10 janvier 2017

Pourquoi je suis musulman. Suite. Roger Garaudy répond dans "Le Monde" (1983)



Roger Garaudy répond...
LE MONDE | 01.10.1983 

Après mon article: " Pourquoi je suis musulman ", j'attendais un dialogue à un autre niveau que celui des lettres publiées dans le Monde du 10 septembre. Un musulman pieux disait: " Je te donne ce que j'ai; tu me donnes ce que tu as. " Dans cet échange, M. Mozaffari a peu à donner, sinon l'occasion de rappeler, contre des ignorances étranges (qu'il n'est malheureusement pas seul à partager), quelques points fondamentaux.
Il me reproche d'avoir affirmé que le prophète Mohamed n'a jamais prétendu créer une religion nouvelle, mais rappeler à la foi fondamentale d'Abraham. C'est pourtant ce que le Coran enseigne: " Qui donc professe une meilleure religion que celui qui répond à l'appel de Dieu, qui fait le bien et qui suit la religion d'Abraham ? " (IV, 125), et, par conséquent: " Suivez la religion d'Abraham " (II, 135). Le Coran recommande de s'adresser fraternellement aux juifs et aux chrétiens: " Dites: Notre Dieu, qui est votre Dieu, est unique, et nous lui sommes soumis " (XXIX, 46).
M. Mozaffari me reproche d'avoir dit qu'être musulman n'est pas renier Jésus. A-t-il l'ignorance médiévale de la manière dont il est parlé de Jésus dans le Coran: " Oui, le Messie, Jésus, fils de Marie, est le Prophète de Dieu; il est Sa Parole, qu'il a semée en Marie, un Esprit émanant de Lui " (IV, 171) ?
Je ne veux nullement ainsi faire un cours de théologie sur la christologie dans le Coran, mais combattre seulement des clichés générateurs d'incompréhension et de haine, comme j'ai toujours tenté de le faire, par les dialogues entre chrétiens et marxistes, comme avec le " dialogue des civilisations ". Cinq siècles d'une sanglante histoire ont montré que l'atrophie de la dimension divine, transcendante de l'homme, a conduit à une jungle où s'affrontent les volontés de croissance, de puissance et de violence des individus, des groupes et des nations, et peut nous conduire à un suicide planétaire.
L'œcuménisme total que j'invoque est dans le Coran: " Nous croyons à ce qui a été à Moïse, à Jésus, aux prophètes, de la part de leur Seigneur, nous ne faisons point entre eux de différence " (II, 36 et III, 84). A côté de l'immensité de cette tâche, quelle pauvre rancœur dans le cri de M. Mozaffari - " Je ne connais qu'un seul Allah: c'est celui qui m'a foutu dehors de mon pays " ! Il m'est arrivé, à moi aussi, d'être exclu d'une communauté. Je lui avais donné trente-sept ans de ma vie. J'en ai souffert à en mourir; mais jamais je ne confondrai les quelques hommes qui m'ont fait cela avec le marxisme, et jamais je n'ai parlé ni ne parlerai ainsi à la communauté fraternelle à laquelle j'ai appartenu, même si ses dirigeants provisoires m'en ont exclu.
" Pourquoi se convertir à quelque chose qui est inexistant ? ", insiste M. Mozaffari. J'ai dit déjà qu'il n'existe pas davantage de " société chrétienne ", mais que Jésus demeure un ferment de nos vies, et qu'il nous appartient, contre toutes les pesanteurs du passé, de faire toujours davantage " exister " sa brèche dans l'histoire. Il en est de même pour le judaïsme ou l'islam, quelles que soient leurs perversions historiques.
Bien entendu, cela suppose que l'on ne se réduise pas au petit positivisme dont se réclame Mme Lily Skenasi, qui nous propose ce principe de vie: " Il y a des atomes, et il y a de l'espace - et tout le reste est opinion. " Principe de mort pour tout ce qui donne un sens et une beauté à la vie: l'espérance - à défaut de la foi, - l'art, l'amour, ne se réduisent pas aux atomes, à l'espace et à l'opinion. Je souhaite seulement à Mme Skenasi de dépasser cette " suffisance " pour vivre une vie à visage humain.
Je remercie le docteur Benoît Gammer de poser enfin, avec force et humilité, le vrai problème: contre toute tentation de triomphalisme (" ne voir l'islam qu'à travers des textes "), n'oublier jamais " les contradictions et les souffrances ", dans les sociétés islamiques comme en toute société, et appeler les uns et les autres à " s'interroger sur leurs responsabilités historiques ". Puisse son appel être entendu par les " suffisants ". J'accepte sans réticences sa critique. J'essaierai, pour ma part, de lui être fidèle,