21 février 2017

" Il faut tout révolutionner, mais en conservant les trésors de notre culture" (Edgar Morin)


Ludwig Meidner. Ville apocalyptique. 1913
M. -C. N. : Il est temps de s’interroger sur ce mot d’« intellectuel ». Dans votre livre Mes démons, vous avez la dent extrêmement dure sur le milieu intellectuel parisien. Surtout sur ce que vous appelez le « crétinisme du haut ». Pour vous, s’il existe un crétinisme de la culture du bas, il y a un crétinisme du haut. Cela explique aussi pourquoi vous êtes atypique dans votre parcours.
E. M. : Tout d’abord je n’ai pas le mépris élitiste pour la culture populaire. (…) Certes je pense qu’il y a un crétinisme « du bas », qui vient des médias, mais je pense aussi qu’il y a le crétinisme « du haut », celui qui règne dans le monde des spécialistes, des universitaires refermés sur leurs disciplines, chez les technocrates. Je lutte sur deux fronts : contre le crétinisme du bas et contre le crétinisme du haut. Tout en appréciant ce qu’il y a d’intéressant en haut et en bas.
M. -C. N. : Vous allez plus loin. Tout en le défendant, vous établissez une psychologie de l’intellectuel, hanté par la création, par ses propres stéréotypes, par son conformisme, et qui produit une autre sous-culture, laquelle, aujourd’hui, avec les médias, a de véritables réseaux, carrément mafieux, dites-vous, ce qui n’est pas faux. Ce qui empêche l’exercice d’une pensée.
E. M. : On avait fait un numéro d’"Arguments" qui s’intitulait « Intellectuels et penseurs ». Un des thèmes développait ceci : les intellectuels, à une époque donnée, font régner un certain nombre d’idées qui leur semblent évidentes ; le penseur, lui, s’oppose aux idées évidentes des intellectuels. Premier exemple : Socrate contre les sophistes. Deuxième exemple : Rousseau contre les philosophes des Lumières. Il y a encore Marx contre les philosophes universitaires. Le penseur n’est pas seulement créateur de quelque chose, il est nécessairement en rupture avec ce que la caste d’intellectuels a fini par croire évident à un moment donné. Je pense qu’effectivement le monde des intellectuels en tant que tel est un monde dans lequel la pensée est raréfiée. Le penseur peut naître, il naît souvent chez l’intellectuel, mais il rompt les barrières, il quitte le groupe.
Toutefois, l’intellectuel devrait jouer un rôle capital dans la cité. Pourquoi ? Parce que, dans un monde de plus en plus spécialisé, livré aux experts, il est le seul qui porte sur la scène publique les problèmes fondamentaux, généraux, universels. C’est, par exemple, avec Zola et l’affaire Dreyfus, le problème de la raison d’Etat ou de la vérité. C’est Camus, avec "L’Homme révolté", qui pose le problème du destin humain. C’est le mérite de l’intellectuel de poser des problèmes dans un monde où ils sont de plus en plus escamotés. Mais les intellectuels, notamment dans la seconde moitié du XXe siècle, et même dès sa première moitié, ont de plus en plus manqué d’esprit critique. Ceux qui ont adhéré à l’Union soviétique, croyant à l’avènement du paradis des travailleurs, à une terre de libertés, ont manqué d’esprit critique. Par manque d’information, par refus de s’informer ou simplement par besoin de foi ou d’espérance, ces intellectuels ont failli à ce qui devait être leur mission, et qui impliquait, aussi, un devoir d’élucidation.
Et puis, autre chose, encore, me paraît très important : c’est que nous sommes possédés par des forces obscures, même si nous croyons juger en toute sérénité et en toute lucidité. Pour ma part, je suis obsédé par le risque permanent d’erreur, c’est le point de départ de "La Méthode". C’est aussi l’un des thèmes majeurs des "Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur", que vient de publier l’Unesco. Le premier de ces savoirs fondamentaux, c’est la connaissance de la connaissance. En effet, si l’on enseigne des connaissances, on n’enseigne jamais ce qu’est la connaissance. Et la connaissance, c’est ce qui, partout, toujours, risque l’erreur et l’illusion. Quand nous considérons les idées des gens du passé, elles nous semblent un tissu d’erreurs et d’illusions, mais nous restons aveugles sur nos illusions contemporaines. C’est pourquoi le fait de pouvoir reconnaître le processus de formation d’erreurs et d’illusions m’apparaît comme un devoir fondamental. (…)
M. -C. N. : D’où votre dernier combat, en date en tout cas - car il y en aura d’autres probablement -, qui est celui de l’éducation. Un de vos tout derniers livres, "La Tête bien faite", en collaboration avec l’Unesco, développe une idée qui vous est chère : la nécessité de réformer la pensée.
E. M. : En un an, j’ai publié ma « trilogie pédagogique ». (…) Le premier livre a été "La Tête bien faite", où je développe l’idée qu’on oublie toujours la réforme fondamentale, celle qui doit lutter contre la fragmentation du savoir, et cela d’autant que les problèmes se font de jour en jour plus transversaux, voire planétaires. Le deuxième livre a pour titre "Relier les savoirs". Il est le fruit de journées thématiques, où une soixantaine de scientifiques et de littéraires se sont efforcés de montrer qu’on doit lier tous les savoirs pour mieux comprendre la condition humaine et les problèmes humains.
M. -C. N. : La culture des humanités, liée au savoir scientifique d’une façon générale.
E. M. : Je m’oppose à l’idée qu’il faudrait réduire la culture des humanités au profit des sciences. Et je trouve pareillement stupide qu’on minimise l’enseignement des sciences. Je soutiens que ces deux pôles forts doivent être maintenus ensemble, et j’affirme l’importance de la littérature, de la poésie, du cinéma et des arts. Le troisième livre est "Les Sept Savoirs nécessaires à l’éducation du futur". J’y expose les sept thèmes fondamentaux encore inexistants dans les systèmes d’éducation, alors qu’ils devraient être traités de façon prioritaire. (…)
Parmi les sept savoirs, je traite donc de la « connaissance de la connaissance ». Il est incroyable que l’on enseigne des connaissances sans jamais enseigner ce qu’est la connaissance, laquelle comporte sans cesse les risques d’erreur et d’illusion.
M. -C. N. : Dans tous les enseignements ?
E. M. : Oui. Je ne parle pas seulement pour l’université, il y a aussi le lycée et le primaire.
Premièrement, donc, il y a la connaissance.
Deuxièmement, il y a la connaissance pertinente - c’est-à-dire la connaissance qui permet non seulement de distinguer et de séparer, mais encore de réunir et de contextualiser.
Troisièmement, il y a l’étude de la condition humaine, aujourd’hui complètement désintégrée, alors qu’elle est le problème central de notre identité.
Quatrièmement, il y a la compréhension humaine : non seulement on ne comprend pas les autres, mais on ne se comprend pas soi-même, et il faut savoir pourquoi on ne comprend ni les autres ni soi-même (…) si l’on veut que les relations humaines progressent.
Cinquièmement, il faut affronter les incertitudes : non seulement l’humanité a toujours vécu dans l’incertitude, mais notre temps est lui aussi rempli d’incertitudes ; nous ne savons pas ce qui se passera dans les six prochains mois. Il faut donc armer les esprits afin qu’ils puissent affronter les incertitudes personnelles et les incertitudes historiques.
Sixièmement, il faut enseigner l’« identité terrienne », l’époque planétaire ; on est dans une époque et dans un monde où tout est en interaction. Il s’agit d’un problème central, et il faut que s’élabore une conscience du monde dans lequel nous sommes.
Enfin, il y a l’anthropo-éthique, qui concerne les rapports individu/société et individu/espèce. L’être humain ne se définit pas seulement par l’individu. Il est partie d’une société. Il est partie d’une espèce. En même temps, l’espèce ne peut se maintenir que grâce aux individus, puisqu’il faut que ceux-ci la reproduisent. Quant à la société, elle disparaît dès que cessent les interactions entre individus. Donc nous portons et l’espèce et la société à l’intérieur de nous. Et en plus nous disposons de la conscience. Autrement dit, la morale n’est pas seulement pour l’individu. Elle régit aussi la relation individu/société. Et la bonne relation serait celle qui pourrait développer une démocratie, car, la démocratie, c’est ce qui permet aux individus contrôlés de devenir eux-mêmes contrôleurs, et d’assumer ainsi responsabilité et solidarité. Et il y a aussi l’éthique à l’égard du genre humain, qui exige d’œuvrer pour la citoyenneté planétaire. Elle a ses avant-gardes, comme l’Alliance pour un monde responsable et solidaire (…), Survival international, Greenpeace... Bref, tous ceux qui militent pour cette citoyenneté terrienne, sans nier les autres citoyennetés. De multiples mouvements se développent, encore minoritaires, encore isolés les uns des autres. Ils devraient se relier pour dessiner le visage d’une nouvelle politique de l’homme, et une politique de civilisation. (…)
Ces problèmes clés, je les porte de plus en plus au niveau de l’éducation. Si l’on n’examine pas ces problèmes, on est condamné à toujours se tromper et à vivre dans le monde des illusions.
M. -C. N. : Diriez-vous qu’aujourd’hui les intellectuels sont particulièrement menacés, et que le travail que vous faites est menacé par le totalitarisme technoscientifique de notre époque, pour lequel seuls comptent la quantité, et non la qualité, le rapide et non la durée ?
E. M. : Il y a, c’est incontestable, une hégémonie de ce mode de pensée qui réduit tout au calcul. Et ce mode de pensée, qui règne dans l’économie et dans la technique, est une forme nouvelle de barbarie, venue de notre civilisation même et qui, aujourd’hui, coopère avec les vieilles barbaries venues du fond des âges. (…) C’est pour cela que le travail de réflexion et de pensée est menacé. Mais il est menacé à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur parce qu’on vit dans un monde chronométré, précipité, et que le temps de la réflexion nous manque - il n’y a pas d’investissement réflexif, pas plus en politique qu’ailleurs, on vit au jour le jour, on est pris dans des planifications, des programmations. Mais il est aussi menacé de l’extérieur ; à la télévision, par exemple, toute forme de débat vraiment argumenté est devenue impossible. Il fut un temps où l’on pouvait discuter pendant une heure avec un interlocuteur ; aujourd’hui, on veut du spectacle. Quant au livre, il devient une marchandise, et son circuit se fait de jour en jour plus rapide et court. On l’envoie chez les libraires, ceux-ci n’en veulent pas, le renvoient, et nombre de livres meurent aussitôt nés. Bref, le livre est de plus en plus intégré dans les circuits d’une machine énorme, anonyme et mercantile, et la critique de plus en plus dominée par des clans, qui peuvent saluer des navets comme des chefs-d’œuvre. Bien sûr, et c’est heureux, on publie quand même quelques livres intéressants, et qui embrassent tous les domaines, surtout dans les petites maisons d’édition. Tout n’est donc pas perdu (…).
M. -C. N. : Diriez-vous qu’un des grands devoirs, c’est le devoir de résistance ? Résistance à soi-même, résistance au déterminisme, et résistance à ces nouvelles formes de barbarie ?
E. M. : Oui, nous sommes condamnés à la résistance. (…) Je suis devenu un conservateur révolutionnaire. Je ne prends plus le mot révolution dans une acception où, à mon avis, il a été pollué et souillé. Il faut tout révolutionner, mais en conservant les trésors de notre culture.

Edgar Morin, "Itinérance" (entretiens avec Marie-Christine Navarro), Ed. Arléa, Paris, 2000 (extrait choisi par A.D).


Lire aussi  cet entretien avec Edgar Morin: Le temps est venu de changer de civilisation