19 janvier 2018

Amour et sexualité selon Roger Garaudy

L'amour

Henri Matisse. Le rêve. 1935
« Être pour les autres est l'unique expérience de la transcendance»,  disait Bonhoeffer.
La deuxième expérience, et la plus décisive, est en effet celle de l'amour, parce qu'elle est la première brèche dans le monde des choses dans lequel nous enferment les postulats du positivisme: nous ne sommes pas entourés que d'objets, d'une nature inerte, dont nous aurions seulement à devenir « maîtres et possesseurs » comme le voulait Descartes. Dans ce qui nous entoure il y des visages, et, derrière eux, ce qui n'est pas seulement un objet, un « non-moi », mais des sujets. Un visage n'est pas seulement une image mais un signe. Un signe qui
désigne, au-delà de ce qui est perçu, une présence et son sens : du défi ou de l'humilité, de la colère ou de l'amour.
Le moi, comme l'écrivait Martin Buber, rencontre un « tu ».
Ce n'est pas une chose que je peux saisir par un concept, ce
n'est pas un instrument ou un obstacle.
Dans le monde décrit par Hobbes, « l'homme est un loup
pour l'homme ». Il en est généralement ainsi dans un monde
obéissant à la seule logique du marché, qui, par sa concurrence
est une logique de jungle : une logique de guerre, de guerre
de tous contre tous, « l'autre » ne pouvant être qu'un concurrent,
un rival, un obstacle, ou bien un moyen de ma propre
promotion.
L'individualisme, où chaque « moi » est enfermé dans son
sac de peau, comme un atome séparé de tous les autres par un
vide, est le produit d'une époque historique. L'opposant à la
personne, dans son rapport avec l'autre et le tout autre ; Péguy
disait : « L'individu, c'est le bourgeois que tout homme porte
en lui. »
Dans cette conception à la fois insulaire et agressive, la liberté
de chacun, confondue avec sa propriété, est cadastrée comme
elle. Ma liberté s'arrête alors où commence la liberté d'autrui,
comme une propriété est bornée par la propriété des autres propriétaires.
Mais la liberté des autres n'est pas la limite de ma
liberté. Elle en est la condition.
Au-delà de cette période historique, caractéristique d'une
société marchande, et même à l'intérieur d'une telle société,
des hommes et des femmes n'en acceptent pas les cloisonnements
et les affrontements. L'autre n'est pas un moyen de plaisir
ou de service. Non pas un obstacle, mais une ouverture
permettant le passage de l'individu à la personne, de l'être à
la relation, de l'insularité à la fécondation réciproque.
Et cela s'appelle l'amour.
La sortie de soi, fondamentale et première.

L'homme n'est pas né Robinson. Il a un père et une mère.
Il vit dans une communauté, en osmose avec elle. L'idée d'un
moi individuel suffisant à lui-même est une abstraction.
La personne ne peut émerger du monde animal que lorsque
cette solidarité de la communauté ne se réduit plus aux fonctions
de chaque membre comme dans la ruche, la termitière
ou la horde, consacrées à la subsistance, à la défense et à la propagation
de l'espèce.
La vie proprement humaine commence lorsque les fins de la
société ne sont plus inscrites d'avance dans les instincts.
Avec la conscience et le choix des fins, ce n'est pas seulement
le travail qui devient un travail humain, c'est-à-dire précédé par
la conscience de son but.
L'homme est l'animal qui fait des outils et des tombes.
Les outils témoignent du détour de la création de moyens
pour atteindre une fin. Cela s'appelle la conscience, et plus tard
la science.
Les tombes attestent que l'homme ne laisse plus ses morts
réintégrer le cycle des métamorphoses de la vie simplement
naturelle. Il considère sa vie comme distincte de la simple
nature puiqu'elle implique le sacrifice. Même si nous en ignorons
les rites et les intentions, il y a là les traces d'un travail
qui n'est plus directement utilitaire.
L'outil et le sacrifice sont les deux premiers témoins de communautés
spécifiquement humaines.
De l'outil il a été beaucoup parlé, au point que l'on a cru,
en Occident, pouvoir définir et hiérarchiser la civilisation
humaine à partir de ce seul critère : âge de la pierre taillée, de
la pierre polie, du bronze, du fer, et, plus tard, de la vapeur,
de l'électricité, de l'atome...
Du sacrifice et de son histoire, en Occident, il a été fait moins
de cas bien que de lui soient nées non seulement les questions
que se posait l'homme sur le sens de sa vie, à travers les religions,
les arts, et plus simplement les rapports proprement
humains de communauté. A l'inverse de l'individualisme occidental,
celui des Grecs, comme celui qui règne de la Renaissance
à nos jours, celui qui fait de l'individu le centre et la
mesure de toutes choses, la communauté est une forme de rapports
humains où chacun se sent responsable de l'action de tous
les autres.
Le travail est le principe de nos rapports avec la nature.
Le sacrifice celui de nos rapports avec les autres.
L'amour, sous sa forme proprement humaine en est la forme
première.
La sexualité, lorsqu'elle n'est pas exclusivement l'instinct de
propagation de l'espèce, comme dans le monde animal, est une
première sortie du « petit moi ».
Eprouver le besoin de l'autre, c'est prendre conscience que
je ne me suffis pas à moi-même. Je ne suis plus à moi-même
ma propre fin. Je suis un être inachevé qui ne peut s'accomplir
que par la complémentarité de l'autre, d'une femme pour
un homme, d'un homme pour une femme.
Besoin conscient car la conscience proprement humaine est
d'abord celle de cet inachèvement par lequel, à la différence
de tout animal, l'homme éprouve comme une question le sentiment
de ce qui lui manque pour devenir pleinement humain.
De cette question émerge le problème du sens. Il ne se pose
que lorsque déjà l'homme a conscience de n'avoir plus en luimême
son centre. Mon centre n'est plus mon moi. Il est dans
l'autre. Dans cet autre que, par l'amour, je porte en moi. Perte
du « moi » fondé sur l'illusion d'être unique. Retour au « soi »
enrichi de la présence de l'autre. Où nous ne faisons ni deux,
ni un (comme le disent, en leur langage, Vadvaïta védantin ou
la trinité chrétienne).
Etre un et deux, comme les pôles indissociables de
l'« aimant ».
Le sacrifice est aussi ce qu'il y a de proprement humain dans
l'amour : préférer le plaisir de l'autre au sien propre, la joie
de l'autre à la sienne, la vie de l'autre à la sienne. Telle est
dans l'acte d'amour l'expérience de base de la transcendance,
qui est le contraire de la « suffisance » : le « moi » dans
l'illusoire solitude de sa « suffisance » met en cause ses propres
fins en ordonnant sa propre vie à l'autre comme une fin
nouvelle.
«Je pense, donc je suis. » Tant d'inhumanité en si peu de
mots ! Comme si je n'existais pas avant de penser et comme si
cette pensée n'était pas habitée par l'histoire et la culture des
générations antérieures.
« Nous aimons, donc nous sommes. » « En toi, je suis. » Loi
première de toute vie proprement humaine.
Une nouvelle naissance, une nouvelle création, car la totalité
nouvelle que nous formons par l'amour est quelque chose
d'autre et de plus que l'addition des forces de chacun.
L'émergence de ce radicalement nouveau que l'on ne peut
« déduire » à partir de chacun des éléments, mais seulement
produire par leur rencontre, est une forme plus haute encore
de l'expérience de la transcendance et qui naît de la première
sortie de moi dans l'amour. La première ébauche de la transcendance
était le dépassement de ses propres frontières. La
seconde est celle de l'émergence de ce qui est radicalement nouveau
et ne peut se réduire à la somme ou à l'addition des
parties.
Le surgissement de cette présence à laquelle on ne peut assigner
un mot ni un concept est, pour la raison simplement
déductive, un mystère sinon un scandale.
Elle a pourtant sa source dans l'amour, cette polarité spécifiquement
humaine du sexe et du sacrifice.
Cette unité, racine de l'humain, doit être préservée contre
tout dualisme : ni sexualité sans amour, ni défiance du sexe.
La sexualité sans amour est un produit de l'individualisme
mutilant pour lequel tout ce qui n'est pas « moi » est un moyen
de ma jouissance et de mon pouvoir.
Cet usage de la sexualité est comparable à celui de la drogue
comme jouissance solitaire et puissance illusoire. La forme
actuelle de la publicité pour les préservatifs illustre cette dégradation.
Le préservatif n'y est plus présenté comme l'un des moyens
de ne plus laisser la naissance au hasard, forme de la maîtrise
sur la nature, faisant de la procréation un acte volontaire, un
acte de culture. Mais il est présenté comme un produit de la
peur, notamment du sida, et comme un moyen de garantir la
sécurité de rencontres occasionnelles en allant à la discothèque
pour y échanger deux plaisirs solitaires, sans amour et sans lendemains.
Comme si le « jeu » sexuel était, pour oublier le non-sens
quotidien de la vie, un dopage désespéré, de même que l'excès
de l'alcool ou des décibels.
Curieusement les interdits prétendument « religieux » partent
d'une même conception de la sexualité : du même séparatisme
de la matière.
Pourtant, dans les Évangiles (Mt 12, 3-9; Me 10, 2-12;
Le 16, 18) lorsqu'est abordé le problème du mariage, sous
l'aspect d'ailleurs étriqué de la casuistique des pharisiens sur
la répudiation, Jésus échappe à leur piège en rappelant seulement
que dans la Genèse (1, 27) l'homme complet est celui
du couple : homme et femme il les créa, et ils ne furent qu'une
seule chair. Le formalisme de la Loi, en matière de « répudiation»
ignore, dans sa définition de l'adultère, le rapport proprement
humain du mariage. A aucun moment Jésus, dans les
Evangiles, n'invoque la fécondation comme finalité du mariage,
ni n'exprime la moindre méfiance à l'égard de la sexualité.
Une longue tradition catholique, remontant à saint Paul et
à sa conception de la femme, a si longtemps enseigné le
contraire, que le concile de Vatican II a dû rappeler que « le
mariage n'est pas institué en vue de la seule procréation » (Gaudium
et Spes, 2, § 50, 3).
Cette sorte de biologie théologique (comme disait à ce sujet
le père Teilhard de Chardin) a conduit à des résultats inverses
de ceux qu'on lui assignait : saint Paul a montré que comme
contrainte extérieure « la loi produit la colère » (Rm 4, 15) et,
même s'il la considère comme « sainte » (7, 3) lorsqu'elle
s'exerce comme « commandement », elle conduit à « la virulence
du péché » (idem) et elle divise l'homme, « la loi est spirituelle
et moi je suis charnel » (7, 14). Ne pouvant appliquer
cette loi parce que le péché l'habite, il est acculé au dualisme,
au séparatisme de la matière : « Qui me délivrera de ce corps
qui appartient à la mort ?» (7, 24).
Il suffit d'inverser ce rapport, à l'intérieur du même dualisme,
pour entendre le cri de la révolte contre des injonctions
qui ne peuvent s'appliquer à l'homme entier, esprit et corps.
Qui me délivrera de ces contraintes qui m'empêchent de vivre ?
La loi n'est plus alors seulement le « révélateur » du péché, elle
y conduit, par un angélisme coupant l'homme en deux : l'âme
et le corps.
Mépriser le corps ou même le diaboliser, tant que l'Eglise
avait pouvoir de répression, conduisait à l'hypocrisie de la
« faute » cachée. Lorsqu'elle a perdu ce pouvoir, même sur les
esprits, la réaction de révolte s'exprime ouvertement, dans la
parole et dans la pratique. Le corps, à son tour, fait sécession,
et s'érige en souverain.
La dure vérité de Nietzsche se manifeste dans le quotidien :
« Le christianisme a donné du poison à boire à Eros. Il n'est
pas mort, mais il a dégénéré en vice. »
Tel est le châtiment de qui n'accueille pas l'homme dans sa
totalité. Car le sexe ne devient un démon que lorsqu'on en a
fait un dieu.
Le sexe n'est pas seulement le médiateur matériel de l'espèce
pour sa propagation. Dès que l'homme émerge de l'animalité,
par l'outil et le sacrifice, il n'est plus seulement un fait de
nature, mais de culture. Le corps est le moyen d'expression de
l'homme, dans le don et le sacrifice pour transformer l'autre,
se transformer lui-même, comme dans le travail pour transformer
la nature.
Le rapport d'amour entre l'homme et la femme fait échapper
à la mort. Pas seulement parce qu'il perpétue la vie naturelle
de l'espèce, mais parce qu'il arrache l'individu qui naît
et meurt à son artificielle solitude. Il le fait entrer en participation
avec une réalité humaine qui le dépasse et ne meurt pas :
la communauté culturelle proprement humaine, celle du sacrifice.
L'égoïste ou l'avare s'en excluent ; l'homme et la femme
en sont exclus par un système social réduisant l'homme à n'être
que producteur et consommateur, c'est-à-dire le réduisant au
seul rapport avec la nature par le travail et le besoin, et excluant
ses dimensions proprement humaines (qu'en un autre langage
on appelle divines et transcendantes) précisément parce qu'elles
brisent le cercle du besoin et du travail.
Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Cet amour entre
l'homme et la femme, cette première sortie du « moi » par le
désir de l'autre, crée une réciprocité et une forme nouvelle
d'échange qui n'est plus l'échange fonctionnel et totalitaire,
mais échange du don et du sacrifice par quoi l'homme devient
humain.

Roger Garaudy
Avons-nous besoin de Dieu ?
DDB

Pages 191 à 197

Lucien Freud. Double portrait. 1985-1986