26 janvier 2017

L'universel et la différence


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Le propre de la mondialisation telle qu’elle est dévoyée par la société marchande est qu’elle menace tout à la fois l’universel et la différence. Elle détruit son contraire tout en se détruisant elle-même. Les deux sont donc à réhabiliter et à défendre ensemble. Telle est la question posée. Je ne crois pas qu’il en existe beaucoup d’aussi fondamentales. (…)
Ni l’agressivité destructrice de la rationalité instrumentale (cette forme dégradée du prosélytisme), ni l’exaltation des différences (cette mauvaise conscience sans lendemain) ne constituent aujourd’hui des réponses acceptables. (…) D’où cette nécessité de promouvoir, à côté d’une « raison modeste » qui nous détourne de la tentation scientiste, un universalisme non exclusif qui laisse place au singulier sans jamais cesser de le questionner. (…) Il nous faut apprendre, en effet, à conjuguer différemment ces deux dimensions de notre destin : la singularité qui nous définit, l’universel qui nous invite au dépassement de celle-ci. Mieux encore, contre les dogmatismes et les intolérances contemporains, nous devons comprendre que c’est la singularité elle-même qui nous ouvre à l’universel. A condition qu’elle ne soit ni close, ni violentée, ni assignée. (…)
« L’universel, c’est le local moins les murs », disait magnifiquement l’écrivain portugais Miguel Torga, en 1954, dans une conférence faite au Brésil. Les juristes les plus lucides expriment la même vérité paradoxale lorsqu’ils constatent, expérience aidant, que « chaque homme n’accède à l’humanité que par la médiation d’une culture particulière » (Pierre-Henri Imbert). Notons que c’est, sous une autre forme, ce qu’écrivait déjà Hegel lorsqu’il distinguait - mais sans les opposer - les esprits des peuples (Volksgeister) et l’Esprit du Monde (Weltgeist), en ajoutant que les premiers trouvaient leur vérité et leur destin dans le second.
Cet équilibre sans cesse recherché et toujours instable, cette reconnaissance de l’autre sans capitulation devant ses préjugés définissent au bout du compte la tolérance au sens fort du terme. Celle qui s’affirme, mais sans démagogie ni renoncement ; celle qui récuse tout aussi bien la certitude fermée sur elle-même que le relativisme irresponsable. « Tolérer les opinions au nom d’une prétendue morale permissive revient bien souvent à l’aveu d’un indifférentisme réel : si toutes les opinions se valent, elles se rejoignent dans la nullité objective, et aucune norme ne permet en fait d’en juger » (Claude Sahel). La vraie tolérance ne débouche pas sur l’indifférence à la vérité ; l’acceptation de l’autre n’oblige pas au renoncement à soi-même ; la place concédée à la différence n’interrompt pas la quête du semblable. (…) L’absolu respect de l’autre n’exclut pas l’objection morale ni même le « droit d’ingérence » spirituel…

Jean-Claude Guillebaud, "La refondation du monde", Ed. du Seuil, Paris, 1999.


(Extraits proposés par Ahmed)