19 janvier 2017

L'indifférence oeuvre puissamment dans l'histoire (Gramsci)

[Texte proposé par A.D que je salue fraternellement en lui souhaitant foi et courage]

Je hais les indifférents. Je crois comme Friedrich Hebbel que « vivre signifie être partisan ». Il ne peut exister seulement des hommes, des étrangers à la cité. Celui qui vit vraiment ne peut qu’être citoyen, et prendre parti. L’indifférence c’est l’apathie, le parasitisme, la lâcheté, ce n’est pas la vie. C’est pourquoi je hais les indifférents. (…)
L’indifférence œuvre puissamment dans l’histoire. Elle œuvre passivement, mais elle œuvre. Elle est la fatalité ; elle est ce sur quoi on ne peut pas compter ; elle est ce qui bouleverse les programmes, ce qui renverse les plans les mieux établis ; elle est la matière brute, rebelle à l’intelligence qu’elle étouffe. Ce qui se produit, le mal qui s’abat sur tous, le possible bien qu’un acte héroïque - de valeur universelle - peut faire naître, n’est pas tant dû à l’initiative de quelques-uns qui œuvrent, qu’à l’indifférence, l’absentéisme de beaucoup. (…) La fatalité qui semble dominer l’histoire n’est pas autre chose, justement, que l’apparence illusoire de cette indifférence, de cet absentéisme. Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, à l’abri de tout contrôle, tissent la toile de la vie collective, et la masse l’ignore, car elle ne s’en soucie point.
Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Mais les faits qui ont mûri débouchent sur quelque chose; mais la toile tissée dans l’ombre arrive à son accomplissement: et alors  il semble que ce soit la fatalité qui emporte tous et tout sur son passage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre dont nous tous serions les victimes, celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, celui qui avait agi et celui qui était indifférent. Et ce dernier se met en colère, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait qu’il apparaisse clairement qu’il n’a pas voulu, lui, qu’il n’est pas responsable. Certains pleurnichent pitoyablement, d’autres jurent avec obscénité, mais personne ou presque ne se demande: et si j’avais fait moi aussi mon devoir, si j’avais essayé de faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il arrivé ce qui est arrivé ? Mais personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence (…).
La plupart, au contraire, devant les faits accomplis, préfèrent parler d’idéaux qui s’effondrent, de programmes qui s’écroulent définitivement et autres plaisanteries du même genre. Ils recommencent ainsi à s’absenter de toute responsabilité. Non bien sûr qu’ils ne voient pas clairement les choses, et qu’ils ne soient pas quelquefois capables de présenter de très belles solutions aux problèmes les plus urgents, y compris ceux qui requièrent une vaste préparation et du temps. Mais pour être très belles, ces solutions demeurent tout aussi infécondes, et cette contribution à la vie collective n’est animée d’aucune lueur morale ; elle est le produit d’une curiosité intellectuelle, non d’un sens aigu d’une responsabilité historique qui veut l’activité de tous dans la vie, qui n’admet (…) aucune forme d’indifférence.
Je hais les indifférents aussi parce que leurs pleurnicheries d’éternels innocents me fatiguent. Je demande à chacun d’eux de rendre compte de la façon dont il a rempli le devoir que la vie lui a donné et lui donne chaque jour, de ce qu’il a fait et spécialement de ce qu’il n’a pas fait.

Antonio Gramsci, "La Cité future", 1917.


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