23 février 2017

Marx et les luttes politiques (2). De l'utopie à la lutte de classe



Après l'élimination de Hermann Kriege, ami de
Weitling et propagandiste d'un communisme sentimental,
typiquement petit-bourgeois, Marx dut encore, ea
juillet 1847, dénoncer et réfuter, dans Misère de la philosophie,
le réformisme petit-bourgeois et l'utopie anarchisante
de Proudhon.
Dans un mémoire retentissant sur la propriété où
éclatait la formule : « La propriété c'est le vol », Proudhon
élabora une forme de socialisme exprimant les aspirations
utopiques des classes moyennes. A la fin de
son livre De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise
Proudhon résume son expérience fondamentale :
«Sorti des études j’avais atteint ma vingtième armée,
Mon père avait perdu son champ ; l'hypothèque l’avait
dévoré. Qui sait s'il n'a pas tenu à l'existence d'une
bonne institution de crédit foncier que je restasse toute
ma vie paysan et conservateur. » On ne saurait mieux
définir le point de vue de classe dont Proudhon ne se
départira jamais. Fils d'un petit paysan ruiné qui devint
artisan tonnelier après la liquidation de ses terres, il
gardera toute sa vie la nostalgie de la propriété perdue.
Il définira le socialisme : « la constitution de fortunes
modérées, l'universalisation de la classe moyenne. »
Le problème du crédit est pour lui central ; la panacée
de tous tes maux pour cette petite bourgeoisie condamnée
par la révolution du capitalisme et la tyrannie des
banques, c'est le prêt sans intérêt.
A partir de là se multiplient tes contradictions dans
l'oeuvre de Proudhon. Les formules outrancières aboutissent
à l'apologie de l'ordre établi.

Après avoir proclamé : « La propriété c'est le vol »,
il fait dans son dernier ouvrage La théorie de la propriété,
l’éloge de la propriété sous sa forme bourgeoise
en préconisant simplement d'illusoires garanties
d'équilibre.
Après avoir proclamé : « Dieu c'est le mal », et s'être
dit « l'ennemi de Dieu », il déclare, dans le prologue
de sa Philosophie de la misère, en 1846, « avoir besoin
de l'hypothèse de Dieu »  et nul n'a plus que lui invoqué
la Providence et « les idées et les lois éternelles».
Après avoir proclamé : « La véritable forme de gouvernement,
c'est l'anarchie » il s'est accommodé platement
de la dictature de Napoléon III, auquel il dédie
ses ouvrages.
La phrase révolutionnaire masque chez lui l'esprit de
conciliation avec le pouvoir ; « J'ai prêché la conciliation
des classes, symbole de la synthèse des doctrines »,
écrit-il,1 et, il reprend à son compte la formule de Napoléon III:
« Satisfaire aux justes exigences du prolétariat
sans blesser les droits acquis de la classe bourgeoise.»
Avec sa manie moralisante Proudhon s'efforce constamment
d'éliminer le « mauvais côté»» les «excès»
du capitalisme, en maintenant l'essentiel du régime lui-même.
Marx concluait sa « Misère de la philosophie » en
disant de Proudhon : « II veut planer, en homme de
science, au-dessus des bourgeois et des prolétaires ; il
n'est que le petit bourgeois ballotté constamment entré
le capital et le travail. »l
« Proudhon a fait un mal énorme », écrivait Marx
car il n'est point de doctrine plus capable de détourner
les masses de l'action efficace. La phrase révolutionnaire,
l'anarchisme verbal, l'éclectisme philosophique qui
éternise la contradiction par impuissance à s'élever à la
dialectique réelle des luttes de classes, tout cela est l'héritage
proudhonien contre lequel aura à se constituer
un véritable parti ouvrier, marxiste.
Marx ne combattait pas seulement l'aspect utopique
mais l'aspect conspiratif des sectes communistes. En
avril 1850 dans la Neue Rhänische Zeitung Marx portait
un jugement impitoyable sur les conspirateurs et
sur leur conception qui implique le mépris de la réalité,
le mépris de la théorie et le mépris des masses. « Leur
position sociale détermine leur caractère tout entier. La
conspiration prolétarienne ne leur assure naturellement
que des moyens d'existence très limités et très incertains.
Ils sont donc constamment contraints d'entamer
la caisse de la conspiration. Beaucoup entrent directement
en collision avec la société bourgeoise, et font en
correctionnelle des apparitions plus ou moins remarquées.
 Il va de soi que ces conspirateurs ne se bornent
pas à organiser le prolétariat révolutionnaire. Leur activité
consiste précisément à anticiper sur le processus
révolutionnaire, à l'amener artificiellement jusqu'à la
crise, à improviser une révolution sans les conditions
d'une révolution. Pour eux, la seule condition de la révolution,
c'est l'organisation suffisante de leur conspiration.
Ce sont les alchimistes de la révolution, et ils partagent
le désordre mental et les idées fixes des alchimistes
du temps jadis... La police tolère leurs conspirations,
et ne les tolère pas seulement comme un mal
nécessaire. Elle les tolère comme des centres faciles à
surveiller, où se rassemblent les éléments révolutionnaires
les plus violents de la société, comme des ateliers
de l'émeute, qui sont devenus en France un moyen de
gouvernement aussi nécessaire que la police elle-même,
et enfin comme un bureau de recrutement pour ses propres
mouchards... L'espionnage est une des occupations
principales des conspirateurs. Il n'est donc pas
étonnant qu'ils fassent si fréquemment le petit saut qui
fait d'un conspirateur professionnel un espion appointé
par la police, d'autant plus que ce saut est facilité
par la misère et la prison, par les menaces et les promesses.
De là l'extrême développement du système de la
suspicion dans les conspirations, dont parfois les membres
prennent tes meilleurs d'entre eux pour des mouchards,
et placent toute leur confiance dans de véritables
mouchards. »
La lutte théorique de Marx permit ainsi de faire passer
le communisme de l'utopie à la science et de la
conspiration à la lutte de classe.

Marx avait adhéré, en mars 1847, à la  Ligue des Justes.
Il s’était donné pour tâche de gagner au socialisme
scientifique l'avant-garde de la classe ouvrière.
L'un des anciens dirigeants de la ligue, Moll, avait demandé
à Marx de collaborer à l'orientation théorique
nouvelle et à la réorganisation de la Ligue. Sentant venir
la révolution qui déterminerait « vraisemblablernent
pour des siècles le destin du monde », Marx, à la veille
des grands mouvements européens de 1848, considérait
que la tâche la plus importante était d'organiser un véritable
parti ouvrier, de lui donner un programme de
classe et de mettre au point sa tactique. Le 1er juin 1847
le Congrès de la Ligue s'ouvrit à Londres. Sous l'influence
de Marx des transformations profondes intervinrent.
Le changement de nom était déjà significatif : l'ancienne
« Ligue des justes » s'appellerait désormais « Ligue
des communistes ». A l'ancienne devise : « tous les
hommes sont frères» on substitua le mot d'ordre:
« prolétaires, de tous les pays, unissez-vous. » Les statuts
nouveaux marquèrent mieux encore la signification
de classe du mouvement. L'article premier était ainsi rédigé :
«le but de la ligue est le renversement de la
bourgeoisie, le règne du prolétariat, la suppression de
l'ancienne société bourgeoise fondée sur des antagonismes
de classe et l'établissement d'une nouvelle société
sans classe et sans propriété privée. » La structure de
l'organisation tendait à écarter toute possibilité de conspiration
en exigeant une direction constituée par des
membres élus et révocables. La tenue d'un deuxième
Congrès fut décidée pour décembre 1847, et Marx fut
chargé d'élaborer d'ici là un projet de programme. Ce
fut le « Manifeste Communiste ».
Le Manifeste Communiste fut écrit quelques semaines
avant l'éclatement de la révolution européenne. Son
mérite essentiel était, en embrassant dans une grandiose
synthèse toute l'évolution historique de la société, de
donner aux travailleurs une claire conscience de la
situation historique de leur classe, de sa mission et de
ses perspectives.
Il était à la fois un programme à long terme valable
pour toute une époque historique, celle de la lutte pour
la révolution prolétarienne, et une définition magistrale
des objectifs immédiats de la lutte de classe du prolétariat,
de ses conditions concrètes et des moyens de la conduire.
Le Manifeste Communiste assignait une double
tâche aux travailleurs :
1. Une lutte menée en alliance avec la bourgeoisie
contre les classes les plus réactionnaires. Ce front unique
avec la bourgeoisie durera aussi longtemps que la
bourgeoisie jouera un rôle révolutionnaire contre tes
survivances du passé féodal. Le prolétariat soutiendra
cette bourgeoisie, la poussera en avant et dénoncera
tout compromis que cette bourgeoisie voudrait conclure
avec la réaction.
2. Une lutte pour « éveiller chez les ouvriers une
conscience aussi claire que possible de l'antagonisme
qui oppose la bourgeoisie au prolétariat, afin que les
ouvriers allemands puissent aussitôt tourner contre la
bourgeoisie, comme autant d'armes, les conditions sociales
et politiques que la bourgeoisie instituerait en
prenant le pouvoir, afin qu'aussitôt après la chute des
classes réactionnaires en Allemagne, commence la lutte
contre la bourgeoisie elle-même.
La stratégie et la tactique de ce combat devaient être
différentes suivant le degré d'évolution historique propre
à chaque pays, et n'être pas, par exemple, identiques
en Allemagne, où la bourgeoisie était loin d'être
au pouvoir, et en Angleterre et en France, où elle y
était déjà. Les révolutions de 1848 allaient aussitôt
offrir à Karl Marx un immense champ d'expériences et
de vérifications pour cette stratégie et cette tactique.


Roger Garaudy, Karl Marx, pages 260 à265        >> A SUIVRE ICI >>