27 juin 2016

L'apport de Pierre Teilhard de Chardin à la pensée philosophique contemporaine. Par Roger Garaudy



Témoignage sur l'apport de P.Teilhard de Chardin à la pensée philosophique contemporaine.
Extraits d'un article intitulé : "Le Père Teilhard, le Concile et les Marxistes ", publié dans le Numéro Spécial (Mars - Avril 1965) de la Revue « Europe » consacré à Teilhard de Chardin [NDLR: A LIRE ICI EN ENTIER].
Nous remercions très vivement M. Pierre Abraham, Directeur de la revue « Europe » , d'avoir autorisé les Cahiers Littéraires à choisir dans la longue étude de M.Roger Garaudy - auquel vont également nos remerciements chaleureux - les importants passages que nous avons regroupés sous un titre emprunté au texte même de cette étude, et que nos lecteurs trouveront  ci- dessous :

Une apologétique qui part de l'Homme, par Roger Garaudy 

Nous ne reviendrons  pas, ici, sur l'exposé que nous avons fait, il y a cinq ans (R. Garaudy, Perspectives de l'homme, P.U.F. 1959, p. 170 à 203.), des points de recoupement de la pensée de Teilhard et du marxisme, et de l'opposition fondamentale des deux conceptions du monde, car il me paraît  plus important, en 1965, d'étudier le cheminement des idées du Père dans l'Eglise conciliaire.

. . . Au cours de ces dernières années les œuvres  du Père Teilhard sont parmi celles qui ont obtenu les plus éclatants succès de librairie, et elles ont pénétré si profondément dans la vie du catholicisme actuel que leur esprit a maintes fois affleuré dans les débats du Concile.

Nous pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence historique du Père Teilhard et son rôle dans le dialogue entre chrétiens et marxistes.
Les objections qui nous étaient opposées il y a quatre ans ou cinq ans ont été réfutés par les faits eux-mêmes.
Certains, soit parmi les catholiques intégristes, soit chez les marxistes, estimaient qu'il ne suffisait pas de montrer les insuffisances ou les faiblesses philosophiques de l'oeuvre de Teilhard, mai s que cette critique devait être mise au premier plan afin de récuser en bloc cette pensée "dangereuse". C'était ne voir que le petit côté des choses. Du point de vue scientifique certaines thèses du Père Teilhard (comme la notion d’ « énergie radicale » que nous avons déjà citée) réintroduisaient en effet un finalisme latent, même si le Père Teilhard s'en défendait vigoureusement, et plus encore sa conception théologique du "point oméga". Du point de vue philosophique, l'éclectism e de la juxtaposition d'une "phénoménologie de la nature" qui a souvent des allures "scientistes", et de ce finalisme théologique, ne peut satisfaire aux exigences d'une méthode scientifique en philosophie . Cel a, il fallait le dire, et nous l'avons dit. Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui est infiniment plus important, dans l a pensée de Teilhard, c'est son caractère ouvert : elle ne prétend pas se figer en un système; chacune de ses thèses maîtresses porte en elle l'exigence de son propre dépassement.

Consacrant un chapitre de son livre ( R.P. de Lubac : La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), p. 90.) à "l'optimisme", le R.P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père Teilhard, sur ce point : " Christologie et évolution", qui pose en termes nouveaux ( c'e s t le moins qu'on puisse dire) la question du "péché originel ". Nous citerons longuement ce texte car c'est l'un de ceux dont les conséquences sont de grande portée, sur le plan, non seulement moral, mais social et politique:
"Lorsqu'on cherche à vivre et à penser, de toute son âme moderne, l e christianisme, les premières résistances que l'on rencontre viennent toujours du péché originel. Ceci est vrai d'abord du chercheur, pour qui la représentation traditionnelle de la chute barre décidément la route à tout progrès dans le sens d'une large  perspective du monde. C'est en effet pour sauver la lettre du récit de la Faute qu'on s'acharne à défendre la réalité concrète du premier couple. Mai s . . . il y a plus grave encore. Non seulement, pour l e savant chrétien, l'histoire, afin d'accepter Adam et Eve, doit s'étrangler d'une manière irréelle au niveau de l'apparition de l'homme, mais, dans un domaine plus immédiatement vivant, celui des croyances, le Péché originel, sous
sa figure actuelle, contrarie à chaque instant l'épanouissement de notre religion. Il coupe les ailes de nos espérances, il nous ramène chaque fois inexorablement, vers les ombres dominantes de la réparation et de l'expiation"." . . . L e péché originel, imaginé sous les traits qu'on lui prête encore aujourd'hui, est le vêtement étroit où
étouffent à la fois nos pensées et nos coeurs . . . Si le dogme du péché originel nous ligote et nous anémie, c'est tout simplement que, dans son expression actuelle, il représente une survivance des vues statiques périmées au sein de notre pensée devenue évolutionniste. L'idée de chute n'est en effet, au fond, qu'un essai d'explication du mal dans un univers fixiste. . . En fait, en dépit des distinctions subtiles de la théologie, le christianisme s'est développé sous l'impression dominante que tout le mal, autour de nous, était né d'une faute initiale. Dogmatiquement nous vivons dans l'atmosphère d'un Univers où la principale affaire était de réparer et d'expier. Pour toutes sortes de raisons scientifiques, morales et religieuses, la figuration classique de la Chute n'est  déjà plus pour nous qu'un joug et une affirmation verbale, dont nous ne nourrissons ni nos esprit s ni nos coeurs."

Après avoir souligné les conséquences conservatrices de cette
conception du péché originel et des attitudes d'expiation et de résignation qui en découlent, le Père Teilhard ajoute, dans l e même texte :
"On nous a trop parlé d'agneaux. J'aimerai s voir un peu sortir les lions. Trop de douceur et pas assez de force. Ainsi résumerai – je symboliquement mes impressions et ma thèse en abordant la question du réajustement au monde moderne de la doctrine évangélique."

J'ai cité longuement ce texte capital du Père Teilhard de Chardin
parce qu'il posait déjà, dans toute sa force, le problème de l'ajustement, de la mise à jour, de l'"aggiornamento" de l'Eglise.
Dans la suite de ce texte le Père Teilhard déploie les conséquences
pratiques  découlant de la conception moderne du monde.  "Nous nous plaisons à penser, nous autres chrétiens, . . . que si tant de gentils demeurent éloignés de la foi, c'est parce que l'idéal qu'on leur prêche est trop parfait et est trop difficile. Ceci est une illusion. Une
noble difficulté a toujours fasciné les âmes. Témoin de nos jours, le communisme qui progresse au milieu des martyrs. . . En fait, les meilleurs des incroyants que j e connais penseraient  déchoir de leur idéal moral s'ils faisaient le geste de se convertir."
Recherchant les moyens de " réajuster " l'Eglise au monde nouveau, le Père Teilhard ajoutait : "D'un mot nous pouvons répondre : en devenant, pour Dieu, les supports de l'évolution. Jusqu'ici le chrétien
était élevé dans l'impression que, pour atteindre Dieu, il devait tout lâcher. Maintenant il découvre qu'il ne saurait se sauver qu'au travers et en prolongement de l'univers. . . Adorer, autrefois, c'était préférer Dieu aux choses en les lui référant et en les lui sacrifiant. Adorer
maintenant, cela devient se vouer corps et âme à l'acte créateur en
s'associant à lui pour achever le monde par l'effort et par la recherche.
. . . Etre détaché, autrefois, c'était se désintéresser des choses et n'en prendre que l e moins possible. Etre détaché, ce sera, de plus en plus, dépasser successivement toute vérité et toute beauté, par la force justement, de l'amour qu'on leur porte. Etre résigné, autrefois, cela pouvait signifier acceptation passive des conditions présentes de l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne sera plus permis qu'aux lutteurs
défaillants entre les mains de l'Ange."
Le Père Teilhard concluait :
"Cet évangélisme n'a plus aucune odeur de l'opium, qu'on nous reproche si amèrement (et avec un certain droit) de verser aux foules."
Il y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père Teilhard de Chardin.
Cette apologétique, comme le soulignait l'abbé Laurentin dans
un article sur le livre du R.P. de Lubac, consiste à renoncer, au départ,
à tout ce qui n'est pas partagé par l'interlocuteur, à se situer sur le terrain de l'incroyant afin de faire route avec lui précisément à partir de ce qu'il peut partager d'emblée.
C'est ce qui conduit le Père Teilhard à écrire dans un texte rédigé en Chine en 1934 :
"Si, par suite de quelque renversement intérieur, je venais à perdre ma foi au Christ, ma foi en un Dieu personne l, ma foi en l'esprit, il me semble que je continuerais à croire au monde. Le monde (la valeur,
l'infaillibilité, et la bonté du monde) telle est, en définitive, la première et la seule chose en laquelle je crois."
Le propre d'une telle apologétique est de partir de l'homme, de son action, de ce qui anime cette action, pour en dégager les implications, au lieu de partir "d'en - haut" ou d'une vérité toute faite, "donnée",
que l'on prétendrait apporter de l'extérieur.

L'un des mérites essentiels du Père Teilhard, c'est d'avoir parlé du christianisme aux incroyants dans un langage de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants comme aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles, de prendre plus aisément conscience de ce qui, dans l'enseignement traditionnel de l'Eglise, était mythologique, lié à une conception du monde périmée, et de ce qui est fondamental et qui
peut et doit être intégré à un humanisme  authentique.
Lorsque, consciemment, un homme travaille et lutte avec la volonté de conquérir le bonheur sur la terre et de le conquérir pour tous,
lorsque, dans ce travail et ce combat, il accepte de donner sa vie, mettant la conquête du bonheur de tous au - dessus de son intérêt personnel et de sa vie, lorsqu'il fait ainsi entrer la mort même dans le plan volontaire de sa vie et lui donne un sens, cet homme atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il a mis dans le monde, et pour toujours, son empreinte .
 Lorsque l'homme montre ainsi, par son action, que sa responsabilité
"ne s'éteint pas avec la disparition corporelle de l'individu", comme
l'écrivait Henri Wallon (Mort et survie. Dans " le Courrier rationaliste" du 25 Décembre 1960), il témoigne, par son acte, d'une valeur à laquelle la "résurrection des corps" ne peut rien ajouter. "La seule vraie mort, écrivait Teilhard, la bonne mort, est un paroxysme de vie: elle s'obtient par l'effort acharné des vivants". (Vie et planètes. Pékin 10/3/1945. Cité par le R.P. de Lubac, opuscule cité, p. 67).

L'attitude des communistes devant la mort en témoigne, comme le montrent les lettre s des fusillés, celles de Jacques Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou de Péri. L e jeune communiste grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à vingt ans, écrivait à sa mère: "Dans quelques minutes le jour se lèvera et le soleil, le nouveau soleil, brillera sur vous tous, sur l a nature, sur la vie. Et de ses rayons ardents il réchauffera aussi la terre froide, la tombe fraiche où nous reposerons. . . 
L'homme qui donne sa vie pour un idéal élevé ne meurt jamais et celui qui a su vivre saura aussi mourir. . .Lorsque le jour de la liberté viendra, lorsque le carillon lancera son message de joie et de victoire, tu te diras alors, ma mère, que c'est Yannis ton enfant, qui le fait sonner ».
Est-il certitude plus noble de l'immortalité ? Est-il affirmation plus haute de la présence du Tout en un seul homme ? Du sentiment de responsabilité personnelle à l'égard de ce Tout ?

Dira-t-on que c'est là un apport  historique du Christianisme ? Nous en convenons volontiers. Dans les religions primitives, celles d'hommes
pour qui la nature est une force écrasante, l'homme demeure prisonnier de l a nature. Pour l'humanisme grec, la totalité la plus vaste à laquelle l'individu est appelé à se sacrifier est la cité, la communauté des citoyens qui exclut les esclaves et qui exclut les barbares. Avec la naissance du christianisme apparaît pour la première fois dans notre histoire l'appel à une communauté humaine sans limite, à une totalité qui englobe toutes les totalités. Ce n'est encore, soulignons-le qu'une aspiration, une espérance, car le christianisme primitive,  s'il abolit "en esprit" la distinction entre esclaves et hommes libres, ne lutte nullement pour l'abolir en fait. C'est une religion des esclaves, ce n'est pas une révolution des esclaves.
Néanmoins, même s'il faut attendre des siècles pour que cette
aspiration à une parfaite réciprocité des consciences commence à se
réaliser effectivement, et non pas grâce à l'Eglise mais contre elle,
dans les hérésies d'abord, comme avec Thomas Munzer, puis dans les
luttes révolutionnaires et les révolutions socialistes, il n'en reste pas
moins que, selon l'expression d 'Engels, l'apparition du christianisme
"représentait une phase toute nouvelle de l'évolution religieuse, appelée à devenir un des éléments les plus révolutionnaires dans l 'histoire de l'esprit humain." (Engels : Contribution à l'histoire du christianisme primitif (1894-1895). Dans Sur la religion. Textes de Marx et Engels. Editions Sociales, p. 322)

Pour la première fois était proclamé, même si l'on ne tirait pas encore les conséquences de ce principe, que l'on n'est pas esclave par nature, et que l'esclave est un homme, alors que, même pour les plus grands génies de la Grèce, comme Platon ou Aristote, l'esclave n'est qu'un objet, un "outil parlant".
Ce ferment n'a pas cessé d'agir même si c'est une fois encore par des forces que combat l'Eglise que "le fonds humain du christianisme se réalise de façon profane", comme écrit Marx dans La question juive .
Le Père Teilhard a rendu le dialogue possible et fécond précisément
parce que sa conception de l'apologétique repose avant tout sur ce rappel au fondamental.

Roger Garaudy

O.R.T.F. CAHIERS LITTERAIRES - Troisième Année - N° 13
Numéro d'hommage à Pierre Teilhard de Chardin pour l e 1Oème Anniversaire de sa mort, suivi de quelques évocations des programmes de la quinzaine du Dimanche 28 Mars au Samedi 10 Avril 1965

Cahiers dirigés par Jean Nepveu-Degas assisté par André Alter

Rédaction : Maison de l ' O.R.T.F.
116, av. du Président Kennedy
Paris (I6ème)