15 août 2016

Sur les sources du marxisme. 2/ HEGEL. Par Roger Garaudy



La conception hégélienne de la philosophie, comme
dépassement de l'art et de la religion dans l'expression
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de la vérité absolue, apporte la réponse à la
question posée aux premières lignes de ce livre.
Hegel, disions-nous, a posé un problème que notre
siècle est en train de résoudre.
Pour Hegel, la philosophie, comme la religion, naît
du déchirement du monde, et, comme elle, sa mission
est de surmonter ce déchirement.
Il compare volontiers son époque avec celle où
naquit le christianisme et il s'assigne une tâche semblable
à celle qu'accomplit la religion chrétienne7.

7. Philosophie de la religion, III" partie, p. 215.

Ce qui caractérise une telle époque, c'est à la fois
une « rupture dans le monde réel » et, ce qui en est
la conséquence, le dédoublement de l'homme, la rupture
entre l'existence intérieure et l'existence extérieure,
l'esprit ne se sentant plus satisfait par le
présent immédiat8.
Hegel conçoit une « concordance des révolutions
politiques avec l'apparition de la philosophie9 », non
pas en établissant entre les deux phénomènes un
rapport de cause à effet, mais en leur trouvant la
même source, le déchirement de la société et le
dédoublement de l'homme.


Il définit l'homme moderne comme « une sorte
d'amphibie vivant dans deux mondes contradictoires
entre lesquels la conscience hésite sans cesse, incapable
de se fixer et de prendre une décision qui la
satisfasse. Mais tout en ayant poussé à l'extrême ce
dédoublement, la culture moderne et l'intelligence
moderne ont posé la nécessité de sa résorption... De
nos jours, cette opposition est ressentie d'une manière
particulièrement vive et préoccupe les hommes
de multiples manières. La pensée ne cesse de l'aviver,
et c'est l'entendement avec son " tu dois qu'il dresse
comme réalité, qui la maintient. Elle rend l'homme
inquiet et comme tiraillé de tous les côtés..., i l est
de l'intérêt de l'homme que cette opposition disparaisse,
qu'elle fasse place à une conciliation... C'est
la tâche de la philosophie et sa tâche principale de
supprimer les oppositions... la philosophie a pour
tâche de montrer que, si la contradiction existe, elle
est déjà, telle qu'elle est, résorbée de toute éternité,
en soi et pour soi1 0 . »
La philosophie hégélienne est la philosophie du
temps du monde déchiré et des hommes doubles u ,
d'un temps où les fins personnelles et les fins sociales
ne sont pas en concordance mais en opposition.
Nous vivons l'agonie de ce monde comme Hegel en
a vécu les premières étapes. C'est pourquoi les problèmes
qu'il a posés sont les nôtres et i l nous appartient
d'y répondre et de les résoudre.
8. Histoire de la philosophie, p. 137-138.
9. Ibid., p. 318.
10. Esthétique, I, p. 48 et 49.
11. Ibid. , III, II* partie, p. 281.
Dans un tel monde, l'individu ne peut pas agir
avec toute son individualité, comme totalité humaine,
comme homme total. Son action, dans l'immense
majorité des cas, n'est pas libre création, mais travail
sous la contrainte du besoin, travail partiel, qui
morcelle l'homme, le divise et le mutile. Cet homme
et son travail ne sont pas des fins en soi, mais des
moyens pour des fins étrangères, obscures d'ailleurs,
et planant très loin au-dessus de lui et le dominant,
comme des forces étrangères, comme des forces de
la nature. Ce sont pourtant des oeuvres aliénées de
l'homme : des institutions, des lois, des croyances.
C'est le royaume de la non-liberté, dont Hegel donne
cette description saisissante : « L'homme, en tant
qu'individu, doit, pour préserver son individualité,
devenir un moyen au service d'autres et de leurs fins
bornées, et se servir, à son tour, d'autres comme
moyens... Tout individu vivant se trouve dans la situation
contradictoire qui consiste à se considérer
comme un tout achevé et clos, comme une unité, et,
en même temps, à se trouver sous la dépendance de
ce qui n'est pas lui, et la lutte ayant pour objectif
la solution de cette contradiction se réduit à des
tentatives qui ne font que prolonger la durée de la
guerre n . »
Cette contradiction, Hegel en cherche la solution
dans la « conciliation », par les moyens de l'art, de
la religion, de la philosophie, qui sont autant de
degrés de la liberté, ou plutôt de la libération de ce
déchirement.
L'objectif poursuivi est la liberté, c'est-à-dire l'esprit
se trouvant « chez lui » dans le monde, ne s'y
heurtant plus à aucun donné extérieur, à rien qui lui
soit étranger.
[...]
La seule manière possible de « dépasser » Hegel
est d'abord de se placer dans le mouvement ascendant
de sa pensée, d'en suivre la dialectique interne,
de refuser ensuite d'obéir à l'arbitraire injonction,
d'en stopper le développement au moment où Hegel,
ayant entrevu l'ordre social répondant à ses exigences
de classe, a prétendu arrêter l'histoire.
12. Esthétique, I, p. 184 et 186.
Parvenus à ce point, l'obligation qui nous est
faite de découvrir dans la pensée de Hegel les raisons
historiques du « renversement » qu'il a opéré,
conduit à découvrir une méthode nouvelle de recherche
des contradictions et de leur source, à prendre
conscience que le monde engendre les idées et non
l'Idée le monde. Pour retrouver le monde réel et
l'ordre réel du développement, i l faut « renverser »
cet ordre de l'idéalisme et de la spéculation qui était
une première inversion de l'ordre réel. Par cette
négation de la négation, la dialectique se trouve
« remise sur ses pieds », et, d'instrument de justification
spéculative de l'ordre établi qu'elle était chez
Hegel, elle devient un instrument de découverte des
contradictions internes du monde et de dépassement
réel de ces contradictions non par voie de conciliation
spirituelle mais de transformation révolutionnaire
du monde réel.
C'est le chemin suivi par Marx.
Il constitue le seul dépassement véritable de Hegel,
et selon la méthode dialectique élaborée par Hegel.
Hegel a fait franchir à la connaissance une étape
décisive : de l'intuition sensible au concept. Marx,
recueillant le riche héritage de cette dialectique, a
montré que le concept n'était pas le degré le plus
élevé de la connaissance : au-delà i l y a la pratique.
La pratique telle que la conçoit Marx, n'est pas seulement
le contraire du concept, elle l'intègre à elle,
avec toute la connaissance sensible et toute la
connaissance rationnelle, comme l'un de ses moments.
Se contenter de revenir au matérialisme sans intégrer
le riche apport hégélien eût été une régression.
Après avoir loué Feuerbach pour sa critique matérialiste
de Hegel, Marx souligne : « Si on le compare
à Hegel, Feuerbach est très pauvre13. »
Le mérite incomparable de Hegel, c'est d'avoir
conçu l'homme total comme portant en lui tout ce
que les générations des hommes ont créé, éprouvé et
conçu par leur travail, leurs combats, leur pensée.
1. Karl Marx, « Lettre à Schweitzer du 24 janvier 1865 »,
dans le recueil Sur la littérature et l'art . Ed. Sociales, 1954,
p. 200. Voir aussi sur « la pauvreté étonnante de Feuerbach
par rapport à Hegel », Engels, Ludwig Feuerbach, p. 38-39.

Source des textes sur Hegel: Roger Garaudy,Dieu est mort, PUF, 1962

A suivre: sur Lénine