01 août 2017

La science musulmane


Ses principes. La science musulmane est intimement
liée à une vision du monde, de l'homme et de
Dieu : celle de l'islam.
Elle reçut l'héritage des grandes civilisations des
pays que les Arabes occupèrent. Héritage grec, à travers l'Empire byzantin, et souvent à Alexandrie, où s'était opérée
la synthèse des cultures égyptiennes et grecques 
après la
décadence de ces deux civilisations, et où 
avaient pénétré les
 doctrines orientales. Héritage de 
l'Iran, qui ne transmettait
 pas seulement sa propre 
culture, celle de la Chaldée et de la
Babylonie, mais 
aussi celle de l'Inde. Les premiers califes invitèrent à
Bagdad des savants indiens et firent traduire leurs
traités de mathématiques et de médecine. Enfin les
Arabes apprirent des Chinois l'usage de la boussole,
l'alchimie et la fabrication du papier : c'est en effet
après la bataille du Talas en 751, en Sogdiane, sur la
route de la soie (entre les troupes chinoises des
empereurs T'ang et les Arabes), que des prisonniers
chinois apprirent aux Arabes la méthode de la
fabrication du papier avec du lin et du chanvre ; la
première fabrique fut fondée à Bagdad en 800. C'est par
l'Espagne musulmane que le papier gagna l'Europe
qui n'en fabriqua, en Italie et en Allemagne, qu'au
XIVe siècle. L'importance du papier pour la diffusion
de la culture est incalculable.
Mais tout cela fut repensé, transformé et fécondé
par la vision spécifiquement islamique du monde :
toutes les formes de l'univers ne sont que reflet ou
symbole de Dieu. L'Un s'y révèle à travers le multiple.
Ce principe d'unité implique une conception vivante,
unique (et non pas analytique et mécaniste de la
science). Tout ce qui a été amené à l'être par l'acte
créateur de Dieu est en interaction, et les diverses
sciences elles-mêmes sont interdépendantes : il y a
unité des diverses formes de savoir. De cette conception
découle un certain rapport de l'homme avec la nature et
avec les sciences. La loi qui gouverne la vie, et que les
sciences, comme toutes les forces du savoir, aident à
connaître, doit aider l'homme à vivre d'une vie plus
haute, en harmonie avec la nature, en communion avec
les hommes et avec Dieu, contemplé au miroir de son
oeuvre. Enfin, l'importance accordée à la perception
sensible des êtres, qui sont symboles visibles du Dieu
invisible, permet de mettre l'accent sur la méthode
expérimentale, à l'inverse des seules spéculations
déductives des Grecs classiques — dont nous avons vu
qu'aucun, à Athènes, ne s'intéressait aux sciences de la
nature, pratiquées en Asie Mineure par les présocratiques,
et à Alexandrie en Egypte (d'Euclide à Ptolémée).
Il est remarquable que le précurseur des méthodes
d'observation et d'expérimentation en Occident, Roger
Bacon (1214-1294), qui avait étudié l'arabe, a écrit que
la connaissance de la langue et de la science arabes était,
pour ses contemporains, la seule possibilité d'accès à la
connaissance véritable. La Ve partie de son Opus
majus, consacré à la perspective, est une traduction de
L’Optique d'Ibn Haitham (965-1032), que l'Occident
appelait Alhazen. La science islamique et les techniques
qui en découlent sont la source principale de la
science de la Renaissance occidentale.

Ses réalisations. Cette science islamique, à la
différence de la science occidentale moderne, positiviste,
ne sépare pas les sciences particulières de la
sagesse. Le positivisme, en laissant à une métaphysique,
coupée de la connaissance quotidienne, le
problème des fins et de l'ouverture à l'infini, a réduit les
sciences à n'être que techniques de manipulation de la
nature et de l'homme, et à laisser se développer une
véritable religion des moyens, n'offrant, pour satisfaire
la vraie soif de l'homme, que le faux infini des désirs et
de leur démesure.
Cette rupture était-elle nécessaire au développement
des sciences ?
Les résultats obtenus par la science islamique
prouvent le contraire.
En mathématiques, les musulmans, tout en
intégrant la géométrie des Grecs, ont mis l'accent sur
l'algèbre, et sur l'infini plus que sur le fini. Le poète
Omar Khayyam (v. 1050-1123) résout les équations du
troisième degré cinq siècles avant Descartes.
En astronomie, Farghani écrit en 860 un traité qui
fait autorité en Europe jusqu'au X V I e siècle. L'observatoire
fondé à Maragha (Iran) par Houlagou, puis
celui de Samarcande, construit par OulougBeg, seront
les modèles de ceux de Tycho Brahé et de Kepler.
Birouni (973-1048) calcule le diamètre de la terre.
En médecine, l'Iranien Razi (v. 860-v. 923), auteur
d'une monumentale encyclopédie médicale qui,
traduite en latin, fait autorité dans tout l'Occident
médiéval, est un véritable précurseur de la « clinique ».
Les médecins musulmans pratiquaient l'opération de
la cataracte par succion, au moyen d'une aiguille
creuse, dès le VIIIe siècle, savaient cautériser et suturer
les plaies, connaissaient la chirurgie dentaire.
En chimie, outre la découverte de produits tels que
l'ammoniaque et l'acide nitrique, les méthodes de
distillation, de sublimation, de cristallisation sont
couramment pratiquées par les Arabes.
En sociologie, Ibn Khaldoun (1332-1406), trois
siècles avant Montesquieu, à une époque où l'Europe
ne connaissait que des « chroniqueurs », recherche les
lois du développement historique, et, au-delà du
« hasard », les causes cachées. Il-énonce le principe de
base du matérialisme historique :« Les différences que
l'on remarque dans les usages et les institutions des
divers peuples, écrit-il dans ses Prolégomènes, dépendent
de la manière dont chacun d'eux pourvoit à sa
subsistance. » Alors que les économistes européens ne
s'affranchiront du « mercantilisme » qu'au XVIIIe
siècle, il note que ce ne sont pas les métaux précieux
qui constituent la richesse d'une nation, mais le travail.


Roger Garaudy
Comment l’homme devint humain
pages 207 à 212