11 septembre 2010

Comment l’homme devint humain

Ethiopiques n° 25
revue socialiste
de culture négro- africaine
janvier 1981

De l’apport du Tiers-Monde à l’Universel ou
"Comment l’homme devint humain" [1]

Rechercher et, peut-être, récupérer « les occasions perdues de l’histoire et les dimensions perdues de l’homme ». [2]
« J’ai délivré les hommes
J’ai mis dans leur cœur d’aveugles espérances...
A parler franc, les dieux, je les hais tous ».
Ainsi délirait le Prométhée enchaîné d’Eschyle, tout heureux d’avoir fourvoyé l’Homme, en l’éloignant du divin, de l’Esprit, pour le livrer à ses appétits et le soumettre à l’unique loi de ses satisfactions, chaque jour plus exigeantes et plus cruelles. Ce fut un coup de théâtre aux dimensions imprévisibles, qui allait dévoyer, bouleverser l’histoire de l’humanité. Jusqu’au moment où l’Occident décide de prendre en charge, seul, à sa propre manière et pour ses propres fins, le destin des peuples, l’Homme, dans ses rapports avec la Nature, était un être simple, qui ne cherchait pas à transformer pour dominer, mais bien plutôt à trouver patiemment, obstinément, les voies d’une intégration harmonieuse dans le créé. [3]
L’Europe a changé tout cela, au nom de la Science, dit-on, parce que l’Europe aurait volé le feu [4] Est-ce vrai ? Nous allons voir de quelle haute flamme le monde s’éclairait avant le rapt de l’Occident. C’est l’avidité qui a tout bouleversé ; et la Science, et les forces sont ainsi mises au service des satisfactions délirantes : ce qui nous ramène à la vérité du Mythe. En Afrique Noire, on enseignait, on enseigne encore, dans les Bois sacrés ou la Case de l’Homme, les liens d’amitié que l’homme nouait, peut encore nouer avec la Nature, dans le respect de l’harmonie et, quand il le faut, du mystère que propose la création. Ce n’est plus l’Ordre de l’Occident. Celui-ci, pour étancher une soif sans cesse renouvelée, pour trouver les moyens de satisfaire des désirs que les frémissements du cœur ne réussissent plus à tempérer, a rompu brutalement - trop brutalement avec les sagesses patiemment élaborées par les peuples de quatre continents. Première et douloureuse sécession de l’Occident sur laquelle Roger Garaudy a eu le mérite et le courage de retenir notre attention.

Réfléchir sur l’avenir de l’homme

Fasciné par le caractère de plus en plus spectaculaire des découvertes scientifiques, il est temps, en ce dernier quart du XXe siècle, après la Deuxième Grande Guerre mondiale, qui fut, par excellence, celle de ::l’Intolérance, que l’homme prenne quelque distance par rapport à l’urgence de ses désirs, trop rapidement qualifiés de besoins, pour réfléchir sur son avenir. Peut-être est-il temps que l’homme occidenta1 cesse d’agir comme si le monde était un navire sans destination. C’est précisément à la remise en question de nos actes, à la contemplation de l’œuvre immense accomplie, à travers les âges, par les hommes de tous les continents, que R. Garaudy nous convie dans son œuvre : Comment l’homme devint humain, témoignage émouvant de l’ensemble de l’effort fourni par les Races, pour la gloire de l’Homme !
Pour l’homme moderne, surtout l’homme occidental, l’œuvre de R. Garaudy est une invite à l’humilité, car il n’existe pas de peuple sans Histoire ; il n’est pas de peuple qui n’ait « rien inventé ». Et le développement de l’Homme, aussi stupéfiant qu’il soit, par rapport à l’Histoire du Monde, « est, nous prévient Roger Garaudy, ce que sont à une année les trois minutes dernières... ». Le poète martiniquais n’a-t-il pas raison d’écrire que « l’œuvre de l’homme vient seulement de commencer » ?

Tolérance et fraternité

Comment l’homme devint humain se présente, dans une autre perspective, comme une invite à la tolérance, à la fraternité entre les différentes Races, les différentes ethnies, qui peuplent notre Terre, cette Terre qui, vue d’une autre planète, paraît « belle, lumineuse », une et pacifique » [5] Qu’on se souvienne ! Au Paléolithique supérieur (30 à 40.000 ans avant J .c.) le métissage biologique et culturel, qu’il s’agisse du métissage intra-racial ou interracial, était déjà un acquis de l’Histoire des hommes ! [6]. C’est dire, en d’autres mots, que la Civilisation de l’Universel à laquelle Roger Garaudy a décidé de consacrer le reste de sa vie, ne constitue pas, ne peut constituer, pour nous, un projet ou une utopie. Elle est, comme sont les lois de la nature. Pour le chercheur, il s’agit d’attirer l’attention du monde moderne sur cette réalité inéluctable pour qu’elle ne donne pas naissance à des monstres : il s’agit d’œuvrer en sorte que l’homme, qu’elle fera naître, soit un homme total ; je veux dire : un homme qui assimile, incarne les grandes vertus, que les Races ont élaborées pendant des siècles. L’équilibre de l’homme .moderne n’est-il pas à ce prix ? S’il est indispensable d’engager résolument la lutte pour « la construction d’une civilisation panhumaine », comme le fait R. Garaudy, en dépit du mélange des Races et des valeurs, « c’est que l’Euramérique la subit plus qu’elle ne la souhaite, n’y travaille », constate L. S. Senghor. « Ce qu’elle voulait, ce qu’elle cherche à imposer, dans les faits, poursuit l’auteur de Liberté 3, c’est sa propre civilisation comme civilisation universelle », mais non « de l’Universel », avec sa dialectique dans ses proclamations, mais avec, dans les faits, sa logique dichotomique, agressive, terriblement efficace pour construire un monde nouveau : un nouvel ordre économique mondial ».

Objectivité et sympathie

Ce qui, de prime abord, saisit le lecteur de Comment l’homme devint humain, c’est, d’une part, l’objectivité et la sympathie avec lesquelles l’auteur s’est penché sur « la totalité et l’unité de l’aventure humaine » ; d’autre part, son souci de proposer à la curiosité du grand public ce qui, jusque là, ne concernait que les spécialistes et les hommes de culture. Cette œuvre fera réfléchir [7]
Comment faire comprendre au grand public de l’Occident, que c’est en Afrique, que l’on a trouvé les plus vieux squelettes humains ; que c’est l’Afrique qui possède les plus vieilles industries lithiques ? Comment porter à la connaissance de ce public, que « dans les techniques de la métallurgie, les Indes du Ve siècle étaient parvenus à épurer le fer à un degré que l’Europe n’atteignit qu’au XIXe siècle » ; que « du XIIe siècle au XIVe siècle, les mathématiciens chinois apprirent au monde à résoudre des équations » et qu’en 1300, « le triangle (appelé en accident « triangle de Pascal » !) était déjà connu en Chine (quatre siècles avant Pascal) » ? Comment soutenir, devant ce public, que le papier et l’imprimerie « sont connus en Chine, 700 ans avant Gutenberg » ; qu’en Iran, Firdousi, un siècle environ avant les premières chansons de geste de l’Occident, écrit dans son Livre des Rois l’épopée des héros de son peuple », et qu’Ibn Khaldoum « trois siècles avant Montesquieu, à une époque où l’Europe ne connaissait que des « chroniqueurs », recherche les lois du développement historique, et au-delà du « hasard », les causes cachées » ? Est-il aisé de faire admettre à l’opinion occidentale, à l’heure de la greffe du cœur, qu’en médecine, l’encyclopédie médicale de l’Iranien Razi, traduite en latin, « fait autorité dans tous l’Occident médiéval » ? Et peut-on admettre, aujourd’hui, qu’au XVe siècle, « les bronzes du Bénin étaient plus fins que ceux des canons portugais » et que « la seule supériorité des Européens était celle des armes à feu » ? C’est bien cela pourtant, que R. Garaudy se propose de prouver par ses analyses, par la présentation des plus vieux textes de l’Humanité et par les centaines d’images qu’il offre à la curiosité et à l’intelligence du lecteur.

Supériorité de l’épée de fer sur l’épée de bronze

A la lecture, de Comment l’homme devint humain, on se rendra compte que des civilisations naissent et meurent, et qu’elles meurent, surtout, par la main de l’homme. Elles naissent dans le labeur, dans le sacrifice, les meurent dans le sang. Des civilisations, des Empires, qui constituent l’œuvre de tant de siècles, sont violemment ébranlées et finissent par s’écrouler. D’autres civilisations, d’autres Empires, qui ne sont pas nécessairement supérieurs, s’y substituent.
La Nature serait-elle donc plus clémente pour l’homme que l’homme lui-même ?
Un autre mérite de R. Garaudy est d’avoir démontré et prouvé que la victoire d’une civilisation sur une autre provient, surtout, de la supériorité des armes : celle « du cavalier et du char sur le fantassin, puis supériorité de l’épée de fer sur l’épée de bronze ». Triomphe de la matière sur l’Esprit ; de la force brute sur les valeurs spirituelles !

Dompter notre Histoire

Il est grave que l’Histoire, que nous bâtissons avec nos propres mains, nous échappe ; il est intolérable qu’elle nous conduise au « suicide planétaire » parce que nous lui permettons de se dérober au contrôle de la conscience.
Grâce aux moyens de communication de plus en plus sophistiqués, nous apportons, chaque jour, à chaque minute de notre existence, peut-être sans en avoir une conscience claire, quelque pierre à l’édification de la Civilisation de l’Universel. C’est déjà la rencontre des Peuples et des Races : « le rendez-vous du donner et du recevoir ». L’important est d’en prendre conscience. Car « il n’y a de véritable dialogue des civilisations, nous dit R. Garaudy, que lorsque chacun est convaincu qu’il a quelque chose à apprendre de l’autre ». Comment l’homme devint humain contribue considérablement à cette prise de conscience.
Et comme l’écrit l’Iranien Sohravardi dans son Bréviaire des Fidèles d’amour cité par R. Garaudy, « l’amour seul peut nous conduire à ce à quoi nous aspirons. Il faut donc se rendre soi-même capable d’éprouver l’amour... de se donner totalement à l’amour ». Ce n’est pas nous, Négro-africains, qui soutiendrons le contraire.
Car l’Histoire, la Géographie exigent que le Négro-africain s’ouvre et s’abandonne à l’Autre. [1]Nous en convenons à condition que l’Autre lui permette, en même temps, de demeurer enraciné dans ses valeurs. Nous obéissons à cette Volonté suprême dès lors que nous en serons plus riches, plus complets grâce aux vertus complémentaires des cultures ; parce que la connaissance, la reconnaissance et l’assimilation lucide des valeurs de l’Autre guideront, assurément et plus aisément notre monde vers la tolérance : donc vers la Paix.

[1] Comment l’homme devint humain, de Roger Garaudy, 338 pages. Editions Jeune Afrique, Paris, 1978. 

[2] « Ce livre s’adresse à ceux qui veulent participer avec nous à la recherche des occasions perdues de l’histoire et des dimensions perdues de l’homme ». R. Garaudy, Comment l’homme devint humain », p. 109.
[3] Le choix de l’Occident fut de prendre possession du monde par le calcul et la mesure, et de traiter la nature en conquérant. Son expérience fondamentale n’est plus : j’appartiens à la nature, mais : la nature m’appartient », R. Garaudy, ibid., p. 99.
[4] « Il ne s’agit pas de nier l’apport de l’Occident, mais de combattre le « préjugé classique » selon lequel les Grecs et les Romains, la tradition judéochrétienne et la Renaissance seraient les seules sources de toute culture ». R.G., ibid., p. 7.
[5] « Vue d’ici la terre est belle, lumineuse ; elle est une, et pacifique ». En foulant le sol de la Lune, le cosmonaute qui parlait ainsi était le premier homme à apercevoir la Terre dans sa totalité », R.G., ibid. p. 25.
[6] cf. L.S. Senghor, « Les fondements de l’Africanité », in « Négritude. Arabisme et Francité », Ed. Dar El Kitab Allubnani, Beyrouth, 1976.
[7] « Il (Comment l’homme devint humain ») n’est pas tourné vers le passé mais vers l’avenir. A ceux qui n’ont pas eu le privilège de la culture, il peut apporter le désir d’y atteindre. Chez ceux qui ont eu ce privilège, mais que le « préjugé classique » a limité à l’Occident, il éveillera sans doute une colère, un scandale peut être, mais il suscitera aussi le désir d’une ouverture, d’une perspective planétaire, d’une solidarité avec les autres civilisations », R.G., ibid., p. 7.
[8]  cf. L.S. Senghor, « Les fondements de l’africanité », op. cit.