31 mars 2016

« Nouvelle évangélisation » et « application de la shari'a», par Roger Garaudy (1993)



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« Nouvelle évangélisation » et « application de la shari'a»

Dialogue des religions ou dialogue de la foi ?
Le premier est une controverse entre théologiens ou religieux,
armés de dogmes et de réponses, et surtout assurés de détenir
une vérité totale. Il se peut alors que la discussion soit courtoise,
tolérante, chacun reconnaissant à l'autre le droit à
l'erreur, avec l'indulgence que l'on peut avoir pour des enfants,
auxquels on accorde avec bienveillance qu'ils accèdent un jour
à la vérité totale — la nôtre bien sûr —, après leurs tâtonnements
et leurs premiers pas.
Dans le meilleur des cas chacun verra dans la religion de
l'autre un moment, provisoire et partiel (toujours inférieur) de
sa propre vision.
Entre des chrétiens qui se veulent missionnaires, et des
musulmans — des « ulémas » — (dont le nom même implique
qu'ils détiennent la science religieuse), les uns et les autres
se tenant pour des fonctionnaires de l'absolu, il n'y a point de
dialogue mais polémique (fût-elle souriante), prosélytisme et
désir de conversion de « l'autre » pour l'annexer à sa propre
vérité englobante.
Il est vrai qu'en ce domaine, depuis des siècles (depuis les
Croisades et les séquelles de ses Inquisitions), depuis cinq siècles
surtout avec la naissance du colonialisme appelant « évangélisation
» des Indiens l'invasion, la conquête, le massacre et
le génocide, l'Occident a donné le pire exemple de l'intégrisme,
c'est-à-dire de la prétention de détenir la vérité absolue et, par
conséquent, d'avoir non seulement le droit mais le devoir de
l'imposer à tous.


Une longue continuité dans la domination a créé une continuité
perverse. Autrefois : une Église, un Dieu, un roi.
Aujourd'hui : une culture, une technique, un ordre mondial.
Hors de l'Eglise pas de salut. Hors de l'Occident pas de civilisation.
Et toujours : hors de ma vérité, l'erreur. Toujours un
peuple élu : hébreu, chrétien, occidental.
Une telle prétention, appuyée par les armes, le commerce et
les missions, est la mère des autres intégrismes dans le monde.
Le colonialisme, sous toutes ses formes, niait la valeur et combattait
l'existence des autres cultures et des autres religions
tenues pour inférieures sinon barbares.
L'effort pour résister à cette invasion militaire, marchande
et spirituelle, suscite une négation de la négation.
Cette réflexion est d'autant plus actuelle que l'on parle beaucoup,
ces temps-ci, de Rome à Saint-Domingue, de « nouvelle
évangélisation ».
Appeler à une « nouvelle évangélisation » devrait exiger de
reconnaître les méfaits de l'ancienne. Elle fut de modèle
colonial.
Elle a exporté, quand elle ne l'a pas imposé par la force, une
forme de christianisme coulée dans le moule d'une culture occidentale
qui considérait n'avoir que deux sources : judéochrétienne
et gréco-romaine.
Cette théologie de l'histoire permit par exemple aux colons
puritains d'Amérique d'assimiler les Indiens aux Amalécites et
aux Philistins de l'Ancien Testament, et, en toute bonne conscience,
de leur faire subir le même sort pour la plus grande
gloire de Dieu.
Une « nouvelle évangélisation », après une nécessaire autocritique
de l'ancienne, exige autre chose qu'un habillage folklorique
de la théologie occidentale par les cultures autochtones
sous le nom d'« inculturation ».
La reconnaissance de l'unité de Dieu et de sa présence, qui
ne peut se manifester nulle part ailleurs que partout, implique
d'abord qu'il ne peut y avoir de « peuple élu », hébreu ou occidental,
dont la médiation serait préalable et nécessaire pour rencontrer
Dieu.
En d'autres termes, pour en finir avec l'ethnocentrisme, il
faut cesser de confondre foi et religion.
Une religion c'est l'expression de la foi à travers une culture.
La culture étant l'ensemble des rapports qu'un homme ou une
communauté entretient avec la nature, les autres hommes, et
le divin.
La culture judéo-chrétienne et gréco-romaine de l'Occident
n'est pas « l a » culture, c'est une culture parmi les autres,
comme la culture chinoise, indienne, africaine, amérindienne,
islamique.
En chacune de ces cultures s'est posé le problème des fins
dernières de l'homme, c'est-à-dire le problème religieux.
Cette découverte de la présence divine au coeur de toutes les
cultures permet seule de dépasser l'illusion et la prétention que
toute l'humanité doit passer par la culture juive, grecque et
romaine exportée par les colonisateurs occidentaux dans le
monde entier.
L'Esprit est en l'homme et en tout être, non comme leur propriété
ou leur intériorité, mais comme le mouvement qui, à travers
la multiplicité et la dispersion des êtres, les oriente vers
l'Un en un cycle sans fin : Tout vient de Dieu et tout revient
à Lui, dit le Coran (II, 156).
Cette relation d'intériorité réciproque, ce mouvement circulaire
par lequel passent incessamment l'un dans l'autre, et
s'impliquent mutuellement, les trois aspects de la Trinité, les
théologiens chrétiens l'appellent la « périchorèse ».
Elle permet de comprendre qu'une même foi a pu, s'exprimant
à travers diverses cultures, donner naissance à de multiples
religions, et que cette multiplicité même est une richesse
car elle permet, par la fécondation réciproque d'expériences
« religieuses » différentes, d'approfondir notre propre foi, de
prendre conscience de sa spécificité : de perdre seulement l'illusion
que notre religion est la seule vraie parce que nous ignorons
toutes les autres.
C'est précisément ce que semble ignorer une « nouvelle évangélisation
» qui ne commence pas par l'autocritique de
l'ancienne, fondée sur le postulat colonial de l'ethnocentrisme
occidental.
Cette première évangélisation, en Amérique — malgré les
protestations évangéliques de quelques prêtres héroïques
comme le père Montesinos, Pedro de Cordoba ou Mgr Bartolomé
de Las Casas — fut le prétexte et la caution du génocide
des Indiens.
En Afrique, là encore malgré les scrupules de quelques religieux
vite marginalisés, la traite des Noirs, avec ses cent millions
de morts, ne fut nullement entravée par l'Eglise.
Le départ de cargaisons d'esclaves, au Portugal, au début du
XIXE siècle était béni par un évêque, et cela s'appelait « messe
de la liberté » !
Parler aujourd'hui de « nouvelle évangélisation », comme à
Saint-Domingue, sans dire d'abord quelles furent les racines
profondes, colonialistes et racistes, de la première évangélisation
de l'Amérique et de l'Afrique, et les arracher définitivement,
c'est continuer à imposer un christianisme qui n'a pas
su se désolidariser du dogme de la supériorité de l'homme
blanc, ni du préjugé selon lequel le christianisme ne pouvait
prendre racine que dans la culture juive et grecque et dans
l'organisation romaine, comme si les hautes spiritualités de
l'Inde, de l'Afrique ou de l'Amérindie ne pouvaient fournir
un terreau aussi riche à la floraison du message de Jésus.
Une telle conception de « l'évangélisation » constitue un obstacle
majeur à un véritable dialogue des religions.
Elle trouve un parallèle, dans le Tiers Monde (qu'elle traite
avec paternalisme comme mineur), dans une conception archaïque
de la shari'a, de la loi « divine », confondue avec les institutions
d'il y a mille ans et présentée comme la seule
expression valable de l'islam, comme la « nouvelle évangélisation
» confond le message de Jésus avec l'institution ecclésiastique
romaine constituée par l'empereur Constantin il y a seize
siècles.
La confusion sur l'expression : « appliquer la shari'a»,
comme l'actuelle conception vaticane de la « nouvelle évangélisation
» et le Catéchisme de 1992 qui en est le fondement
idéologique, sont aujourd'hui les deux obstacles majeurs du
dialogue islamo-chrétien.
Chez les vaincus du colonialisme, la résistance pour défendre
leur propre identité, leurs cultures, leurs religions, les
conduisit le plus souvent à se replier sur le passé, c'est-à-dire
sur ce qui était antérieur à ces dominations étrangères, comme
s'il n'y avait de choix qu'entre l'imitation de l'Occident, ou
l'imitation du passé.
Un intégrisme antithétique de celui des vainqueurs les amena
à confondre leur foi avec les formes institutionnelles qu'elle
avait revêtues dans le lointain âge d'or de leur indépendance
et de leur grandeur.
Une illustration saisissante de cette attitude est aujourd'hui
donnée dans maints pays islamiques par une confusion redoutable
sur le terme de shari'a.
Récemment encore, dans ce qui constitue le centre mondial
de l'intégrisme musulman, l'Arabie Saoudite, une répression
brutale s'est exercée contre des hommes de foi désireux de créer
un comité de défense des droits de l'homme contre l'oppression,
sous prétexte qu'une telle initiative ne pouvait être acceptée
« dans un pays où est appliquée la shari'a». Le ministre de
l'Intérieur obtint la caution des « ulémas », pour cette opération
policière.
Que signifie donc : « appliquer la shari'a» selon les dirigeants
politico-religieux de l'Arabie Saoudite, du Pakistan, ou de leurs
émules ?
Le mot shari'a n'est employé qu'une fois dans le Coran (45,
18) et dans trois autres versets apparaissent des mots de même
racine : le verbe shara'a (42, 13) et le substantif shir'a (5, 48).
Cela permet une définition précise.
Le Coran rappelle (en 45, 16) que Dieu a donné aux fils
d'Israël le livre et les commandements, qui leur permettaient
de concevoir clairement l'ordre (amr), mais qu'ils ont introduit
le désaccord après que leur eut été donné la science (Uni). Dieu
jugera (45, 17). Alors apparaît le mot shari'a (45, 18) : « Nous
t'avons placé sur une voie ( shari'atin ) procédant de l'ordre. »
En quoi consiste cette « voie » (shari'a) ? C'est ce qui nous
est précisé en 42, 13 : « En matière de religion il vous a ouver t
une voie (ici c'est le verbe shara'a ) qu'il avait recommandée à
Noé, celle-là même que nous t'avons révélée, celle que nous
avons recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus : suivez-la,
et n'en faites pas un objet de division. »
Il est donc parfaitement clair :
1 ° que cette voie est celle de Dieu ;
2° qu'elle est commune à tous les peuples, à qui Dieu a
envoyé ses prophètes (à tous les peuples et dans la langue de
chacun d'eux).
Or les codes juridiques concernant par exemple le vol et sa
punition, le statut de la femme, le mariage ou l'héritage, sont
différents dans la Thora juive, dans les Evangiles des chrétiens,
ou dans le Coran.
La shari'a (la loi divine pour aller à Dieu) ne peut donc pas
inclure ces législations (fiqh) qui, à la différence radicale de la
shari'a commune à toutes les religions, diffère avec chacune
d'elles selon l'époque et la société où un prophète a été envoyé
par Dieu.
Dieu dit dans le Coran (13, 38): «A chaque époque un
livre », et encore : « il n'existe pas de communauté où ne soit
passé un prophète pour l'avertir » (35, 24 et 16, 36).
« Dieu confirme et abroge ce qu'il veut » (13, 39), ne signifie
évidemment pas qu'il a changé d'avis mais que, par une « véritable
pédagogie divine », il apporte, au nom des principes absolus,
une réponse appropriée à la situation historique et au
niveau de compréhension du peuple auquel il envoie son messager.
C'est ainsi, par exemple, que la quibla (dont le sens universel
et dernier est clair : manifester l'unité de la Umma,
tournée vers le même centre pour affirmer l'unité de Dieu) est
orientée pour un temps vers Jérusalem, puis, pour des raisons
historiques, tenant aux rapports avec la communauté juive, vers
La Mecque. A travers ce changement historique le Coran nous
rappelle la vérité transcendante : Dieu ne peut être ailleurs que
partout, à l'Orient comme à l'Occident. « L'Orient et l'Occident
appartiennent à Dieu. Quel que soit le côté vers lequel
vous vous tournez, la face de Dieu est là » (11, 115).
Les premiers commentateurs du Coran, comme Tabari, ont
toujours pris grand soin de rappeler dans quel contexte historique
précis chaque verset est « descendu ».
Cette historicité n'enlève rien à la valeur universelle et éternelle
de la s h a r i ' a : chaque intervention de Dieu, dans la communauté
indivisiblement religieuse et politique de Médine, où
le Prophète est chef d'État, contient un principe d'action (une
voie religieuse, shari'a) , qui vaut pour tous les peuples et tous
les temps (comme par exemple : Dieu seul possède, qui relativise
toute propriété humaine ; Dieu seul commande, qui relativise
tout pouvoir humain, Allahou Akbar ; Dieu seul sait,
qui relativise tout savoir humain).
Cette « loi divine », cette shari'a, est commune à toutes les
révélations et à toutes les sagesses.
Et c'est à partir de cette voie religieuse immuable que Dieu,
par ses Prophètes, apporte des réponses historiques correspondant
à la situation particulière de chaque peuple.
L'une des manifestations les plus claires de la grandeur du
Coran c'est précisément cette articulation de la transcendance
et de l'histoire, de la religion et de la politique, en un mot de
la shari'a (qui est parole de Dieu) et du fiqh, de la législation
(qui est oeuvre humaine).
C'est la différence radicale avec le judaïsme.
Alors que chez Moïse la plus grande place est occupée par
les commandements, dans le Coran, sur 6 000 versets 200 seulement
portent sur la solution de problèmes de droit. Mélanger,
sous le nom de shari'a, ce qui est orientation religieuse et
morale de valeur absolue, éternelle et universelle, avec les législations
propres à chaque société particulière et à chaque époque
déterminée, constituerait une judaïsation de l'islam et nous
conduirait, par le littéralisme, à donner une image du Coran
radicalement opposée à sa claire définition de la shari'a.
Si l'on ne fait pas cette distinction entre :
— les principes éternels sur les rapports avec D i e u,
— et les lois particulières par lesquelles les hommes, à partir
de ces principes, organisent à chaque époque leurs rapports
sociaux, l'on donne une image caricaturale du Coran.
Par exemple le Coran, qui descend dans une société où règne
l'esclavage, introduit des règles propres à l'humaniser.
Est-ce que cet enseignement est devenu caduc parce que
l'esclavage n'existe plus ? Ou faut-il rétablir l'esclavage ? Ou
bien devons-nous, comme nous le recommande à chaque instant
le Coran, « réfléchir » sur les « exemples » qu'il nous
donne :
« Nous avons proposé aux hommes, dans ce Coran, toutes
sortes d'exemples, peut-être réfléchiront-ils ? » (39, 27).
Ainsi seulement un verset comme : « Un esclave croyant vaut
mieux qu'un homme libre polythéiste » (2, 221), à condition
de ne pas s'attacher à la lettre, conserve valeur universelle : la
valeur d'un homme ne dépend pas de son rang ou de sa fortune,
mais de sa foi et de ses vertus.
Cette distinction entre la shari'a, l'orientation religieuse et
morale vers Dieu, et les « programmes » ou les « méthodes »
dont Dieu a laissé à l'homme la responsabilité de les appliquer
toujours dans les conditions concrètes de leur société et de leur
temps, est soulignée par le sens du mot shari'a , le chemin vers
la source, magnifique façon de dire : le chemin vers Dieu.
Après avoir rappelé (5, 44 et 5, 46) que les messages de Moïse
et de la Thora, de Jésus et des Évangiles « contiennent guidance
et lumière », le Coran ajoute (4, 48) : « Nous avons donné à
chacun d'eux une voie (shari'a) et un programme (minhaj). »
A la lumière des deux précédents versets, il est clair que la
voie, la shari'a a valeur universelle puisqu'elle est commune en
particulier à tous les gens du Livre; elle nous désigne les fins
transcendantes, alors que le « programme » ou la « méthode »
sont les moyens permettant, en chaque moment de l'histoire,
de faire pénétrer les valeurs transcendantes.
La shari'a est en effet présente et identique dans les trois
livres révélés :
Le Coran proclame à plusieurs reprises que Dieu seul possède:
« Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre appartient
à Dieu » (2, 116 et 284 ; 3, 109, etc.).
Comme le Deutéronome disait : « A l'Éternel, ton Dieu,
appartiennent les cieux, la terre, et tout ce qu'elle renferme »
(10, 14).
Comme l'Évangile, Paul dans I Co 10, 26 : « La terre et tout
ce qu'elle contient appartient à Dieu. »
Il en est de même, dans les trois Livres, pour « D i e u seul
commande » et « D i e u seul sait ».
Il est de notre responsabilité de trouver en chaque moment
les moyens historiques de réaliser ces fins transcendantes,
comme le Coran nous en donne l'exemple pour la communauté
de Médine.
Cette claire distinction coranique exclut tout littéralisme et
nous appelle à réfléchir sur les exemples et non à donner à des
prescriptions historiques, figurant aussi dans le Coran, une
application aveugle à tous les temps.
Prétendre appliquer littéralement une disposition législative
sous prétexte qu'elle est écrite dans le Coran, c'est confondre
la loi éternelle de Dieu, la shari'a (qui est un « invariant »
absolu, commun à toutes les religions et'à toutes les sagesses)
avec la législation destinée au Moyen-Orient au VIP siècle (qui
était une application historique, propre à ces pays et à cette époque,
de la loi éternelle). Les deux figurent bien entendu dans
le Coran mais la confusion des deux et leur application aveugle
— refusant cette « réflexion » à laquelle ne cesse de nous
appeler le Coran — nous rend incapables de témoigner du message
vivant, du Coran vivant et éternellement actuel, du Dieu
vivant.
La loi divine, la shari'a , unit tous les hommes de foi, alors
que prétendre imposer aux hommes du xxc siècle une législation
du VIIe siècle, et de l'Arabie, est une oeuvre de division
qui donne une image fausse et repoussante du Coran. C'est un
crime contre l'islam.
Le Prophète parlant au nom de Dieu tenait parfaitement
compte de la situation géographique et historique du peuple
pour lequel il appliquait de manière spécifique les principes
éternels.
Lorsqu'il ordonne de jeûner de l'aube au crépuscule (le fil
noir et le fil blanc) il est clair qu'il s'adresse à un peuple où
le jour et la nuit ont une durée peu différente. Pour un esquimau,
entre les deux moments, il y a six mois : il faut donc
« réfléchir ». Comme auparavant pour l'esclavage, pour ne pas
appliquer littéralement le verset, mais pour nous interroger sur
le but qu'il visait et l'appliquer dans des conditions différentes.
Il en est de même pour un bon nombre de versets du Coran.
Dieu et son Prophète tiennent compte des circonstances et du
niveau de conscience des peuples auxquels ils s'adressent pour
que le message pénètre sans vouloir abolir d'un seul coup
l'ordre existant et en acceptant donc des coutumes, même si
elles ne répondent pas entièrement aux exigences absolues de
la shari'a.
Nous avons donc le devoir, à l'égard de chaque prescription
juridique de nous demander quel était le but visé lorsqu'elle
a été formulée et les circonstances historiques qui la rendaient
nécessaire dans un monde où « il y a chaque jour quelque chose
de nouveau » (55, 28).
La loi ne peut se pétrifier alors que la vie qu'elle a mission
de façonner dans la voie de Dieu est en perpétuelle métamorphose.
C'est dans cette perspective historique que l'on doit, par
exemple, situer la main coupée du voleur, ou la discrimination
à l'égard des femmes et leur subordination à l'homme, tradition
de tout le Proche-Orient, comme en témoignent, par
exemple, les épîtres de saint Paul.
Toute lecture des « versets législatifs » doit être historique.
Par exemple, dans le Coran (IV, 11) la part de la fille, dans
l'héritage, est la moitié de celle de son frère. Dans l'Arabie
préislamique la femme n'avait aucun droit sur l'héritage. C'est
une avancée historique de lui y donner accès. En outre, dans
la société de l'époque, toutes les charges sociales incombent à
l'homme. La loi tend à rétablir l'équilibre. Une application littérale
à nos sociétés serait contraire à l'esprit de justice qui l'inspirait
au VIIe siècle.
L'essentiel est de ne jamais oublier que le Coran contient à
la fois la shari'a fondamentale en 5 800 versets et des « exemples
» de son application (en 200 versets) dans un moment historique
donné, par exemple dans une société esclavagiste.
La pire erreur, mortelle pour l'avenir de l'islam, serait de
mélanger la loi divine éternelle, la shari'a , avec ce qui fut le
fiqh (la législation) du VIIE siècle.
Appliquer la shari'a, c'est le contraire de cette confusion.
C'est, à partir des principes absolus de la shari'a (Dieu seul possède,
Dieu seul commande, Dieu seul sait) créer un fiqh du
XXE siècle. Et c'est là une responsabilité commune non seulement
à tous les musulmans, mais, comme le dit le Coran, à
tous les hommes de foi qui ont reçu le message des Prophètes,
tous envoyés du même Dieu.
Contre ce double obstacle à une véritable rencontre entre
chrétiens et musulmans : la conception de la curie romaine sur
la « nouvelle » évangélisation, si proche de l'ancienne par son
ethocentrisme occidental, et la conception de la shari'a des intégristes
musulmans voulant immuablement appliquer
aujourd'hui les législations créées pour des sociétés du VIIE siècle,
que peut être un dialogue de la foi permettant une fécondation
réciproque ?
Il n'y a de dialogue véritable que lorsque chacun, au départ,
admet qu'il a quelque chose à apprendre de l'autre, qu'il est
donc prêt à remettre en cause telle ou telle de ses certitudes.
C'est pourquoi celui qui s'engage dans cet authentique dialogue
apparaît parfois comme un dissident en puissance à l'égard
de sa propre communauté.
Un tel dialogue de la foi n'est possible qu'entre des hommes
et des femmes pour qui leur propre foi n'est pas de l'ordre
d'une réponse mais de l'ordre d'une question.
Il n'est possible que si chacun a conscience que, si Dieu est
transcendant, sans commune mesure avec nos pensées et nos
langages, aucun homme ou aucune communauté ne peut avoir
la prétention de l'enfermer dans ses définitions, ses rites et ses
dogmes. Une telle « suffisance » est le contraire de la « transcendance».
Ce dépassement de toutes les « idées », de toutes les « images
» que les peuples peuvent se faire de Dieu, se manifeste par
ceci : en toutes les religions révélées Dieu parle aux hommes par
paraboles, utilisant des expériences humaines pour suggérer ce
qui transcende toute expérience et tout concept, et la foi de
ceux qui ont le plus profondément vécu la présence divine,
reconnaît que l'on peut seulement, dans une théologie négative,
dire ce que Dieu n'est pas. Ils n'ont parlé de Dieu que
par métaphore ne pouvant le saisir mais seulement le désigner
par une parole humaine, celle du poème, qui ne prétend pas,
comme le concept, cerner le réel dans une définition et en donner
le contenu : Ibn Arabi comme saint Jean de la Croix, Rabi'a
de Bassorah comme sainte Thérèse d'Avila, ont essayé de traduire,
par le poème et ses symboles, une expérience qui ne peut
s'exprimer par des concepts.
Cette conscience humble de ce qui manque et manquera toujours
à notre foi pour étreindre le divin, est la condition première
du dialogue de la foi.
Ce dialogue commence en nous-mêmes. En nous-mêmes,
divisés entre le doute et la foi : le doute nécessaire pour maintenir
une foi vivante, c'est-à-dire conscience de ses limites, de
son impuissance à égaler l'absolu.
« Tout ce que je dis de Dieu, c'est un homme qui le dit »,
écrivait Karl Barth. Un homme avec ses insuffisances et sa relativité.
Même si Dieu parle, c'est un homme qui écoute la révélation,
qui l'interprète, qui la réduit à ses propres dimensions
humaines, dans son langage adapté à la saisie des choses, du
partiel, que la transcendance déborde.
Un dialogue de la foi, un dialogue véritable n'est possible
qu'à partir de la conscience de ce qui nous manque. De ce qui
manque à notre foi pour atteindre à la plénitude à laquelle elle
aspire. Ce qui manque à notre finitude d'homme pour accéder
à l'infini, ce qui manque à nos communautés partielles
pour atteindre le tout.
Alors seulement, à partir de cet aveu de ce qui me manque,
le dialogue peut devenir un échange et un partage dans la
recherche commune, dans les approches complémentaires de
Dieu, c'est-à-dire du sens dernier de nos vies personnelles et
de notre commune histoire.
La réalité totale ne peut être saisie à partir d'une perspective
seulement. Nous ne pouvons la saisir pleinement que si
nous savons vivre du dedans l'expérience des autres.
Plusieurs peintres s'efforcent de dessiner le même modèle,
placé au milieu d'eux, mais aucun tableau ne sera identique
à l'autre. L'un aura reproduit le sujet de face, un autre de dos
ou de profil. Je ne puis juger de la fidélité de l'image à partir
d'une perspective unique, mais seulement à partir de la perspective
propre à chaque participant.
Il en est de même pour les sagesses et les religions : chacun
a essayé de traduire son expérience du sens de la vie ou de l'Un
en fonction d'une culture particulière, d'une histoire et d'une
civilisation. Cette multiplicité et cette relativité des « prises de
vue » sur le divin n'exclut nullement la valeur absolue et unique
de ce qui est visé et dont l'inépuisable totalité ne peut être
saisie par personne.
Un dialogue ne peut conduire à une fécondation réciproque
que si chacun accepte loyalement de « se mettre à la place » de
l'autre, donc à retrouver son angle de vue, la perspective propre
à partir de laquelle il a essayé d'exprimer son irremplaçable
expérience.
Ceci exclut le parti pris de conversion : ne pas demander au
chrétien de devenir bouddhiste, ni au musulman de devenir
chrétien. Mais aider le bouddhiste à devenir un meilleur boud-
dhiste, le chrétien un meilleur chrétien, le musulman un meilleur
musulman. « Meilleur » signifiant : capable d'approfondir
sa propre foi, sa propre saisie de Dieu, en l'enrichissant de
l'expérience des autres hommes de foi.
Cette prise de conscience de la relativité, de la « nonsuffisance»
des perspectives, n'implique nullement, répétonsle,
un relativisme ou un éclectisme démobilisateur. Elle rappelle
seulement la diversité et les richesses inépuisables des relations
à Dieu. Elle permet seulement d'échapper à l'ethnocentrisme
colonialiste qui appelle trop facilement « universelle » sa propre
culture et sa propre religion.
Dans le dialogue l'éclectisme ou le syncrétisme, c'est-à-dire
la recherche du plus petit commun dénominateur, ne peut
conduire qu'à un appauvrissement de la foi. Si nous écartons
ce qui est spécifique en chacun pour ne retenir que ce qui peut
se dire avec les mêmes mots, il n'y aura pas d'enrichissement
ni de fécondation réciproque.
Contre cette conception réductionniste, abstraite et desséchante
du dialogue, ce qu'il s'agit de partager c'est l'approche
du Dieu vivant à travers la richesse des expériences de la
vie en Dieu propres à chaque culture.
Ceci implique de notre part une manière de vivre Dieu et
une autre façon de parler de Dieu (une autre « théo-logie »).
Comme toute saisie partielle de Dieu, le limitant à tel ou
tel « signe » de sa présence, c'est une idolâtrie de le réduire aux
images qu'en ont donné notre seule culture, notre seule
histoire.
Dieu n'est pas seulement ce qu'en dit notre seule tradition
judéo-grecque. Il est le Dieu de toute l'histoire, le ferment de
l'histoire de tous les continents, l'âme de tous les efforts des
hommes — de tous les hommes — pour découvrir et réaliser
le sens de leur vie. Seule cette universalité, cette véritable universalité,
cette ouverture vers l'autre, cette écoute de l'autre,
peuvent rendre possible la révélation du Dieu qui est en Lui.
Car c'est en l'autre aussi que nous découvrons Dieu. Pas seulement
en nous, dans la langue de notre culture partielle. Dieu,
le même Dieu, le seul Dieu, a été vécu à partir d'autres expériences
qui doivent cesser de nous être étrangères. Le dialogue
devient alors la merveilleuse aventure de la recherche commune
de Dieu. Il n'a pas pour objet de convertir, c'est-à-dire de
réduire l'autre à nous-mêmes, mais de nous ouvrir à d'autres
rencontres de Dieu en partageant l'expérience de l'autre.
L'attitude « polémique » des religions (et le mot de « polémique
», par son étymologie, évoque la guerre : polémos) a été
l'une des forces les plus destructrices de l'histoire, avec ses croisades,
ses « guerres saintes », ses inquisitions, ses mythologies
de « peuples élus ».
Alors que l'esprit de rencontre, d'écoute fraternelle, et de
fécondation réciproque est la force la plus humanisante de
l'histoire.
Chercher Dieu en l'autre, y découvrir la présence plurielle
du même Dieu, est une manifestation de l'amour. Comme
l'amour elle est inconditionnelle : elle ne dépend pas de la réciprocité,
même si elle se heurte au fanatisme, ou, pire encore,
à l'indifférence.
Contre les idolâtries conjointes du monothéisme du marché,
de la technocratie, de l'argent, répandues aujourd'hui à
l'échelle de la terre, le monde a plus que jamais besoin de
témoins vivants du Dieu vivant comme levain de la lutte pour
libérer l'homme de ces idolâtries et de leurs servitudes.
Le mot même d'« évangélisation » signifie : « l'annonce
d'une bonne nouvelle », celle du triomphe de la vie sur la mort,
du sens sur le non-sens, que les chrétiens et les musulmans
appellent la résurrection : celle de la promesse, pour chaque être
humain et pour chaque communauté, de la libération et de la
plénitude de son développement que les chrétiens et les musulmans
appellent le Royaume de Dieu.
Nous avons donc à nous « évangéliser les uns les autres ». Il
ne s'agit plus de l'exportation unilatérale d'un credo, mais
d'une rencontre avec le divin, plus riche par le partage et la
fécondation mutuelle des cultures de tous les continents et de
leurs expériences du divin. Ainsi éclateront les limites d'une
culture occidentale qui, depuis la Renaissance repose sur trois
postulats :
— Le postulat de Descartes: « Nous rendre maîtres et possesseurs
de la nature », une nature réduite à son aspect mécanique.
Donc des rapports de domination sur une nature
dépouillée de toute finalité propre.
— Le postulat de Hobbes, définissant les rapports entre les
hommes : « L'homme est un loup pour l'homme. » Des rapports
de concurrence sur le marché, d'affrontements de jungle
entre les individus et les groupes, des rapports, aussi, de maître
à esclave. Et, au niveau actuel de nos pouvoirs techniques,
des « équilibres de la terreur ».
— Le postulat de Marlowe, dans son Faust, annonçant déjà
la mort de Dieu : « Homme, par ton cerveau puissant deviens
un Dieu, le maître et le seigneur de tous les éléments. » L'atrophie
de la dimension transcendante de l'homme et le refus de
toute valeur absolue sont ainsi consacrés.
Cinq siècles d'expérience ont montré que les postulats d'une
telle culture conduisent le monde à la mort.
— La « maîtrise » de la nature conduit à son saccage, par les
armes de destruction massive, par l'épuisement des ressources
accumulées dans les entrailles de la terre depuis des millions
d'années, par la pollution industrielle menaçant jusqu'à l'ozone
qui nous protège de la mort.
— La concurrence entre les hommes sur un marché mondial
sans limite a conduit aux guerres les plus meurtrières de tous
les temps, à l'explosion des nationalismes les plus agressifs, aux
« fondamentalismes » les plus bornés et surtout à des inégalités
telles que le dernier postulat de cette civilisation selon
laquelle l'homme doit remplacer Dieu, en faisant abstraction
de sa dimension transcendante, est le fondement des deux
autres.
Tant que le « progrès » sera défini par le seul perfectionnement
des outils et des machines,
tant que la liberté de l'homme sera confondue avec la liberté
du marché,
tant que Dieu sera ou nié ou identifié à un maître toutpuissant
dirigeant le monde selon un plan éternel, extérieur et
supérieur à l'homme, fondement de toute théologie de la
domination, faisant ainsi de la religion un « opium du peuple»,
les dérives du système précipiteront un suicide planétaire.
D'autres civilisations et d'autres cultures ont conçu et vécu
d'autres rapports avec la nature, les autres hommes et Dieu.
— Dans la perspective du Tao la nature n'appartient pas à
l'homme. L'homme appartient à la nature. Dans le Coran, la
nature n'est pas un matériel inerte voué à satisfaire la volonté
de puissance des hommes mais un ensemble de « signes », un
langage que Dieu nous parle comme dans les révélations des
livres sacrés.
De saint François d'Assise à Teilhard de Chardin terre et
matière, vie végétale et vie animale entrent dans un dialogue
fervent entre l'homme de foi et une nature inséminée de divin.
— Les rapports entre les hommes ne se sont pas toujours
réduits à l'individualisme de jungle caractéristique du monothéisme
du marché, c'est-à-dire de l'argent.
De l'Afrique à l'Amérindie et de l'Inde à la oumma musulmane,
ont été vécues, avant les grandes invasions de l'Occident,
de véritables « communautés » c'est-à-dire des ensembles
humains dans lesquels chaque membre se sent personnellement
responsable de tous les autres, de la « communauté de base »
à la « communion des saints ».
— Les rapports avec le divin, avec la transcendance des fins
dernières, ont été aussi vécus sous d'autres formes que l'oubli
des fins et du sens, ou de la soumission à l'extériorité d'un destin
voulu par Dieu. Du Popol Vuh des Indiens d'Amérique aux
Védas et à la Bhagavad-Gita, ils ont été vécus sous la forme de
plus en plus intériorisée du sacrifice et de l'action conçue
comme la participation humaine à la réalisation de l'Un et du
Tout, par la lutte entre le partiel et l'égocentrisme.
Le tawhid des musulmans ordonne toute pensée et toute
action en fonction de l'universalité du Tout. Elle exclut la particularité
des nationalismes comme la dualité fondée sur l'accumulation
de la richesse et du pouvoir à un pôle de la société.
Cette unité ne contredit nullement la vision chrétienne de
la Trinité, dont le mystique musulman Ruzbehan de Shiraz,
au XIP siècle, donnait cette formulation qui évite les confusions
du langage grec : « Dieu est l'unité de l'amour, de l'amant et
de l'aimé. »
La prise de conscience de cette nécessaire complémentarité
des hommes de foi dans la recherche commune de ce qu'il y
a de plus profond dans leur propre foi, permet de rendre à
l'homme toutes ses dimensions : cosmique, comme partie de
la nature, humaine par la conscience d'être habité par l'humanité
entière dans la totalité de son histoire, divine par sa
participation responsable à la construction d'un avenir à visage
humain, c'est-à-dire divin1.
Ainsi seulement peuvent être combattus victorieusement, par
l'union de tous les hommes de foi, les fléaux mortels de notre
temps : le positivisme, qui en enfermant la pensée dans un
monde de données et de nécessités, enferme l'homme dans le
désordre établi, et l'individualisme né du monothéisme du
marché et de son corollaire : l'oecuménisme de la jungle.


Roger Garaudy
Avons-nous besoin de Dieu ?
DDB-Introduction de l’Abbé Pierre
1993
Pages 145 à 161