06 janvier 2017

"Le Monde" et le rassemblement musulman de Lyon en 1985



CINQ MILLE MUSULMANS RASSEMBLÉS A LYON L'islam à cœur ouvert
LE MONDE du 17.12.1985
par HENRI TINCQ. 

Dans les locaux sans âme d'une foire-exposition, des imams à la tribune récitent imperturbablement le Coran. Reprises par une sono assourdissante, leurs mélopées rythment le désordre de la foule qui débarque des cars en gandoura ou costume de ville, hommes d'un côté, femmes de l'autre.
Jamais l'islam en France n'avait connu un tel rassemblement. Les organisateurs seront même débordés l'après-midi quand l'heure venue, des appels à la prière sont montés des rangs, troublant les interventions. On a alors vu les fidèles courir vers les salles de prières spécialement aménagées, se déchausser et s'agenouiller.
Ceux qui attendaient de ce rassemblement de 5 000 musulmans un meeting politique de riposte aux agressions racistes auront été sûrement déçus. La résolution finale condamne fermement ces dernières, mais insiste surtout sur " le message pacifique, fraternel et tolérant de l'islam ". C'est en affirmant leur identité religieuse que les musulmans espèrent aujourd'hui préserver leurs intérêts communautaires.
D'où d'étonnantes scènes d'autocritique. Comme celle de Cheikh Abbas, recteur de la Mosquée de Paris depuis 1982, Algérien de soixante-douze ans natif du Constantinois, mystérieux derrière ses lunettes noires, tirant nerveusement sur un chapelet dont il ne se sépare jamais. Il s'est lancé au micro dans une improvisation d'une heure, coupée par les cris de "Allah Akou Akbar " (Dieu est grand) et terminée par des scènes d'effusion : "L'Occident ne connaît de l'islam, s'écrie-t-il en arabe, que ce que nous lui disons. C'est nous qui sommes responsables de l'image caricaturale, injuste, agressive, méchante qui est donnée en France de l'islam. "
Et selon une traduction dont il garantira plus tard la fidélité, le leader spirituel des musulmans de France ajoute : " Oui, nous péchons de donner une mauvaise image de l'islam, car nous sommes des menteurs, nous crions, nous sommes sales, nous jetons n'importe quoi dans les escaliers d'immeubles, nous faisons hurler nos radios... "
Tous les orateurs de la journée sont intervenus dans le même sens : les musulmans doivent redevenir de bons musulmans, c'est-à-dire retrouver une identité religieuse chahutée par leurs conditions de vie en France, contestée par les jeunes " beurs " eux-mêmes, et se rappeler la vocation naturelle de l'islam à la bonne entente avec ses voisins.

" Un islam de caves "

Roger Garaudy à ce rassemblement

Salma al Farouki à ce même
rassemblement
Présenté comme " le plus grand penseur de France", le converti Roger Garaudy va jusqu'à tendre la main " aux hommes de toutes les religions, de toutes les sagesses, pour qu'ils travaillent ensemble à montrer ce que signifie la présence de Dieu dans la société. " " L'islam est une théologie de la libération, ajoute-t-il devant un public d'hommes aux poings dressés serrant un Coran. " C'est le même combat pour la justice et la paix que mènent les chrétiens des communautés de base d'Amérique latine, les résistants afghans, les Palestiniens, les Noirs d'Afrique du Sud. " L'islam en France est un " islam de caves ", affirme pour sa part Rachid Benaïssa. Mais par-delà les dénonciations ponctuelles - celles de l'insécurité, du mépris au quotidien, des difficultés de construction d'une mosquée, d'ouverture d'une école musulmane, - le processus recherché par les autorités islamiques semble vouloir être celui d'un " désamorçage de la violence ". La proximité des élections ? Le Pen ? Un seul mot du recteur Cheikh Abbas, arraché au cours d'une conférence de presse : " Le peuple français est assez sage et trop bon pour laisser passer des courants politiques dans lesquels il ne se reconnaîtrait pas. "
Le retour aux sources de l'islam, dont a voulu témoigner ce rassemblement lyonnais, prend une autre signification liée à la course de vitesse engagée depuis quelques semaines par les associations musulmanes pour prendre la tête d'un regroupement au plan national de la communauté. " L'heure est venue, a dit Cheikh Abbas, de mettre fin à l'émiettement. Que les centaines d'associations représentées ici soient les premiers maillons d'une union beaucoup plus large. "
Si le besoin est unanimement ressenti de constituer une force unique et reconnue, il existe actuellement deux modes de regroupement : le plus important, autour de la Mosquée de Paris, prétend représenter au moins quatre cents associations et l'essentiel de la communauté algérienne, de loin la plus nombreuse (800 000 sans compter les Français d'origine algérienne) ; le deuxième regroupement est déjà officiellement constitué, depuis le 30 novembre dernier, sous le nom de Fédération nationale des musulmans de France. Il se déclare soutenu par cent soixante-dix associations composées surtout de Français de souche et de Marocains.
Cette Fédération pourrait se définir par un sentiment antialgérien assez fort. " La communauté musulmane, explique l'un de ses responsables, Kharil Merroun, a trop souffert de gens qui ont voulu la diriger de force. Nous en avons assez du patriotisme et du chauvinisme. " Elle accuse l'Algérie d'" hégémonie " et d'" ingérence ", par l'intermédiaire de la Mosquée de Paris dont elle nomme le recteur et assure le financement. De son côté, la Mosquée de Paris reproche à la Fédération d'être soutenue par l'Arabie Saoudite à travers la Ligue islamique de La Mecque.
Les ponts ne sont pas rompus. Chacun de ces deux regroupements exprime le même souci de tolérance, d'unité, de restauration de l'image de marque de l'islam pour améliorer son statut dans la société, mais les divisions politiques de la communauté musulmane compromettent un processus d'unification que le facteur religieux à lui seul, même en plein réveil, semble incapable de mener à bien.