12 janvier 2015

"Venir à l'islam n'est pas pour moi renier Jésus ni Marx" (Roger Garaudy)




Pourquoi je suis musulman
LE MONDE du 30.07.1983 

J'ai choisi, à vingt ans, de devenir chrétien et d'adhérer au parti communiste français. C'était en 1933. Un moment tragique du siècle : celui du déferlement en Europe de la grande crise économique ; celui de l'arrivée de Hitler au pouvoir.
Ce double choix ne me paraissait nullement contradictoire, mais nécessaire, et complémentaire : dans un monde de l'absurde et de l'horreur, retrouver un sens à ma vie et à l'histoire en me branchant sur la foi abrahamique, sur le message chrétien. Et, en même temps, en l'absence d'une véritable doctrine sociale chrétienne et d'une politique chrétienne permettant de lutter contre le chaos, chercher, dans le marxisme, une méthodologie de l'initiative historique pour un projet capable de surmonter les contradictions mortelles du système. Le parti communiste était alors l'adversaire le plus résolu du capitalisme et du nazisme.
Je ne regrette nullement ce double choix et je n'en ai honte devant personne : dans les grands problèmes du siècle il m'a mis, pour l'essentiel, du côté de ceux qui luttent pour l'avenir et pour l'espérance : contre Munich, pour les républicains dans la guerre d'Espagne; dans la lutte contre Hitler où, arrêté en septembre 1940, ce choix me valut trois ans de prisons et de camps; dans l'effort pour la renaissance française, après la guerre, et l'opposition aux guerres colonialistes.
D'autres se contentaient de refléter le chaos du siècle et de conclure que la vie n'a pas de sens : " La vie est une passion inutile ", disait Sartre, ajoutant : " L'enfer, c'est les autres. " Chrétien, je n'ai jamais cru inutile cette " passion " ; communiste, les autres n'étaient pas pour moi " l'enfer ". Monod, extrapolant à toute la vie une hypothèse qui s'était révélée féconde au niveau biologique, voulait réduire l'épopée humaine à la " nécessité " et au " hasard ". Défendant contre lui et Marx et Teilhard de Chardin, nous n'avons cessé d'affirmer que la vie et l'histoire étaient un dessein volontaire, qu'elles avaient un sens.
Nous avons lutté pour ce dessein et ce sens. Camus se faisait le prophète de cette absence de sens, de " l'absurde ", nous proposant cette seule perspective dérisoire : concevoir " Sisyphe heureux ". Nous avons préféré Don Quichotte à Sisyphe, et nous poursuivions, contre vents et marées, le dialogue entre chrétiens et marxistes, avec la certitude qu'il n'y a pas de socialisme ni de communauté humaine véritable si l'on fait abstraction de la dimension transcendante de l'homme, et, pas davantage, si la foi abandonne à César la politique, on ne parvient pas à assigner des fins humaines au pouvoir merveilleux et redoutable de nos sciences et de nos techniques.
Je n'ai jamais cru, avec Althusser, que " l'homme est une marionnette mise en scène par les structures ", ni avec Vahanian que " Dieu était mort ", pas plus que l'homme avec Foucault.
Même lorsqu'il se révéla, du vingtième congrès du parti soviétique jusqu'à l'invasion de Prague, que l'U.R.S.S. n'était pas le socialisme ; même lorsqu'il se révéla, après le concile, que l'Église ne réalisait pas la grande espérance d'aggiornamento du prophétique pape Jean XXIII, nous n'avons pas cessé de tenir, de toutes nos forces, les deux bouts de la chaîne, avec mon frère Dom Helder Camarra, avec des poignées de chrétiens et de militants, surtout du Tiers-Monde.
1968, même sous une forme utopique et apocalyptique, nous a fait prendre conscience que le modèle occidental de croissance économique était plus dangereux encore par ses succès que par ses échecs : il pervertissait la politique en " équilibre de la terreur ", et la culture en technocratie, par absence de fins humaines.

Il me parut alors évident que le dialogue chrétien-marxiste, dont j'étais depuis si longtemps l'animateur, si riche d'espoir qu'il fût, devenait " provincial ", seulement occidental. Je lançai, en 1974, une autre rencontre des cultures qui ne contredisait pas la première mais qui l'étendait à l'échelle du monde : le dialogue des civilisations. Nos problèmes sont planétaires. Ils ne peuvent être résolus qu'à l'échelle planétaire. En interrogeant les sagesses de trois mondes, trop longtemps colonisés et occidentalisés, afin de concevoir et vivre d'autres rapports de l'homme avec Dieu, avec les autres hommes, avec la nature.
C'est alors que j'ai pris conscience, dans l'étude des cultures non-occidentales, des potentialités particulières de l'islam. Non par une découverte soudaine, car j'ai écrit mon premier essai enthousiaste sur la civilisation arabo-islamique dès 1946, après une décisive rencontre avec le cheikh Ibrahimi. Maintenant l'islam m'apparaissait comme apportant réponse aux questions de ma vie.
Sur trois points capitaux pour la conscience critique de ce siècle.
1) Le prophète Mohammed n'a jamais prétendu créer une religion nouvelle, mais nous rappeler à la foi fondamentale d'Abraham. Dans le Coran, Moïse et Jésus sont des prophètes de l'islam. Le monde, en lui, peut retrouver la dimension transcendante dans l'unité de la grande tradition juive, chrétienne et musulmane.
2) L'islam ne sépare pas la science de la sagesse, ni la sagesse de la révélation.
La science musulmane, à son apogée, à l'université de Cordoue, ne séparait pas la recherche des causes de la recherche des fins, ce qui empêche la science de dégénérer en scientisme, la technique en technocratie, la politique en machiavélisme, en les obligeant à poser non seulement la question du " comment " mais celle du " pourquoi ". Science et technique peuvent ainsi être mises au service de l'épanouissement de l'homme et non de sa destruction par l'exaspération de ses désirs et la volonté de puissance des groupes et des nations. Quant à la révélation, elle ne s'oppose ni à la science ni à la sagesse, mais les aide à prendre conscience de leurs limites et de leurs postulats. La foi est une raison sans frontières.
3) L'islam permet de poser le problème des rapports entre la foi et la politique (rapports entre deux dimensions de l'homme) en ne les confondant pas avec celui des rapports entre l'Église et l'État (rapports entre deux institutions) comme il arriva trop souvent en Europe et surtout en France.
Où existe-t-il, me dira-t-on, cet islam que vous idéalisez ? Nulle part. C'est vrai. Si ce n'est dans un livre et dans des cœurs d'hommes. Pas plus qu'il n'existe et n'a existé de société chrétienne. Pas plus qu'il n'existe de pays socialiste. Cela empêche-t-il que le christianisme ou le socialisme demeurent des ferments de nos vies personnelles pour sortir de notre petit " moi ", et des principes régulateurs, à l'horizon toujours fuyant de l'histoire, pour créer un avenir à visage humain ?
Tel est le sens de ce choix de la religion de l'unité (" tawhid "), qui est en même temps une éthique de l'action, car islam ne signifie pas soumission au sens de passivité, de fatalisme, de résignation (ce serait alors : " isitlam "), mais la réponse à l'appel de Dieu, réponse active, libre, responsable.
Venir à l'islam n'est pas pour moi renier Jésus ni Marx, mais trouver ce point que j'ai toujours cherché, où l'acte de création artistique, l'action politique, et la foi, ne font qu'un, et, au-delà des sarcasmes et des menaces, atteindre, comme je l'ai écrit, à la plus haute joie : celle d'être resté, à près de 70 ans, fidèle au rêve de mes 20 ans.

ROGER GARAUDY