20 mars 2018

Mai 68-Mai 2018 (12). Les dialogues chrétiens-marxistes


1965, c'est la fin du Concile de Vatican II. 1966, c'est la Conférence
mondiale du Conseil oecuménique des Églises (sur le thème : « Église
et société ») qui va plus loin encore que Gaudium et Spes de
Vatican II, dans son ouverture au monde d'aujourd'hui.
Dans ce commencement de mutation de l'Église, l'impact du
marxisme comme mouvement et le dialogue avec les marxistes ont
joué un rôle déterminant.

Les premiers grands « dialogues » entre marxistes et chrétiens
eurent lieu à Paris et à Lyon en 1964 et se poursuivirent à Salzbourg
en avril 1965 (puis à Herren Cheemsee et à Marianzke-Lazné) à
l'initiative du Centre d'études et de recherches marxistes que je
dirigeais alors, et de la Paulus Gesellschaft en Allemagne...
Tous les protagonistes des nouvelles théologies s'y trouvèrent
rassemblés.
1964, c'est la parution de la Théologie de l'espérance15 de Jùrgen
Moltman, née de la confrontation avec le Principe espérance du
marxiste Ernst Bloch.
1965, c'est l'année où sort mon livre  qui fut traduit en onze
langues, préfacé en Allemagne et en Angleterre par le Père Karl
Rahner qui reprenait dans sa préface le thème du « christianisme,
religion de l'avenir absolu », qu'il avait avancé dans notre débat à
Salzbourg. La postface à mon livre, du théologien J. B. Metz, souligne
avec force que la foi, loin d'être une affaire privée, était un impératif
libérateur et que la promesse du Royaume fondait une « théologie
négative du futur ». Il y avait là déjà les thèses maîtresses de sa future
« théologie politique ».
La même année, 1965, aux États-Unis, au Divinity Collège de
l'université de Harvard, j'avais un débat avec le Canadien Leslie
Dewart, qui avait préfacé l'édition américaine de mon livre et qui
publiait, en 1966, en réponse à mes thèses : The Future of Belief
( l'Avenir de la foi). A ce débat participait le théologien américain
Harvey Cox, dont paraissait la même année le best-seller, la Cité
séculière.
En juillet 1965, le jésuite espagnol Alvarez Bolado répercutait en
Espagne, dans la revue Razon y Fé, le dialogue de Salzbourg et,
quelques mois après, en mai 1965, l'université catholique de Louvain
m'invitait (non sans soulever la colère des intégristes belges) à exposer
mes thèses sur le marxisme et la foi chrétienne.
En Amérique latine, la réflexion théologique sur le marxisme en
liaison avec les luttes de libération des peuples allait donner naissance
à la Théologie de la libération avec l'ouvrage publié sous ce titre en
1971 par le Père Gustave Guttierez, suivi par Hugo Assman,
Leonardo Boff, Enrique Dussel, Comblin et maints autres théolo
giens.
Il apparaissait de plus en plus clairement aux partenaires du dialogue
que le problème des rapports du christianisme et du marxisme
était mal posé chaque fois que l'Église prétendait jouer le rôle d'un
parti politique, et que les partis communistes prétendaient jouer le rôle
d'une Église. Ainsi s'opposait une idéologie à une idéologie, alors
que ni la foi ni le marxisme ne sont des idéologies. La foi n'est pas une
conception du monde mais une manière d'agir dans le monde. Le
marxisme n'est pas une conception du monde mais une méthodologie
de l'initiative historique. Lorsque le marxisme se transforme dogmatiquement
en matérialisme dialectique pour faire de l'histoire humaine
un cas particulier d'une universelle dialectique de la nature, il
dégénère en une théologie athée. Lorsque l'Église prétend déduire de
l'Évangile une « politique tirée de l'Écriture Sainte », comme Bossuet,
ou une « doctrine sociale » comme Léon XIII, elle devient une
force politique (d'ailleurs conservatrice), et il est parfaitement légitime
de dénoncer une telle démarche comme « opium du peuple ».
Cette confusion étant démasquée, le « dialogue chrétien marxiste »
ayant atteint son objectif n'avait plus d'objet. Il en fut pris acte, en
une réunion commune, à Genève, au Conseil oecuménique des
Églises, avec la participation de marxistes français, espagnols et
italiens et de prêtres catholiques désignés comme observateurs par le
cardinal Koenig.
On en arriva à cette conclusion que l'argumentation théorique
ayant permis une clarification du débat, même si les intégristes des
deux bords n'en voulaient pas convenir, il s'agissait désormais de
franchir une deuxième étape : après être passé de l'anathème au
dialogue, passer du dialogue à une pratique pour la création d'un
avenir à visage humain.
Le problème ne se posait plus désormais en termes d'affrontement
mais d'émulation pour atteindre un but commun : créer pour
l'homme, et pour tout homme, les conditions d'une pleine responsabilité
de son histoire.
Par contre, un autre dialogue pouvait commencer : non plus un
dialogue entre chrétiens et marxistes, c'est-à-dire un dialogue entre
Occidentaux qui risquait de plus en plus de devenir « provincial » à
l'heure de la décolonisation, mais un dialogue des civilisations, pour
faire reconnaître par l'Occident l'apport indispensable des cultures

non occidentales pour la création d'un avenir à visage humain.

Roger Garaudy. Extrait de "Appel aux vivants". A SUIVRE ICI