leurs revendications et leur programme et parler une fois pour toutes en leur nom. Il était attentif aux aspirations en train de naître en chaque moment. (Cette attitude eût été sans doute heureuse chez les dirigeants politiques et syndicaux, au printemps de 1968, pour déceler les besoins nouveaux qui affleuraient du mouvement, afin de ne pas se contenter de plaider le dossier ancien). Le questionnaire de Marx montrait qu'il voulait faire de l'économie une science vivante, s'enrichissant de l'expérience quotidienne, vécue, de chaque travailleur, s'enracinant en elle, et devenant peu à peu l'oeuvre de tous. Il ne prétendait pas apporter des réponses toutes faites, mais des questions, appelant à la réflexion personnelle de chacun. Il ne s'adressait pas "aux masses", mais aux travailleurs un par un. A partir de là l'on peut remonter, de proche en proche, vers l'élaboration théorique. Ainsi seulement peut se construire un "programme" à l'échelle des mutations de notre temps et des besoins nouveaux qu'elles font naître.
Chacun peut y contribuer, là où il est: dans son atelier, son bureau, son université, son labotatoire; dans son syndicat, son parti, son église.
Chacun peut suggérer aussi les méthodes permettant de coordonner tous ces efforts individuels, afin que chacun soit fécondé dans sa recherche par les expériences, les projets et les initiatives de tous les autres, afin que chacun soit toujours davantage un foyer de création de l'avenir. [...] Il ne s'agit pas de créer un parti mais un esprit. Et cet esprit transformera les partis, les syndicats, les Eglises. Parce qu'il exprime un besoin profond de notre temps.
Coordonner et non subordonner. Eveiller et non commander. Il y a là une forme de rapports humains dont le modèle est encore à inventer. Cela aussi est l'affaire de tous. Car jusqu'ici l'organisation a toujours été confondue avec la délégation de pouvoir et le despotisme du petit nombre.
Ce ne sera pas facile d'aller à contre-courant d'une conception de la politique vieille de tant de siècles.
Les railleries ne manqueront pas.
L'on nous accusera de substituer à la science le prophétisme et l'utopie. Ce sera bon signe si nous mettons en colère les "réalistes" et les positivistes de toutes nuances; le signe que nous ne cédons pas aux entraînements d'aujour'hui et d'hier, que nous maintiendrons fermement que le possible fait partie du réel, et que toute science dite "humaine" et toute politique qui refuse de tenir compte de cette dimension majeure de la réalité sociale n'est pas science mais scientisme mort, n'est pas politique mais empirisme aveugle.
L'on nous accusera de substituer à la sacro-sainte "organisation" un messianisme et une chevalerie de Don Quichotte. Ce sera bon signe de mettre en colère les hommes d'appareil et les manipulateurs de tous bords: le signe que nous ne céderons pas à la mode d'un certain "manageering" économique ou politique pour lequel l'homme n'est qu'une "marionnette mise en scène par les structures" et que nous maintiendrons fermement que si l'homme ne sauvegarde pas sa "distanciation" à l'égard de toute institution, s'il abdique son droit à l'initiative historique, l'organisation cesse de servir l'homme pour l'asservir.
L'on nous accusera de substituer à la politique une mythologie anarcho-syndicaliste. Ce sera bon signe si nous mettons en colère tous ceux pour qui la politique est devenue le métier de parler au nom des autres en se substituant à eux: le signe que nous ne céderons pas aux facilités de la délégation de pouvoirs et que nous entendons changer le concept même de politique en en faisant la science et l'art de créer les conditions dans lesquelles chacun pourra participer à la détermination des fins de la société et à l'autogestion de toutes les activités sociales.
Une science, car il appartiendra par exemple aux économistes qui entendent pousser plus loin ce projet, de construire (comme le fit le docteur Quesnay avec son "Tableau économique de la France", à un autre moment de fracture de l'histoire, quelques années avant la Révolution française), un double modèle, du réel présent et du possible futur. C'est-à-dire: mettre en évidence, avec le maximum de rigueur, les sources actuelles du revenu national et sa répartition entre les diverses couches de la nation; et, en opposition, construire un modèle possible dégageant les sources potentielles du revenu national qui naîtraient d'une réorganisation des structures économiques et sociales, d'une réorganisation de la production ayant pour fin non les profits de quelques-uns mais les besoins de tous, éliminant les parasitismes, les gaspillages, les freinages inhérents au système fondé sur le profit pour le profit, et la croissance aveugle. Je n'ignore pas les difficultés d'une telle entreprise, mais seule la construction d'un tel modèle permet d'échapper à toute démagogie tendant à juxtaposer des revendications et des convoitises sans démontrer la possibilité concrète de leur financement et de leur satisfaction. Seule la construction d'un tel modèle donnera une image crédible et accessible à tous de ce que pourra être une planification démocratique et une répartition nouvelle du revenu national orientée par la priorité absolue des investissements dans l'homme. La réalisation d'une telle tâche requiert la participation de milliers de spécialistes, de chercheurs bénévoles, militants, et l'articulation avec la permanente enquête à la base sur les besoins naissants et leur incessante évolution.
Un art aussi. Car il ne suffit pas de connaître et de faire connaître, il faut encore appeler et éveiller. A cela peuvent contribuer tous ceux qui possèdent le moindre moyen d'expression, de l'artiste créateur au journaliste, et à quiconque a le désir de communiquer sa foi dans un avenir à visage humain.
Ce livre aura atteint son but s'il a aidé quelques-uns à prendre conscience à la fois de l'impasse, de la possibilité d'en sortir, et de leur responsabilité personnelle dans cette entreprise.
Cette prise de conscience c'est un feu qui peut s'allumer. Il peut s'éteindre si nul n'est décidé à le nourrir du meilleur de lui-même. Il peut devenir incendie qi quelques-uns, au départ, éprouvent l'exigence de le porter plus loin pour changer radicalement l'atmosphère politique d'un pays.
[...]
Prendre conscience du possible ce n'est pas croire en quelque recette magique nous sauvant "du dehors", sans notre participation personnelle. Il n'y a pas de libération passive: c'est dans la lutte pour la liberté que nous commençons à exercer notre liberté. Si nous ne l'exerçons pas dés maintenant et personnellement nous ne la recevrons jamais et de personne.
La tentation permanente, pour un révolutionnaire, c'est que les exigences de la lutte pour la libération ne le conduisent à corrompre ou à détruire la liberté même pour laquelle il combat. Il n'est pas vrai que l'on puisse d'abord conquérir le pouvoir et changer les structures par tous les moyens et, ensuite, octroyer, du haut du pouvoir conquis, une liberté véritable. Comment concevoir des moyens homogènes à la fin poursuivie ? Les suggérer fut l'une des préoccupations principales de ce livre.
Les hommes ne font pas leur histoire arbitrairement; ils la font dans des conditions structurées par le passé. Mais ils font leur ,propre histoire. Les structures conditionnent les hommes, mais les hommes transforment et créent les structures. Tout, dans cette dialectique tragique, passe par les hommes, leurs volontés et leurs décisions.
Le rappeler à l'heure d'un choix urgent et vital était le but majeur de ce livre exigeant.
Certes il serait plus facile, en prônant le socialisme, d'avoir une référence, de pouvoir dire: le but à atteindre est accessible puisqu'il a déjà été atteint. Lorsqu'on parle de modèle de société à créer l'on est invariablement traité d'utopiste. Ainsi raisonnèrent les féodaux à la veille de la Révolution d'Octobre: cela ne s'est jamais vu et n'existe nulle part, donc c'est impossible.
Les révolutionnaires ont invariablement démenti semblables pronostics: "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait."

Roger Garaudy , L'alternative, Editeur Robert Laffont, 1972. Extraits de la conclusion, pages 245 à 252