03 juillet 2017

Le marxisme et l'art. 8/ De Rousseau à Baudelaire. Par Roger Garaudy



[ Nous poursuivons la publication du chapitre "Le marxisme et l'art" du livre de Roger Garaudy "Marxisme du 20e siècle".]

James PICHETTE, Joie méditerranéenne, 1956
La réflexion marxiste en esthétique permet ainsi
d'intégrer, en la démystifiant, en la désaliénant de
ses variations romantiques ou mystiques, les
recherches les plus précieuses de l'esthétique depuis
un siècle et demi.
La conception moderne de l'art est née de l'affirmation
de l'autonomie de l'homme : l'art n'est pas
imitation mais création. Un certain romantisme a
dévoyé cette idée en effaçant les frontières entre le
moi et le non-moi, entre le rêve et la réalité. Mais
ce n'est qu'un aspect du romantisme.
Pour schématiser sommairement nous dirons
que l 'on peut trouver chez Rousseau l'ancêtre de
deux courants du romantisme :
— l'un se rattachant aux Rêveries d'un promeneur
 solitaire
qui se développera dans le sens
d'un « idéalisme magique » dont Novalis sera le
représentant le plus typique, et qui vivra du rêve
d'une communion mystique avec la nature ;
— l'autre se rattachant au Contrat social,
partant de l'acte de l'homme construisant sa
culture et son « autonomie » dans le monde naturel
comme dans le monde social.
De ce courant dérive la conception contemporaine
de l'art à travers Rousseau, la Révolution
française, et la philosophie classique allemande
de Kant, de Fichte et de Hegel, dont Marx a pu
dire qu'elle était « l a théorie allemande de la Révolution
française ».
Le point de départ, ici encore, est Fichte.
Dans ses Contributions destinées à rectifier le
jugement du "public sur la Révolution française,
qu'il publie en 1793, pendant la grande période
robespierriste, Fichte applique à la justification
de la Révolution la méthode et les critères de la
philosophie de Kant afin de légitimer le passage
de la théorie à la pratique : Fichte identifie la
« révolution copernicienne », opérée par Kant dans
la théorie de l a connaissance et créant un univers
nouveau de vérité à partir de l'acte libre et autonome
de la pensée, et la Révolution réalisée en
France, instituant un droit nouveau par lequel est
reconnu au citoyen l'initiative historique et la
liberté de n'obéir qu'aux lois qu'il s'est lui-même
données ou auxquelles il a consenti.
Cette identification par laquelle se fonde le
primat de la pratique, de l'action, constituera l'âme
du système de Fichte.
Ce que Fichte appelle « le moi pur », c'est ce qui,
en moi, parle et agit au nom de l'humanité tout
entière. L'acte créateur de l'artiste en fournit le
modèle : « les arts, écrit-il dans son Système moral,
convertissent le point de vue transcendantal en
point de vue commun ».
Gcethe développe cette conception de l'art-création
dans sa Critique des Essais sur la peinture d e
Diderot : « La confusion de la nature et de l'art,
écrit Gcethe, est la maladie de notre siècle... l'artiste
doit, dans la nature, fonder son propre
royaume....créer à partir d'elle une seconde nature. »
Cette conception de l'art, qui est à l'origine de
toute l'esthétique moderne, gagne, au début du
XIXe  siècle, la France.
Le passage, comme l’a souligné M. Gilson, s'effectue
avec Madame de Staël. Elle a d'abord dégagé
l'orientation fondamentale de l'idéalisme allemand:
« Nul philosophe, avant Fichte, écrit-elle,
n'avait poussé le système de l'idéalisme à une rigueur
aussi scientifique : il fait de l'activité de l'âme
l'univers entier... c'est d'après ce système qu'il a
été soupçonné d'incrédulité; On lui entendait dire
que, dans la leçon suivante, il allait créer Dieu...
c'est qu'il allait montrer comment l'idée de la divinité
naissait et se développait dans l'âme de
l'homme. » (De l'Allemagne, III e partie, chap. 7 ) .
Puis elle a tiré les conséquences esthétiques de
cette conception : « Les Allemands ne considèrent
point, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, l'imitation
de la nature comme le principal objet de l'art...
leur théorie poétique est, à cet égard, tout à fait
d'accord avec leur philosophie. » (ibid.)
La conception de l'art-création était née. Delacroix
va la reprendre avec plus de force en l'empruntant
explicitement à « Madame de Staël » : « Je
retrouve justement dans « Madame de Staël  le
développement de mon idée sur la peinture »,
écrit-il dans son Journal, le 26 janvier 1824.
Lorsqu'il développera systématiquement sa pensée
dans son article fondamental Réalisme et Idéalisme,
il reprendra à son compte, en les recopiant
sans guillemets, les thèses maîtresses de Madame
de Staël sur la philosophie et l'esthétique allemandes,
sur le réalisme et sur le rôle moral de l'art :
— l'art n'est pas imitation mats création ;
— "l'art doit élever l'âme et non pas l'endoctriner".
A partir de l'oeuvre de Delacroix et de ses entretiens
avec lui, Baudelaire posera les fondements
de toute l'esthétique moderne en reprenant d'ailleurs
la thèse maîtresse de Goethe, celle de la création,
par l'artiste, d'une « seconde nature ».
C'est un lieu commun de l'histoire de l’art
contemporain de constater l'élargissement de
l'horizon artistique, dans le temps et dans l'espace»
depuis un siècle, et l'attention grandissante portée
par les artistes, par les plasticiens surtout, aux
arts non-occidentaux : aux estampes japonaises,
par les impressionnistes et surtout par Van Gogh,
aux arts de l'Indonésie et du Pacifique par Gauguin,
à l'art musulman et persan par Matisse ou
Paul Klee, aux arts de l'Amérique précolombienne,
de l'Afrique noire, de l'Asie, de l'Océanie, par les
surréalistes, par les cubistes, par Léger et par
Picasso surtout.
Mais les interprétations de ce fait incontestable
semblent n'avoir pas encore dégagé sa signification
profonde.
On l'explique souvent par un simple besoin
d'évasion ou de révolte, comme une démarche
simplement négative : le désir d'échapper à une
tradition.
L'on ajoute parfois qu'à partir du moment où
ils répudient l'idée que l'art grec classique et l'art
de la Renaissance pussent seuls fournir un
critère de la beauté, les artistes s'engageant sur
des voies nouvelles cherchaient une caution ou une
confirmation de leurs entreprises dans d'autres
traditions, soit dans le temps, en remontant de
l'art roman à l'art byzantin ou à celui de Sumer,
soit dans l'espace en se référant aux arts non-occidentaux.
Sans doute ces préoccupations ne sont-elles point
absentes des recherches, de nos peintres contemporains,
mais ce n'est là qu'un aspect second.
 
James PICHETTE, Hommage à Kenny Clarke, 1962

Roger Garaudy Extrait de "Marxisme du 20e siècle".

Les illustrations sont extraites de "La peinture abstraite et l'oeuvre de James Pichette", R. Garaudy, Arted, Paris, 1969 (LIVRE A ACHETER ICI)