01 mars 2017

Marx et les luttes politiques (7). La question du parti



[NDLR: ce texte, comme les précédents de cette série, et comme le dernier qui sera publié demain, sur les luttes politiques menées par Marx, date de 1964. Des leçons peuvent en être tirées mais il n'est pas à prendre comme un catéchisme, ce dont Marx d'ailleurs aurait sans doute eu horreur. Dés 1967-1968 Roger Garaudy infléchit sa vision du "marxisme" qui en 1964 est encore fortement imprégnée de la période stalinienne. De plus en plus, comme l'annonce déjà la partie 9 de cette série,  il décrira le marxisme comme "une méthodologie" et non comme un "catalogue de lois".]
Livre de 1948. Acheter ici

MARX, FONDATEUR DES PARTIS
COMMUNISTES ET OUVRIERS

A deux reprises, au cours de sa vie, Marx a été le
dirigeant et l'organisateur des luttes politiques de la
classe ouvrière de son temps : lors de la création de la
Ligue des communistes et pendant les révolutions de
1848, et lors de la création de l’Internationale à partir
de 1864.
Cette double expérience  lui a permis de forger, à
partir des principes de sa doctrine, les bases théoriques
des actuels partis communistes et ouvriers. Trois traits
essentiels caractérisent sa conception:
— contre les conceptions utopistes, réformistes ou
conspiratives, ce sont des partis fondés sur une claire
conscience de leur contenu de classe ; ce sont des partis
de la classe ouvrière et dont l'action est entièrement
orientée par la conscience de la mission historique de
cette classe ;
— contre tout culte de la « spontanéité », ces partis
sont fondés sur une conception scientifique du monde
et sur les enseignements du matérialisme historique ;
— cette fusion du mouvement ouvrier et de l’idée du
socialisme scientifiquement définie, a permis de constituer
ces partis en organismes de combat capables de
mener avec efficacité l'assaut contre le pouvoir politique
de la bourgeoisie, avec un objectif précis : la dictature
du prolétariat.


L e caractère de classe fondamental des partis communistes
et ouvriers a été marqué avec force par Marx
dans les statuts de l'Internationale, dont l'idée maîtresse
est celle-ci : « L'émancipation de la classe ouvrière doit
être l’oeuvre de la classe ouvrière elle-même. » Une
formulation aussi nette était une victoire du socialisme
scientifique, marxiste, contre les tendances de Mazzini,
qui repoussait la lutte des classes et en restait aux formes
d'organisation des « carbonari », et contre le réformisme
petit bourgeois des proudhoniens.
Karl Marx qui avait, pendant des années, refusé de
participer à quelque mouvement que ce soit, était sorti
de sa réserve et avait accepté de collaborer à la création
de l'Internationale « parce qu'il s'agissait d'une affaire
dans laquelle il serait possible d'exercer une action importante.»
II expliquait alors à Engels : « Je savais
que, tant du côté londonien que du côté parisien figuraient
des « puissances » réelles, et c'est pourquoi je
me suis décidé à me départir de ma règle habituelle de
refuser toute invitation de ce genre.  Cette fois Marx
entrait en relation avec les dirigeants réels et actifs d'un
mouvement réel : ses partenaires avaient le mérite de
représenter leur classe, et non plus de petites sectes
aventurières et conspiratives : « L'Internationale a été
fondée pour remplacer par l'organisation effective de la
classe ouvrière pour la lutte, les sectes socialistes ou
demi-socialistes. Les statuts primitifs ainsi que l'Adresse
inaugurale le révèlent au premier coup d'oeil. D'autre
part, l'Internationale n'aurait pas pu s'affirmer si la
marche de l'histoire n'avait déjà mis en pièces le régime
des sectes. Le développement des sectes socialistes et
celui du mouvement ouvrier réel, sont constamment en
rapport inverse. Tant que ces sectes se justifient (historiquement)
la classe ouvrière n'est pas encore mûre pour
un mouvement historique autonome. Dès qu'elle atteint
cette maturité, toutes les sectes sont réactionnaires par
essence. Cependant dans l'histoire de l'Internationale,
on a vu se répéter ce que l'histoire montre partout. Ce
qui est vieilli cherche à se reconstituer et à se maintenir
à l'intérieur même de la forme nouvellement acquise.
L'histoire de l'Internationale a été une lutte continuelle
du Conseil général contre les sectes et les tentatives
d'amateurs qui dans le cadre de l'Internationale,
cherchaient à s'affirmer contre le mouvement réel de
la classe ouvrière. »
Toute l'histoire du mouvement ouvrier depuis Marx
est dominée par cette lutte idéologique et politique pour
que la classe ouvrière ne tombe pas sous l'influence de
la petite bourgeoisie.
C'est l'idée maîtresse de Marx en ce qui concerne le
parti. Tirant, pour la classe ouvrière, les enseignements
des révolutions de 1848, dans une « Adresse du Conseil
central à la Ligue des communistes », en mars 1851,
Marx écrivait : « L e parti ouvrier a besoin de se présenter
avec le maximum d'organisation, d'unité et d'autonomie
s'il ne veut pas, comme en 1848, être de nouveau
entraîné à la remorque de la bourgeoisie et exploité
par elle. » Mettant les communistes en garde contre
les petits-bourgeois démocrates prêchant l'union et la
réconciliation dans un seul grand parti d'opposition,
Marx insistait pour que l'union ne se réalise pas sous
une telle forme qui ferait du prolétariat une force d'appoint
pour la bourgeoisie libérale, et il donnait ces
directives : « annihiler t'influence des démocrates bourgeois
sur les ouvriers... en ne perdant pas un seul instant
de vue l'organisation autonome du parti
du prolétariat.»
Trente ans plus tard, en septembre 1879, dans une
« Lettre circulaire à Bebel, Liebknecht, Bracke et autres»,
à un moment où beaucoup d'intellectuels se tournaient
vers le socialisme, Marx et Engels, dénonçant les
«  tentatives pour mettre en harmonie les idées socialistes
superficiellement assimilées avec les opinions théoriques
les plus diverses que ces messieurs ont ramenées
de l'Université ou d'ailleurs », donnaient ce conseil :
« Lorsque ces individus venant d'autres classes se joignent
au mouvement prolétarien, la première chose à
exiger est qu'il n'y fassent pas entrer les résidus de
leurs préjugés bourgeois ou petits-bourgeois... mais
qu’ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes.
Il s'agit de créer une organisation de classe, fondée
sur une théorie scientifique, et d'instituer la discipline
d'une armée au combat.

Le caractère scientifique de cette conception de la
classe ouvrière est marqué avec force par Marx dans
sa lutte contre la conception proudhonienne de la spontanéité.
Nous sommes ici aux antipodes des conceptions
bourgeoises et social-démocrates d'une « liberté » et
d'une « démocratie » fondée sur la « spontanéité » des
masses. Cette idée de la « spontanéité » est étroitement
liée à la conception bourgeoise selon laquelle la « liberté»
est une propriété native de l'homme, un attribut
éternel, et qui s'oppose à la nécessité.

Proudhon, le premier, a opposé avec force, ce qu'il
appelle le « socialisme gouvernemental » au « socialisme
démocratique »l ou encore « la révolution par en haut,
par la dictature », à la « révolution par en bas... par
l'initiative des masses. » Il combat « l'idée jacobine »
selon laquelle « la révolution sociale est le but ; la révolution
politique (c'est-à-dire le déplacement de l'autorité)
est le moyen. »
Selon Proudhon le socialisme ne peut se construire
par la dictature du prolétariat, en se servant du pouvoir
politique, à la manière dont le capitalisme s'était libéré
des entraves féodales, en se servant du pouvoir politique,
par la dictature de la bourgeoisie.
« Le socialisme, écrit-il, a donné en plein dans l'illusion
du jacobinisme. »
Il formule ainsi son programme :
« Plus de parti.
« Plus d'autorité.
«  Liberté absolue de l'homme du citoyen.
« En trois mots, voilà notre profession de foi politique
et sociale. »
La prétention de construire le socialisme sans un
«  parti » ouvrier et socialiste et sans dictature du prolétariat,
est aujourd'hui encore proclamée assez fréquemment,
pour que la réfutation du proudhonisme n'ait nullement
perdu son actualité.
« Il implique contradiction, écrit Proudhon, que le
gouvernement puisse jamais être révolutionnaire, et cela
par la raison toute simple qu'il est gouvernement. La société
seule, la masse pénétrée d'intelligence, peut, se révolutionner
elle-même, parce que seule, elle peut déployer
rationnellement sa spontanéité... toutes les révolutions . . .
se sont accomplies par la spontanéité du peuple. »'
Le culte proudhonien de la spontanéité a un fondement
mystique. Proudhon n'a pas su, par une analyse
scientifique des idéologies et de leurs racines sociales,
découvrir que « les idées dominantes sont les idées de la
classe dominante », et par conséquent, que tout abandon
à la « spontanéité » permettrait le triomphe des
idées de la classe dominante.
Faisant ainsi abstraction du rôle de l'idéologie de la
classe dominante dans la pensée et l’action des masses
dominées, il prête à leur « spontanéité » une sorte de
vertu mystérieuse et providentielle.
« C'est le peuple, écrit-il, qui, à la longue, sans théorie,
 par ses créations spontanées, modifie, réforme, absorbe
les projets des politiques et les doctrines dés philosophes,
et qui, créant sans cesse une réalité nouvelle,
change incessamment la base de ta politique et de la
philosophie. »l
Il y a là, selon lui, un développement de l'histoire
comparable à l'évolution de la nature ; une germination
organique du nouveau, en vertu des « lois éternelles de
l'ordre » et de « la loi de développement, la logique
immanente de l'humanité ».  
De cet acte de foi dans la Raison immanente au développement
providentiel de l'histoire, découle la conclusion
politique fondamentale de Proudhon : «  Une
révolution est une explosion de la force organique, une
évolution de la société du dedans au-dehors ; elle n'est
légitime qu'autant qu'elle est spontanée, pacifique et traditionnelle.»
Ainsi, faute de s'être livré à la critique fondamentale
des idéologies, et d'en avoir dégagé les racines de
classe, Proudhon va se trouver à la remorque de l'Idéologie
bourgeoise, à la fois par son anarchisme, qui transpose
en mots d'ordre de révolte illusoire l’individualisme
qui est la loi même de la société bourgeoise,
par son réformisme, qui appelle révolution ce qui
n'est que l'adaptation et les replâtrages nécessaires de la
société capitaliste bourgeoise cherchant à surmonter,
sans se renier elle-même, les contradictions qui naissent
aux diverses étapes de son développement,
par son esprit petit-bourgeois, qui fait la critique du
capitalisme non pas de «.gauche », en montrant les contradictions
qui le minent et leur nécessaire dépassement
par le passage du capitalisme à son contraire : le socialisme,
mais « de droite », en prêchant la conciliation et
l'amenuisement des contradictions, c'est-à-dire un idyllique
et impossible retour à une étape artisanale ou libérale
du capitalisme que ses propres lois conduisent à
une concentration accrue et à un impérialisme impitoyable.

Le parti, selon la conception de Marx, se forme et se
forge dans une lutte permanente contre cette idéologie
petite bourgeoise à laquelle le proudhonisme a donné sa
forme systématique3. Au lieu d'abandonner la classe ouvrière
à la spontanéité, à l’irrationalisme, et à l'aveuglement
de l'instinct, qui n'est en réalité qu'une impulsion
venue des préjugés inculqués aux masses par la classe
dominante, Marx met l'accent sur le rôle de la conscience
et de la science. Le Parti est l'interprète conscient du
mouvement historique réel. Rappelons la définition de
Marx : « Il ne s'agit pas de savoir ce que tel ou tel prolétaire
ou même le prolétariat tout entier se propose momentanément
comme but ; il s'agit de savoir ce que le
prolétariat est et ce qu'il doit historiquement faire conformément
à son être. »
Le Parti n'est donc pas la résultante mécanique, une
simple addition des désirs spontanés de chacun de ses
membres conçus comme individus isolés, à la manière
de la bourgeoisie. Il n'est pas non plus une somme d'organisations
conçues sur ce modèle, mais un système, un  « tout », un organisme vivant.
La dictature du prolétariat est son but. La science
marxiste-léniniste des lois objectives du développement
lui permet de découvrir les moyens d'atteindre ce but.
Tel est le fondement de l'unité du parti.
Cette unité permet seule d'orienter en chaque moment
la classe ouvrière en lui donnant conscience de son
unité comme classe et de la mobiliser pour accomplir
sa tâche historique.
A travers le parti la classe prend conscience d'elle-même
et de son rôle. La classe ouvrière, ce n'est pas
seulement une collection d'ouvriers jouant le même rôle
économique de producteurs de plus-value dans l'ensemble
du système capitaliste ; c'est, grâce au parti, avec la
conscience socialiste qu'il lui apporte, une force unique
orientée vers la destruction de ce système, comme sa
négation. Par le parti qui réalise « la fusion du socialisme
et du mouvement ouvrier » la classe n'est plus seulement
« en soi » mais « pour soi », pour reprendre le
langage de Hegel et de Marx. Dès que se desserrent les
liens entre la classe ouvrière et son parti, ce sont des
masses de prolétaires qui retombent dans le champ d'attraction
de la bourgeoisie.
A qui demande : où est la classe ouvrière ? Marx répond:
elle est là où un homme ou un groupe d'hommes
a conscience de la mission historique de la classe ouvrière
et se bat pour l'accomplir.
Entre le moment de la dissolution de la Ligue des
communistes et celui de la fondation de la Première
Internationale, Marx et Engels se considèrent constamment
comme les représentants du « parti prolétarien »,
alors pourtant qu'ils ne sont à la tête d'aucune organisation
ouvrière, mais, souligne Marx en 1859 en recevant
une délégation du club ouvrier de Londres, ce mandat
est « contresigné par la haine exclusive et générale » que
lui vouent « toutes les classes du vieux monde et tous les
partis ».
Le caractère d'organisation de combat de ce Parti est
souligné fortement par Marx dans sa Critique du programme
de Gotha. « Le but final du mouvement politique
de la classe ouvrière est naturellement la conquête
du pouvoir politique ; à cet effet il faut naturellement
une organisation préalable de la classe ouvrière... Là
où la classe ouvrière n'est pas suffisamment organisée
pour mener une campagne décisive contre le pouvoir
collectif, c'est-à-dire contre le pouvoir politique des
classes dominantes, il faut, en tout cas, l'y entraîner par
l'agitation continuelle contre l'attitude adoptée en politique
par les classes dominantes, attitude qui lui est hostile.
Sinon elle reste un jouet entre leurs mains ».
Les formes d'organisation du parti ne résultent pas
d'un choix arbitraire : elles correspondent, à chaque étape
du développement historique, aux objectifs que la
classe ouvrière peut s'assigner. Par exemple, « le parti
d'un type nouveau », qui s'est créé en Russie sous l'impulsion
de Lénine et qui est devenu le modèle de tous
les partis communistes et ouvriers dans le monde, est
né de la nécessité d'adapter la stratégie, la tactique et
l'organisation du parti ouvrier aux possibilités révolutionnaires
ouvertes par le pourrissement du capitalisme, par l’impérialisme.
L'idée maîtresse de la conception marxiste du Parti
c'est que les principes et les méthodes d'organisation découlent
de l'objectif à atteindre : la dictature du prolétariat
Le parti est une organisation de combat Mais ce
combat a un caractère particulier : il est orienté par une
connaissance des lois objectives du développement historique
qui trace les perspectives de la classe ouvrière, et
permet de découvrir scientifiquement, par l'analyse des
conditions objectives, tes moyens de vaincre. C’est pourquoi
la discipline, dans une telle organisation de combat
ne peut être fondée sur la mystique irrationnelle du
chef, mais sur la claire conscience du but, la science
et la critique des moyens, l'analyse objective des conditions.
Cette discipline, faite de conscience et de lucidité,
assure la cohésion maxima du parti, en exigeant une
élévation constante du niveau de conscience et de culture
de chacun pour forger l’instrument de libération du
prolétariat
Comment le parti aurait-il sa pleine efficacité dans le
combat s'il ne pouvait agir comme un tout organisé, s'il
tolérait que continuent à se considérer comme des éléments
constitutifs, des parties du tout, des individus ou
des groupes qui pactisent avec l'ennemi ou qui, consciemment
ou inconsciemment, colportent à l'intérieur
du parti l’idéologie de l'ennemi et jouent un rôle de
désorganisation.
L'ennemi de classe, qu'il s'agisse du patron dans l'usine
ou du pouvoir dans l'Etat, constitue un tout organisé,
La dispersion des forces, en face de lui, conduit à
l'échec. Or, la faiblesse du prolétariat vient précisément
de l'éparpillement et du rôle de désagrégation que joue
le système patronal en imposant la concurrence entre
ouvriers. De là découle la nécessité constante de la lutte
contre l'opportunisme qui, sous toutes ses formes, exprime
toujours la pénétration de l'idéologie de la classe dominante
dans les rangs de la classe ouvrière.
La tâche fondamentale du parti, c'est donc de lutter
inflexiblement pour construire et pour rétablir l'unité de
la classe : de transformer cette identité de la condition
de producteur de plus-value, qui fait l'unité mécanique,
virtuelle, abstraite, de la classe, en une unité vivante, et
en acte de conscience et de volonté, orientée vers le
combat pour la destruction du capitalisme et la construction
du socialisme.
Une telle conception du Parti exclut, par son principe
même tout dogmatisme. « Il ne saurait y avoir de dogmatisme,
écrivait Lénine, là où le critère suprême et
unique de là doctrine est dans sa correspondance avec
le processus réel du développement économique et social.»
Le dogmatisme réduirait à l'impuissance le parti
ouvrier parce qu'il le rendrait incapable de déterminer
sa stratégie et sa tactique en fonction d'une analyse
concrète de la réalité du moment. Cette analyse concrète
requiert la participation de tous, l'utilisation attentive
de l'expérience propre de chacun. Le parti a alors cette
fonction supérieure de connaissance qui assimile les
expériences particulières de chacun de ses membres
grâce à la méthode scientifique commune à tous. La critique
et l'autocritique sont la loi de développement de ce
savoir qui est la condition de l'action efficace, c'est-à-dire
de la victoire de la classe ouvrière.

Roger Garaudy, Karl Marx pages 285 à 296