13 février 2018

Le petit verset mystique du Che: entre communisme et transcendance…

"[Dans la vie], ce qui est important, ce n'est pas ce que vous faites  mais ce que vous cessez de faire"
(Nisargadatta, sage d'Orient)
Voici des vers peu connus, lus par Ernesto Che Guevara en personne, de mémoire (et donc légèrement différents de l'original ici) lors d'un discours qu'il prononça lors de la remise de "certificats de travail communiste" émis par le Ministère de l'Industrie à Cuba (dont il fut à la tête de 1961 à 1965):
[Le poème original comportait en introduction: "Si seulement nous savions cheminer sous les applaudissements des astres; et faire de chaque journée un symbole poétique"…]
Che: "C'est l'histoire d'un homme désespéré qui se comporte comme un enfant bûcheur et stupide et qui a fait du jeu une corvée journalière. Il a ainsi fait de son bâton de tambour une pioche, et au lieu de jouer sur Terre une chanson de joie, il a entrepris de la creuser"…
"Or, personne n'a jamais su creuser le sol en harmonie avec les cycles du soleil; de même que personne n'a encore coupé un épi avec amour et la grâce qui s'imposent..." [Quiero decir que nadie sabe cavar al ritmo del sol y que nadie ha cortado todavía una espiga con amor y con gracia].
[Le poème original concluait: "Ce boulanger, par exemple… Pourquoi ce boulanger ne placerait-il pas une rose de pain blanc dans le rabat de ce mendiant affamé ?"]
La cérémonie avait été précédée de l'exemple personnel que le ministre-révolutionnaire donna en participant lui-même au travail manuel des ouvriers. On peut le voir et écouter ces versets mystiques (2 minutes) historiques à cet endroit de la Toile.
Le travail comme action juste
De manière inédite, le Che posait la question métaphysique de l'action (juste) en harmonie avec le Tout; ainsi que l'avaient abordée avant lui les auteurs classiques du taoïsme, de l'hindouisme, du bouddhisme, de l'islam, du christianisme, de la philosophie grecque. Selon ces visions, l'homme est  pour ainsi dire "condamné" à n'être que l'automate d''une "volonté" qui le dépasse: celle de Dieu.
Les bouddhistes enseignent ainsi une discipline du "travail quotidien" (souvent du ménage) sous le nom de "samu" (école japonaise). L'action juste est le message central de l'hindouisme (à travers la notion de "karma") que Krishna expose à la perfection à Arjuna dans la Baghavad Gita. Ce dernier doit, contre sa propre volonté, prendre les armes pour combattre et tuer des membres de sa propre famille.
On retrouve exactement la même idée dans le Coran (8:17): "Ce n’était pas toi qui décochait [des flèches] quand tu décochais ; Dieu est Celui qui les décochait…" ["wa ma ramayta id ramayta walakinna-Llaha rama…"]. Au passage, notons la coïncidence linguistique heureuse de la fin du verset ("Allah Rama") qui est d'autant plus remarquable que Rama, en tant qu'incarnation de Vishnu, est un autre nom de Dieu dans l'hindouisme…. A tel point que Kabir, le célèbre poète mystique indien, auquel Roger Garaudy a rendu hommage dans l'un de ses textes, se voulait ni hindouiste ni musulman mais hindouiste et musulman à la fois, et les confondait volontiers tous "Deux"… 
Travail et jeu
Ainsi, par ce "petit verset", Che Guevara a en fait grand ouvert les portes de la Conscience Universelle car il aborde ici la question de la culture (celle du travail) en tant que jeu. Il évoque bien, dans son introduction, l'enfant borné qui, au lieu de chanter un hymne à la joie de vivre sur terre, se met à creuser cette dernière... L'attitude de cet enfant, ajoute-t-il à la fin, est en fait celle en œuvre dans l'"autre monde" qui nous fait face, celui du Capital, et ne devrait donc pas être celle du nôtre qui prétend le dépasser spirituellement et moralement.
-Cette comparaison de nature anthropologique est tout d'abord conforme à celle de l'ouvrage de sociologique classique de Johan Huizinga (1872-1945) "Homo Ludens": la culture humaine comme champ permanent d'action du jeu, y compris dans sa dimension transcendantale.
-Elle correspond aussi à la vision orientale d'un monde produit par le Jeu Divin (la "Lila" hindouiste en particulier) durant lequel des acteurs humains font face à des situations en tout genre. Les dieux, ou plus exactement le Dieu Unique sous ses formes diverses, participe(nt) aussi activement au Spectacle. L'homme est condamné à accepter ce Jeu et surtout, à ne pas s'identifier aux acteurs sous peine de voir son bonheur partir en fumée… Cette erreur classique, il la commet fréquemment et elle constitue la source même de la tragédie humaine. Or, la sagesse locale avertit: "Savoir que le film n'est qu'un jeu de lumière sur l'écran vous libère de l'illusion que le film est réel" (Nisargadatta)      
A noter que dans le "Lahw" (la Grande Distraction) musulman, c'est-à-dire la vie avec ses objets infinis (Araignée 29), une prise de conscience, quant au caractère illusoire du Spectacle, est attendue de la part de l'homme ["Alha-kum attakaturu hatta zurtum al-maqabir"](Accumulation 1-2). Par ailleurs, les Jinns (génies), comme acteurs à part entière, interviennent également sur la scène…
Egoïsme et communisme
Le marxisme n'est pas l'"opposé", le "symétrique" (en mots et en maux pour commencer) du capitalisme et n'a aucunement vocation à lui faire concurrence à l'image du spectacle des partis politiques qui se succèdent périodiquement sur le théâtre de la cité dite démocratique. Son adversaire réel est l'égoïsme, source première du capitalisme. Le communisme représente un dépassement de ce dernier.
Tous les sages (voir par exemple cet article) issus de toutes les religions (car il faut bien s'en détacher un jour pour ne conserver que le souffle spirituel qu'elles canalisent) sont de fait des communistes qui ont toutefois décidé, à l'instar du poète Maïakovski (qui dans un poème, parvenait à s'élever si haut qu'il voyait la Tour Eiffel depuis Moscou…), de faire d'abord, et comme Che Guevara, la Révolution dans leur tête.
Le sage oriental Nisargadatta, encore lui, donna d'ailleurs, lors d'un entretien, une magistrale définition (sans la nommer ainsi toutefois) de la société communiste à venir, critiquant la souffrance inhérente aux sociétés capitalistes et comment elles tentent d'y remédier artificiellement:
"-Produisez pour distribuer;
-Nourrissez avant de manger;
-Donnez avant de prendre;
-Pensez aux autres avant de penser à vous-même;
Seule une société non-égoïste fondée sur le partage peut être stable et heureuse. Si vous n'en voulez pas, continuez à vous battre…"
Comme Marx, Che Guevara ignorait peut-être ces autres références orientales mais, comme tous les vrais communistes, par définitions humanistes, ils avaient tous deux "vu juste".  Rétrospectivement, Che, assassiné par la CIA, main de fer et expression ultime du Capital, est, à la différence de tant d'autres mystiques à travers le monde, mort les armes à la main. Cependant, comme eux, ils nous a quittés en Pleine Conscience.  
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Sources:
-Che Guevara: un versito
-Sur la question du jeu:
Johan Huizinga: "Homo ludens", 1938.
-Sur la question du Travail:
"Nous baratterons le lait sans cesser de penser à Dieu"
-Sur la question du communisme et de la spiritualité:
"Une idée révolutionnaire pour 2017…"