14 septembre 2016

L’ascèse ou "fana", par Roger Garaudy

La foi n’est pas une philosophie, une manière de penser, mais une manière de vivre. Pour être vécue dans sa vérité, par laquelle en se connaissant soi-même on connaît Dieu, elle exige une ascèse, une réalisation spirituelle par laquelle l’homme se dépouille de l’illusoire : des regrets qui lui font trouver un passé fantôme, des désirs qui lui font projeter de fantasmagoriques avenirs, d’un « moi» prétendant exister par lui-même, comme réalité autonome, comme s'il s’était donné à lui-même l’être.
Comment s’opère cette sortie du temps ? Par ce que les soufis appellent «l’anéantissement » (fana).
Le poète indien et musulman Kabîr nous découvre à la fois le principe et la fin du « fana » :
« D'abord : mourir, à tout désir.
Si tu es sans désir tu es le roi des rois.
... qui meurt ainsi de son vivant, renaît.
Vois, frère, le grand vent de la gnose a soufflé.
Il a tout balayé, le voile et l’illusion
et les liens de Maya. »
Alors survient la délivrance du temps et l’illumination :
« Il n’y a plus en moi nulle trace d'un «je» ;
où se tournent mes yeux je ne vois plus que toi.
quand j'étais, Dieu n’était pas,
et maintenant Dieu est, mais moi, je ne suis plus.
Sa lumière a fait fuir l’ombre de mon moi. »
Telle est la réalisation spirituelle suprême : l’annihilation du petit moi et l’identification à Dieu qui pense et vit en moi : « Celui qui se connaît soi-même est perdu dans l’Un. Je suis en tout, tout est en moi. »
Cette illumination de Kabîr, nourrie à la fois de la «non-dualité » indienne (advaita) et de la vision coranique du « tawhid », est celle de tous les spirituels.
La recherche de Dieu est essentiellement destruction des idoles, c'est à dire de toutes les réalités qui prétendent se suffire à elles-mêmes, ne pas dépendre en leur existence de celle de Dieu.
Détruire l’idolâtrie en sa racine, exige de combattre l’idolâtrie du « moi », l’illusion du « moi » d'être une réalité autonome, centre et mesure de toute chose : « L’idole de chaque homme est son propre ‘moi’ ». ( Futuwah 33 )
Parce que le «moi » est à la fois le lieu de nos dépendances et le lieu de nos désirs ; il nous fait entrer dans le jeu des échanges, des rapports de force, des causalités subalternes qui paraissent contraignantes dans la mesure seulement où l’on a l’illusion de croire qu'elles puisent en elles-mêmes leur force, leur sens, leur valeur, leur réalité même.
Tout au contraire : «Le soufi est celui qui ne possède rien et n’est possédé par rien. », déconnecté de tous les attachements temporels. C'est l’expérience de tous les mystiques : «Si tu veux arriver à être tout, veille à n’être rien de rien », dit Saint Jean de La Croix dans sa Montée au Carmel ( I, 13. )
« Tant que tu es conscient de toi-même, écrit Attar, tu ne verras que le multiple ; une fois mort à toi-même tu verras partout l’Un. »
Tel est le « fana » des soufis musulmans: faire le vide en soi pour que l’Un seul y règne.
« L’anéantissement (fana) consiste en ceci : la conscience intérieure (batin) est envahie par la Réalité Vraie, et il ne lui reste plus aucune conscience de ce qui n’est pas lui[1]. »
Mourir à soi, effacer toute limitation du «moi», pour vivre de la vie éternelle du Tout, de l’Un, est l'épreuve majeure de tout mystique, le vœu de son plus haut désir.
Un exemple particulièrement typique du maintien des traditions anciennes dans des époques ou des contrées où les structures sociales les ont rendues totalement obsolètes, est celui du statut de la femme. Il consacre dans la plupart des pays occidentaux des inégalités flagrantes de salaires : 20% de moins que les hommes à qualification et responsabilités égales. Discrimination plus marquée encore dans le choix des cadres économiques comme des responsables politiques. Les exceptions outrageusement médiatisées ne changent rien au fait de la proportion infime de femmes chefs d'entreprises ou occupant des postes dirigeants, même dans les secteurs publics. L'Église catholique consacre l'infériorité ontologique de la femme en lui refusant le droit d'administration des sacrements, et plus généralement, en lui interdisant l'accès à la prêtrise.
Il en est de même, parfois en pire, dans certains pays musulmans, où la subordination de la femme et l'infériorité de son statut humain, depuis le droit familial jusqu'au droit à la culture et au gouvernement des États est demeuré, en vertu du littéralisme des traditionnalistes, ce qu'il était il y a des siècles et dans les conditions historiques du Moyen Orient.
Les religions institutionnelles sous la pression immobiliste de leurs hiérarchies cléricales ou de leurs « docteurs de la loi » y jouent le rôle le plus néfaste, qu'il s'agisse des juifs, des catholiques ou des musulmans, dans leur « majorité » essentiellement rétrogrades et fossoyeurs de la foi.
Roger GARAUDY