19 novembre 2016

Marxisme et christianisme (5/5). Fécondation réciproque, par Roger Garaudy



Parce que cette intégration est nécessaire au
développement du marxisme, il m'est arrivé souvent
de dire : le marxisme s'appauvrirait si saint
Paul, saint Jean de la Croix ou Pascal lui devenaient
étrangers. La réciproque aujourd'hui est
vraie : le christianisme s'appauvrirait si le
marxisme lui devenait étranger.
A quels niveaux peut s'opérer cette fécondation
réciproque?


Si le marxisme n'est pas conçu comme une philosophie
dogmatique de la nature dont la philosophie
de l'histoire ne serait qu'un cas particulier, mais s'il
est conçu comme Marx le concevait, c'est-à-dire
comme une méthodologie de l'initiative historique
permettant de concevoir et de réaliser, à partir des
contradictions présentes d'une société, un possible
futur, la recherche marxiste se développe à trois
niveaux, qui peuvent être ceux de la rencontre avec
l'approche chrétienne de l'homme et de son histoire:
1° Une analyse historique de la société, de
l'homme, et de leurs contradictions;
2* Un projet historique lié à cette analyse;
3" Une méthode et des moyens pour réaliser ce
projet.

Quels sont les apports de chacun et quelle peut
être la fécondation réciproque, à ces trois niveaux
de la rencontre entre le christianisme et le
marxisme?

1° Au plan de la conception de l'homme, de la
société et de leur tension.
Le thème central de la réflexion de Marx, sur ce
point, nous l'avons déjà évoqué (p. 51 sq), c'est
celui de l'aliénation et de la « praxis » propre à la
surmonter.
Dès les manuscrits de 1844, Marx pose ce problème
dans toute son ampleur et à tous ses niveaux
(de l'aliénation économique du travail à ses conséquences
philosophiques et spirituelles), mais avec
les concepts et le langage de la philosophie allemande,
de Fichte, de Hegel et de Feuerbach. Dans
le Capital Marx s'attache surtout aux aspects économiques
de cette aliénation, qu'il analyse d'une
manière beaucoup plus rigoureuse et beaucoup plus
concrète à partir de la notion de « fétichisme de la
marchandise » comme racine de l'exploitation
sociale, de l'oppression politique et de la mystification
spirituelle. Cela ne l'empêche nullement,
sans sortir de l'analyse économique, de marquer le
point d'insertion des problèmes philosophiques :
 «l'inversion des rapports du sujet et de l'objet»
{Capital, Ed. Sociales, t. VI, p. 63).
Marx, dans le Capital (comme dans les manuscrits
de 1844), dégage les moments historiques de
cette aliénation à partir de sa conception de la
naissance de l'homme : lorsqu'il définit le travail,
sous sa forme spécifiquement humaine par opposition
à toutes les formes du travail animal (de
l'abeille ou de la fourmi, du castor ou du singe)
comme travail précédé de la conscience de ses fins,
(Capital, t I, p. 181) i l montre comment, avec
l'homme et son projet, émerge un niveau qualitativement
différent du devenir de la nature : celui
de l'histoire humaine par rapport à l'évolution biologique.
L'homme, souligne Marx, fait désormais sa
propre histoire alors qu'il n'a pas fait celle de la
nature (Capital, t II, p. 59 note).
L'aliénation du travail, dans toute société de
classe, faisant de la détermination des fins et des
méthodes de travail (et de l'appropriation de son
fruit) un privilège du propriétaire des moyens de
production, tend à dépouiller ce travail de son
caractère spécifiquement humain, et, par conséquent,
à régresser jusqu'à des formes d'histoire
humaine ressemblant au développement de la
nature.
L'analyse de Marx, dont je viens de rappeler
seulement le principe et la trajectoire d'ensemble,
apporte au chrétien une contribution capitale. Trop
souvent, au cours de l'histoire du christianisme,
l'on a considéré comme une conséquence et une
punition du « péché originel » la plupart des conséquences
de la division de la société en classes, et
cette division elle-même qui se trouvait ainsi légitimée,
sanctifiée. Nous ne remonterons pas à un
passé lointain où, par exemple, de saint Augustin
à Bossuet, l'on a considéré l'esclavage comme la
« sanction du péché » (saint Augustin, Cité de D i e u ,
L. XIX.15). « C'est pourquoi, ajoute saint Augustin
(ibidem) l'Apôtre recommande aux esclaves eux mêmes
d'être soumis à leur maître. »
Plus près de nous, tout ce qu'il est convenu d'appeler
la « doctrine sociale de l'Eglise », à l'époque
du capitalisme, depuis Léon XIII jusqu'à nos jours,
est fondé sur cet axiome, formulé dans toute sa
généralité par Pie X, le 18 décembre 1903 : « La
société humaine, telle que Dieu l'a établie, est composée
d'éléments inégaux. En conséquence i l est
conforme à l'ordre établi par Dieu qu'il y ait dans
la société humaine des princes et des sujets, des
patrons et des prolétaires... »
Ce principe de base de l'inégalité de droit divin
auquel les Encycliques depuis lors ont donné des
formulations moins choquantes mais sans mettre en
cause le fond, implique deux corollaires inévitables :
« Le système capitaliste n'est pas intrinsèquement
mauvais, mais il a été vicié » (Encyclique Quadragesimo
Anno) et, par contre : «Le communisme est
intrinsèquement pervers. » (Pie XII en 1948.)
L'évolution politique majeure d'un nombre crois
sant de chrétiens a tendu à inverser radicalement
cette position, c'est-à-dire à condamner le capitalisme
dans son principe et le socialisme dans ses
perversions. Ce qui implique une conception radicalement
différente de 1'« ordre établi par Dieu»,
et plus encore le refus de voir dans la division en
classe et dans la lutte de classe une conséquence
et une expiation du péché. (Avec ce que tout cela
comporte de résignation, d'acceptation et de conservatisme.)
Le « péché originel » sous la forme où i l est traditionnellement
présenté, disait déjà le père Teilhard
de Chardin, est « une tentative d'explication
du mal dans une conception fixiste du monde ».
De ce point de vue, l'intégration, par les chrétiens,
de l'analyse marxiste de l'aliénation, leur permet
de «purifier» leur conception du péché. Un nombre
croissant de chrétiens refuse d'expliquer (et
par conséquent de justifier et de sacraliser) par
une mythologie, une métaphysique ou une théologie
du péché qui les présenterait comme faisant
partie d'une condition éternelle de l'homme, et,
par conséquent, les soustrairait à sa responsabilité
personnelle et à son action des maux proprement
historiques, découlant de telle structure sociale et
dont l'élimination relève d'une action scientifique
et militante des hommes. En un mot l'analyse
marxiste de l'aliénation permet d'empêcher la
confusion mortelle par laquelle on risque de mettre
sur le compte du péché originel, ce qui découle de
l'histoire de l'homme et relève de sa responsabilité.
Mais réciproquement si l'on élimine ainsi du
péché originel tout ce qui peut ressembler à une
étrange malédiction première imprescriptible, tout
ce qui permettrait d'en faire, à peu de frais, une
« explication » ou une « justification » de réalités
historiques qu'il nous appartient de combattre au
lieu de faire obligation et vertu de nous y résigner,
n'est-il pas nécessaire au marxiste de réfléchir sur
la signification profonde de cette exigence chrétienne?
Sans intervenir le moins du monde dans l'interprétation
théologique, ni dans la manière dont le
chrétien « vit » personnellement cette expérience,
est-ce que, même rabattu par un athée (mais un
athée soucieux de ne mutiler l'homme d'aucune de
ses dimensions) sur le plan de sa vie personnelle de
militant, comme de notre histoire, i l n'y a pas, au
fond de cette exigence chrétienne, le fertile refus
de toute « suffisance » ?
Symétriquement à la leçon de « purification »
historique du péché par la critique marxiste de
l'aliénation, n'y a-t-il pas pour le marxiste une
leçon d' « ouverture » à recevoir, sur ce plan de
l'expérience chrétienne vécue dans sa profondeur?
Concrètement, cette réflexion non seulement peut
nous éviter de tomber dans l'illusion selon laquelle,
le socialisme étant instauré, toute aliénation disparaît
avec la suppression de l'exploitation de
l'homme par l'homme (selon la thèse naïve que
m'opposait le dirigeant communiste allemand
Kurella à l'occasion d'une polémique sur Kafka) ;
non seulement elle peut nous éviter de croire que,
les bases économiques du socialisme étant réalisées,
un homme nouveau en naîtra nécessairement;
mais plus encore, elle peut nous aider à prendre
conscience, au-delà de toutes ces « suffisances »
d'un marxisme dogmatique perverti, de l'exigence
d'infinité que comporte la dialectique du développement
de la société et de l'homme.
Non seulement le socialisme, première étape du
communisme, mais le communisme lui-même ne
mettra pas fin à toutes les aliénations. Certes les
plus monstrueuses, engendrées par les sociétés de
classe, par les oppressions politiques, par les manipulations
culturelles, peuvent être, pour l'essentiel,
vaincues, mais à aucun moment i l ne nous sera
possible de nous retourner vers notre oeuvre et de
dire, comme un Dieu trop vite satisfait au 7e jour
de la Création : cela est bien !
Le communisme ne sera que le «huitième jour
de la création », suivi de bien d'autres jours, celui
d'une création sans fin de l'homme par lui-même
et de son histoire.
Marx ne concevait pas le communisme comme
la fin de l'histoire, mais seulement comme la fin
d'une préhistoire faite d'affrontements humains.
La dialectique ne sera pas bloquée par la victoire
de la société sans classe. Elle deviendra seulement
alors une dialectique spécifiquement humaine en
laquelle i l n'y aura pas, entre l'homme et ses projets
d'avenir, l'écran et l'obstacle de servitudes et
d'aliénations historiques désormais surmontées,
mais une contradiction sans fin et une contradiction
vivifiante entre le réel réalisé et les possibles réalisables.
L'homme continuera d'être compliqué et
grand, de se poser des problèmes, de connaître les
tensions et les efforts de la création, avec les pesanteurs
de son passé, avec ses chutes possibles, c'est-àdire,
avec tout ce qu'un marxisme soucieux de ne
mutiler l'homme d'aucune de ses dimensions se
doit d'intégrer de l'expérience chrétienne de l'angoisse
et de 1' « avenir absolu », comme le dit le
père Rahner.

2° Au niveau du projet historique, l'espérance
chrétienne et l'espérance marxiste s'excluent-elles
réciproquement ?
En ce qui concerne le contenu du programme
historique, i l ne saurait se poser de problèmes graves.
Si les marxistes ne confondent pas les fins du
communisme : faire de chaque homme un homme
c'est-à-dire un créateur, à tous les niveaux, de l'économie,
de la politique, de la culture, avec les
moyens pour y parvenir, c'est-à-dire la suppression
dé la propriété privée des moyens de production,
l'espérance marxiste ne se limite pas à la victoire
sur le capitalisme. Et si le chrétien ajoute : faire
de l'homme un créateur à l'image de Dieu qui
nous a créés créateurs, cela ne crée nul antagonisme
sur notre programme historique commun. Pas davantage
si le chrétien tient à rappeler que, quelle
que soit l'étape atteinte dans cette voie, cette réalisation
historique, « terrestre », ne s'identifiera pas
avec le « Royaume de Dieu ». Il faut dire clairement
que la volonté de réaliser l'homme et chaque
homme dans sa plénitude sur cette terre, dans l'histoire,
n'est pas nécessairement liée à la négation
du ciel. L'expérience de plusieurs années de dialogue
a montré que, sur cette question du programme
historique, la difficulté ne venait pas de ce
que nous avions des solutions différentes et opposées
à la question de la lutte contre les aliénations
de l'homme, son exploitation, son oppression, sa
manipulation, mais de ce que nous n'avions pas de
solution qui se soit révélée historiquement efficace
pour y mettre fin : en un millénaire et demi de
primauté l'Eglise chrétienne, même lorsqu'elle en
a eu le pouvoir temporel, n'a jamais réussi à réaliser
ou à inspirer un système social libérateur, et
le marxisme, qui est devenu un système politique
réel depuis un demi-siècle, a connu, lui aussi, de
telles perversions, qu'en dépit de réalisations irrécusables
dans la lutte contre l'exploitation économique,
i l n'a pas fait reculer sensiblement ni l'oppression
politique ni la manipulation des esprits.
C'est pourquoi le problème du dialogue n'est pas
de s'affronter en comparant les uns le christianisme
tel qu'il devrait être au communisme tel qu'il est,
et les autres le marxisme tel qu'il devrait être au
christianisme tel qu'il est, mais d'organiser, plus
modestement, la recherche commune.
Il est vrai que, là encore, un lourd contentieux
historique pèse sur le dialogue : l'interlocuteur
marxiste, prévenu par l'expérience du passé, a
spontanément tendance à croire que l'espérance
chrétienne est aliénante et démobilisatrice pour un
révolutionnaire, et le chrétien que l'espérance
marxiste est aliénante et mutilante pour le croyant.
Dans quel cas, dans quelle interprétation, chacune
de ses espérances peut-elle devenir une aliénation ?
Il est certain que l'espérance chrétienne est aliénation
chaque fois que le chrétien considère que,
pour se tourner vers Dieu, il doit tourner le dos au
monde, chaque fois qu'il sous-estime ou dévalue
l'action ou le combat historiques, terrestres, pour
transformer le monde, au nom d'un au-delà, qui
seul aurait pleine valeur, comme si l'on pouvait
accéder au «Royaume de Dieu», sans passer par
la transformation de la terre des hommes. Une telle
attitude de détachement et d'évasion est en effet
aliénante. Mais cette attitude appartient de plus en
plus au passé. Ce n'était pas le moindre mérite du
père Teilhard que d'exalter la sanctification par
« traversée » du monde et non par abandon, et celui
du pasteur Bonhoeffer de rappeler que la rencontre
de Dieu se réalise dans l'accomplissement de
l'homme et non dans ses échecs. Nombreux sont
les chrétiens conscients aujourd'hui que 1' « autre
monde» n'exclut pas mais au contraire exige un
monde autre, et qui pensent, avec le père Chenu,
contre toute conception dualiste de l'autre monde
et de celui-ci, que « Dieu n'a pas créé un univers
tout fait... Il a appelé l'homme à coopérer avec lui
à l'organisation progressive d'un univers dont il
doit être, lui, image de Dieu, le démiurge et la
conscience ».
Il est certain que l'espérance marxiste est aliénation
chaque fois qu'elle oublie que « l'homme est
trop grand pour se suffire à lui-même », selon l'expression
du père Girardi. C'est-à-dire chaque fois
qu'elle cède à l'illusion qu'en changeant le système
de propriété, ou même un ensemble plus vaste de
rapports sociaux, un « homme nouveau » naîtra
nécessairement.
Sans aucun doute le changement des structures
est indispensable pour rendre possible un changement
profond de l'homme (de chaque homme et de
tous les hommes). C'est l'apport essentiel du
marxisme aux sciences humaines et à l'action militante.
Mais il faut dire très clairement que la prétendue
« lecture » de Marx faite par les théoriciens
d'un structuralisme doctrinaire les conduisant à un
« antihumanisme théorique » selon lequel, comme
l'écrit l'un d'eux, «l'homme est une marionnette
mise en scène par les structures », n'est pas une interprétation
du marxisme : elle n'a rien à voir avec
le marxisme. L'histoire telle que la conçurent Marx
et Lénine ne se réduit pas à ce mécanisme, ni à ce
déterminisme, même si on le baptise d'un nom nouveau
: « causalité structurale ». Ni pour Marx ni
pour Lénine la révolution socialiste n'était une certitude
automatique ou fatale : elle est un projet, qui
ne peut se réaliser que par une connaissance des
structures, mais qui comporte toujours un risque,
des possibilités d'échecs, un «pourrissement» de
l'histoire n'étant jamais exclu, précisément si l'on
s'abandonne à un prétendu déterminisme des structures.
Lorsque au contraire Marx, dans son analyse du
travail, définit l'homme par le projet, i l souligne,
par là même, ce qui est spécifiquement humain
dans l'homme : n'être pas le simple produit du
passé et de ses structures, mais être incessante création
de possibles futurs. Le marxisme n'est pas un
humanisme clos. Précisément parce qu'il est l'héritier
de toute la culture antérieure, i l a intégré, en
particulier à travers Fichte, cette dimension essentielle
de l'homme : l'homme est un être dont la
réalité est toujours à inventer. Marx a toujours
tenu les deux bouts de la chaîne : l'homme, écrit-il
(notamment à la première page du 18-Brumairé)
fait sa propre histoire, mais il ne la fait pas arbitrairement,
il la fait toujours dans des conditions
structurées par le passé.
Le christianisme comme « religion de l'avenir
absolu » (Rahner) même s'il considère l'espérance
marxiste, la conception marxiste de l'avenir,
comme insuffisante, ne peut donc y voir un obstacle
ou une aliénation; tout au plus peut-il considérer
que cette étape réalisée a v e c les marxistes, i l est
nécessaire d'aller au-delà.
Pour aller jusqu'au bout de ma pensée je dirai,
bien que ne partageant pas les perspectives de
l'espérance chrétienne, que cette interpellation permanente,
lancinante, sur l'insuffisance de toute réalisation
historique, est nécessaire au marxisme pour
ne pas s'enfermer dans l'autosatisfaction d'un humanisme
clos, pour élargir et approfondir toujours
son image de l'homme.
L'enrichissement que peut nous apporter à ce
niveau le christianisme est celui d'une « anthropologie
négative » (au sens où l'on parle d'une
« théologie négative ») nous rappelant en chaque
moment ce que l'homme n'est pas, ce à quoi i l ne
se réduit pas. Peut-être est-ce la condition nécessaire
d'une ouverture totale à l'avenir : en chaque
moment un avenir imprévisible peut surgir, imprévisible
dès lors qu'il n'est pas une simple extrapolation
du passé.
Je ne sous-estime pas la différence profonde
entre la conception chrétienne et la conception
marxiste de cette ouverture et de cette rupture. En
acceptant la révélation du « Dieu caché » et du Dieu
qui toujours vient et appelle, et par là même, l'avènement
et la promotion de 1' «homme caché», de
l'homme qui vient, que nous portons en nous sans
le savoir, et qui peut demain commencer ou reco-
mencer sa vie, en acceptant qu'en chaque moment
une crise puisse être ouverte dans nos sécurités, le
chrétien accepte que sa vie lui soit donnée.
Mais je me demande si un marxiste, pour être
pleinement fidèle aux exigences sans fin de sa propre
dialectique, de son propre humanisme, ne doit
pas affronter le risque de cette ouverture totale à
l'avenir, accepter aussi que sa vie lui soit donnée
par l'autre — disons : l'autre homme — à la
manière dont le chrétien accepte qu'elle lui soit
donnée par le Tout-Autre, qu'il appelle Dieu.
Je ne puis expliciter davantage ce point qui
n'est pas encore, pour moi, tout à fait clair. Mais,
par contre, ce qui est tout à fait clair, à la lumière
de l'expérience historique de la construction du
socialisme dans ce dernier demi-siècle et du développement
des partis communistes, c'est que le
marxisme est invariablement mutilé lorsqu'il refuse
la possibilité de la remise en question des «modèles
» de construction ou d'organisation qui ont
pu être efficaces, voire nécessaires à tel ou tel
moment du développement.
Peut-être, pour prévenir de nouvelles scléroses,
faut-il réfléchir, fût-ce en la transposant profondément,
sur l'exigence de Péguy, souhaitant à des
âmes cuirassées de vertus et de suffisance, « une
fissure pour la grâce ». Assez d'échecs et d'illusions
détruites ont ouvert dans le socialisme cette fissure,
parfois cette lézarde, pour que nous fassions l'effort
plus modeste de penser que nous ne disposons
pas d'une « science » toute faite, à apporter « du
dehors », mais que nous avons besoin, pour que le
marxisme demeure une science, qu'il accepte,
comme toute science, la possibilité de remises en
question d'hypothèses même fondamentales, et qu'il
accepte de l'autre, c'est-à-dire de la masse de ceux
qui veulent le socialisme, une nécessaire et permanente
interpellation.
Espérance chrétienne et espérance marxiste ont
ainsi l'une et l'autre besoin de l'autre pour ne point
devenir aliénation : une espérance chrétienne qui
n'accepterait pas l'incessant rappel marxiste à l'histoire
et à la terre des hommes, court le risque de
s'aliéner en une conception dogmatique de l'eschatologie
comme fin et but de l'histoire, et de s'en
remettre à d'illusoires providences extérieures, où
l'homme cesse d'être un homme, c'est-à-dire où i l
n'est plus un être actif et responsable de ses propres
actes, mais un être à qui i l arrive quelque
chose.
Réciproquement une espérance marxiste qui
n'accepterait pas le défi prophétique, court le risque
de s'aliéner dans ce déterminisme scientiste,
principe de tous les réformismes, comme de l'orthodoxie
stalinienne, et qui limiterait le militant au
rôle d'exécutant d'un dessein conçu sans lui, en
dehors et au-dessus de lui.
La fécondation réciproque permet d'éviter ce
double écueil. Contrairement au rationalisme
dogmatique des Grecs qui a parasité à la fois le
SIGNIFICATION HUMAINE DU SOCIALISME 141
christianisme et le marxisme et les a pervertis en
leur faisant perdre le sens de l'historicité véritable,
de la responsabilité personnelle inaliénable de chaque
homme à l'égard de ses actes et de son avenir,
elle permet de rendre à l'homme une vie authentiquement
historique, c'est-à-dire, contre la conception
grecque intemporelle de l'ordre du cosmos ou
de la cité, une vie faite de décisions engageant
pleinement la responsabilité personnelle.
Un socialisme digne de ce nom — cela découle de
la première partie de cet essai — implique non
seulement le respect, mais l'épanouissement de
cette dimension humaine. Sa réalisation requiert
les efforts conjugués des marxistes et des chrétiens.

3° Se séparent-ils au niveau des méthodes et des
moyens?
Sur ce point nous pouvons être très brefs car nous
avons ici affaire à beaucoup de faux problèmes, à
de fausses antithèses comme, par exemple, celle de
la violence révolutionnaire et de l'amour chrétien.
Dans un beau livre A m o u r chrétien et v i o l e n ce
révolutionnaire1 un théologien italien, le père
Girardi, a posé le problème du point de vue chrétien
en constatant qu'au procès de la violence, on
1. Editions du Cerf, 1970.
entre en juge ou même en accusateur, et l'on sort
en accusé.
Partant d'une analyse concrète de la violence
institutionnelle, il fait les constations suivantes :
« Avant d'être d'ordre moral, notre problème est
d'ordre historique : la lutte est dans les choses, que
nous le voulions ou non. Nous n'avons pas à nous
demander si nous devons admettre la lutte des
classes, mais de quel côté nous devons nous placer...
Nier le fait ou vouloir, d'une façon quelconque, se
mettre « au-dessus de la mêlée » revient, en définitive,
à se ranger du côté de l'ordre établi ».
(P. 61.) Ce fut, il y a vingt ans, l'expérience majeure
des « prêtres-ouvriers ». C'est, aujourd'hui, dans les
batailles du tiers monde, l'expérience de Don Helder
Camara.
«Comment nier, poursuit-il (p. 76), que nous
avons été et que nous sommes encore beaucoup
plus sensibles à la violence qui ébranle l'ordre...
qu'à celle qui le défend?» Si le choix était entre
violence et non-violence i l n'y aurait, pour le chrétien
et d'ailleurs pour quiconque, aucune hésitation
possible. «Mais, historiquement, ce n'est pas ainsi
que le problème se pose; en réalité i l faut choisir...
entre la violence des oppresseurs et celle des opprimés...
» (P. 56.) D'où il tire ces deux corollaires :
a) «N'est pas violent celui qui conteste le système
fondé sur la violence mais celui qui l'accepte
et le défend. » (P. 38.)
b) « L'Eglise du silence n'est pas seulement celle
qui se tait parce qu'elle est en conflit avec les
puissants, mais aussi et surtout celle qui se tait
parce qu'elle est leur alliée. » (P. 45.)
Sa démonstration, arrachant le masque de toutes
les hypocrisies, repose sur la distinction si simple
entre la violence de l'assassin et celle de celui qui
veut l'arrêter, au risque même de le tuer. Le commandement
de ne pas tuer n'implique-t-il pas celui
de ne pas laisser tuer? (P. 80 et 83.)
L'amour chrétien peut-il aujourd'hui se limiter
aux seuls rapports individuels sans risquer de devenir
inactuel ? Le problème est collectif et une charité
« artisanale » est impuissante. Le pape Pie XI luimême
parlait d'une charité « politique ». Cette prise
de conscience de la réalité historique ne met nullement
en cause le pouvoir créateur de l'amour dans
les rapports interindividuels, mais un amour qui
ne serait pas, en même temps, au service de la
transformation du monde est-il aujourd'hui concevable?
C'est pourquoi tant de chrétiens et de théologiens,
parmi les plus grands, se posant le problème
concrètement, constatent que « dans la conscience
de beaucoup de chrétiens — non de tous ni même
du plus grand nombre — est en train de mûrir le
sentiment d'un rapport historiquement nécessaire
entre amour et révolution. » (Girardi, p. 56.)
Certaines hypocrisies évidentes sur le problème
des « moyens » accélèrent cette prise de conscience :
si, dans des nations très chrétiennes l'on n'interdit
pas de tuer en Angola ou au Vietnam (quand
on ne bénit pas la tuerie!), comment est-il possible
d'interdire de participer à une révolution
ou à une guérilla, sinon parce que l'on approuve
les fins des colonisateurs, et pas celles des colonisés?
Ainsi, sur ce plan des méthodes et des moyens,
chrétiens et marxistes s'opposent surtout non par
l'esprit qui les anime mais par sa perversion. Sans
aucun doute serait incompatible avec un christianisme
authentique un marxisme qui prétendrait
que le changement de l'homme est possible par le
seul changement des structures. Sans aucun doute
serait incompatible avec un marxisme authentique
un christianisme qui prétendrait résoudre les problèmes
historiques par une simple prédication
morale et une charité artisanale.
L'efficacité historique exige que l'on s'attaque
à la fois aux structures et aux consciences. Il est
vrai que le marxisme historique a toujours eu une
certaine propension à mettre trop exclusivement
l'accent sur le premier terme, et le christianisme
historique l'accent sur le second. N'est-ce pas là le
signe d'une complémentarité nécessaire? Mais si
nous ne voulons pas qu'une telle rencontre se situe
simplement au niveau des « appareils », à partir
d'une confortable reconnaissance de 1' «irréductibilité
» ou de F « incompatibilité » définitive des
visées fondamentales de chacun, ce qui ne laisse
plus place qu'à des alliances tactiques, diplomatiques,
provisoires, et interdit la construction com-
mune d'un avenir à long terme, il faut reconnaître
que la logique du dialogue implique des contraintes.
Il n'est pas vrai qu'un dialogue est possible entre
un chrétien intégriste et un marxiste dogmatique :
c'est la loi du dialogue d'obliger les intégrismes et
les dogmatismes au recul. C'est d'ailleurs ce qui
fait sa fécondité.
Une authentique et humaine rencontre exige de
chacun des partenaires un profond changement de
lui-même, non pas au sens où l'on demanderait au
chrétien de n'être pas chrétien ou de l'être moins,
ou au communiste de n'être plus communiste ou de
l'être moins, mais en ce sens que cette rencontre
exige de chacun qu'il sache distinguer, dans sa propre
attitude, ce qu'il y a de fondamental et ce qui
découle des formes culturelles ou institutionnelles
que le christianisme ou le marxisme ont pu prendre
au cours de leur histoire. Non pour leur reprocher
naïvement d'avoir été historiquement conditionnés,
mais pour leur demander d'en prendre
conscience, de considérer que ce risque est toujours
actuel, et de nous aider mutuellement, à partir
d'une distanciation critique à l'égard du passé, qui
est notre trace, à construire ensemble l'avenir, qui
est notre dessein.
Il existe un stalinisme chrétien comme i l existe un
cléricalisme marxiste. L'un conduit aux inquisitions
et aux Syllabus, l'autre aux socialismes bureaucratiques
et despotiques.
Nous ne pouvons nous libérer de nos perversions
que par cette permanente et réciproque interpellation
de ce que chacune de nos communautés porte
en elle de meilleur.
A un moment où l'homme atteignant pourtant un
sommet de puissance l'espoir semble partout vaciller,
il est à la fois nécessaire et possible que nous
unissions nos efforts pour une tâche qui n'est rien
moins que réorienter l'histoire humaine.
La plus grande révolution reste à faire.
Nul d'entre nous ne peut la faire seul.
Ce serait un malheur historique que nous ne la
fassions pas ensemble.

Janvier 1971.

Roger Garaudy
Reconquête de l’espoir
Grasset, 1971, pages 126 à146

FIN DE LA SERIE MARXISME ET CHRISTIANISME