14 août 2016

Sur les sources du marxisme. 1/ FICHTE. Par Roger Garaudy



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Dans la philosophie de Fichte, bien que sous une

forme mystifiée, idéaliste et métaphysique, se trouve

la source de trois grands thèmes philosophiques

qu'il appartient aux marxistes, développant les indications

de Marx, de « remettre sur leurs pieds » :

une théorie de la liberté, une théorie de la subjectivité,

une théorie de la pratique.

1 - La liberté est la clé de voûte du système de

Fichte, la source de toute action et de toute réalité.

Marx a très tôt décelé ce qu'il y avait de profondément

progressif dans cette affirmation de'la grandeur

de l'homme et cette conception optimiste du

monde. Dans ses Remarques sur la réglementation

de la censure prussienne, en 1843, Marx invoque « les

héros intellectuels de la morale que furent par exemple

Kant, Fichte, Spinoza. Tous ces moralistes

partent de l'idée qu'il y a contradiction de principe

entre la morale et la religion, car la morale se fonde

sur l'autonomie et la religion sur l’hétéronomie de

l'esprit humain ».

Contre toutes les conceptions traditionnelles de

la théologie et du régime féodal et monarchique,

Fichte proclame que la liberté c'est le droit de ne

reconnaître d'autre loi que celle qu'on s'est à soi même

donnée et que cette liberté doit exister dans

chaque Etat.

Marx voit dans cette attitude la véritable révolution

copernicienne de la morale et de la politique :

la loi ne gravitant plus autour de Dieu ou du roi,

mais de l'homme, de chaque homme. Evoquant cette

« loi de gravitation de l'Etat », dont il compare la

découverte à celle de Copernic, Marx écrit dans son

éditorial du n° 179 de la Nouvelle Gazette rhénane,

en 1842 : « Machiavel et Campanella d'abord, Spinoza,

Hobbes et Hugo Grotius plus tard, jusqu'à Rousseau,

Fichte et Hegel, commencèrent à regarder

l'Etat avec des yeux humains et à en déduire les lois

naturelles de la raison et de l'expérience, et non de

la théologie, tout comme Copernic »

L'idée maîtresse du système de Fichte est celle de

l'homme créateur, l'idée que l'homme est ce qu'il

se fait. Pour la première fois dans l'histoire de la

philosophie se trouvait mis en cause le primat de

l'essence, d'une « définition » a priori théologique

ou anthropologique, de l'homme, au profit de la libre

activité créatrice. Sans doute trouve-t-on là le principe

initial de l'existentialisme2 : en l'homme l'existence

précède l'essence, et le thème du fichtéen

Lequier, si souvent repris par les existentialistes :

faire et en faisant se faire et n'être rien d'autre que

ce que l'on fait. Mais, sur ce point, le marxisme suit

de plus près l'enseignement de Fichte que ne l'ont

fait les existentialistes, car pour le rationaliste Fichte

(aux antipodes de l'irrationaliste Kierkegaard, père

de l'existentialisme), le rapport entre l'essence et

l'existence est dialectique. Exister, pour lui, c'est

agir, c'est créer. Cette action, cette création, déborde

constamment ce qui est déjà créé et soumis aux lois

de la connaissance, qui est réflexion seconde par

rapport à l'action et à la création première de

l'homme, — mais elle n'annule pas pour autant cette

oeuvre antérieure ; elle constitue l'ensemble des

conditions qui s'imposent à l'action et lui résistent,

tout comme elle constitue une essence de l'homme,

non pas a priori, ni même figée, mais en devenir, en

enrichissement constant. Le rationalisme de Fichte,

donnant consistance et réalité à la trace rationnelle

que la création humaine laisse dans son sillage, a

découvert, au moins sous une forme abstraite, ce

1. Marx, OEuvres. Ed. russe, t. I, p. 111.

2. Nous nous référons, dans cette analyse, à une étude

inédite de M. Guéroult sur Les Antécédents fichtéens de

l'existentialisme. Communication au Congrès international

de philosophie de Mexico, 1963.

qui deviendra, en se concrétisant dans la pratique

sociale et historique, le principe même du matérialisme

historique : « Les hommes font leur propre

histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans

les conditions choisies par eux, mais dans des conditions

directement données et héritées du passé3 . »

En intégrant la découverte de Fichte et en la « remettant

sur ses pieds », dans sa perspective matérialiste,

le marxisme intègre du même coup et dépasse

un thème fort valable de l'existentialisme, mais

développé par lui unilatéralement et en abandonnant

non seulement le matérialisme marxiste mais le rationalisme

fichtéen : l'existence humaine n'est pas

un donné, mais un faire.

L'existence n'est un inné ni au sens d'une « nature»,
comme l'entendaient les empiristes prémarxistes,

ni au sens d'une « essence », comme l'entendaient

le rationalisme dogmatique et la dialectique prémarxiste.

Parce que l'existence est de l'ordre du faire, de la

création, il y a une histoire, une émergence du

nouveau. Parce que cette création est rationnelle,

parce que la liberté ne s'oppose ni à la raison ni à

la nécessité, cette histoire n'est pas arbitraire, mais

a un sens.

Sans doute la conception de l'histoire de Fichte,

comme la conception de la liberté qui la fonde, est

idéaliste et métaphysique. Idéaliste par le but qu'elle

lui assigne : la réalisation de la liberté et de la raison,

et métaphysique par les moyens de cette réalisation :

le moteur de l'évolution humaine c'est pour lui un

progrès purement rationnel de la conscience.

Mais i l n'en demeure pas moins que Fichte eut le

mérite de proclamer, contre toutes les théologies et

contre toutes les formes d'oppression politique, religieuse

ou métaphysique, l'hérésie de Prométhée :

« L'humanité, écrit-il, rejette le hasard aveugle et le

pouvoir du destin. Elle tient en ses propres mains

sa destinée, elle la soumet à ses propres idées, elle

accomplit librement ce qu'elle a résolu de faire4. »

3. Karl Marx, Le Dix -huit Brumaire de Louis Bonaparte.

Editions Sociales, p. 13.

4. Fichte, Rapport clair comme le jour au grand public sur

la véritable nature de la philosophie, p. 88.

2 - La conception de la subjectivité, chez Fichte,

découle de sa conception de la liberté. Dans La

Sainte Famille5 , Marx oppose le Moi fichtéen abstrait

à l'individualisme égoïste de Stirner. C'est une distinction

nécessaire pour ne pas commettre de contresens

sur la signification du « Moi » de Fichte. Ni le Moi

dont i l part, ni celui auquel i l aboutit ne peuvent être

confondus avec le « Moi » de l'individualisme égoïste.

Le « Moi » dont part Fichte n'est pas celui de l'individualisme

car i l n'est pas une « donnée », mais

un acte : le sujet agissant qui porte en lui, virtuellement,

la loi de la raison. Ce sujet est donc une

abstraction, isolable seulement par la réflexion,

comme forme pure de la subjectivité.

Le « Moi » qui est le terme idéal du système, c'est

le sujet qui a pleinement réalisé, en lui et hors de

lui (dans la nature et dans la société) un monde

entièrement transparent à la raison, et qui a donc

cessé d'être un individu particulier.

Dans les deux cas, le Moi de Fichte c'est la loi

de la raison, d'abord sous forme de germe, de promesse,

ensuite sous forme d'idéal, d'une totalité rationnelle.

Au principe comme au terme, le Moi de

Fichte, loin de s'isoler dans sa particularité sensible

et de s'y complaire, est exigence ou réalisation de

l'universalité rationnelle. Il est l'acte de prendre part

à l'histoire universelle. Ce Moi est d'abord virtuellement

habité par toute l'humanité. Il est l'image de

toute l'humanité, non seulement de sa culture passée,

mais de ce qu'elle est appelée à devenir dans la

totalité de son histoire. Loin d'enseigner à l'homme

un individualisme existentialiste, avec ce qu'il

comporte, de Stirner à Heidegger, de solitude, d'impuissance,

de désespoir, de « facticité » absurde et

contingente, Fichte pose le Moi comme l'acte même

du passage du particulier à l'universel, du fini à

l'infini.

Dans L'Idéologie allemande6 , Marx souligne ce

passage de l'individu à l'universel chez Fichte :

5. Marx, L a Sainte F a m i l l e , dans « OEuvres philosophiques ».

Editions Costes, t. II, p. 214 et 250.

6. Marx, L'Idéologie allemande, dans « OEuvres philosophiques

». Ed. Costes, t. VIII, p. 44, et le texte biffé, reproduit

dans l'édition russe, t. III, p. 254, note.

 « Saint Max [Stirner] reconnaît que le Moi reçoit du

monde fichtéen un " choc ". Que les communistes

soient décidés à faire passer sous leur contrôle ce

" choc " qui (s'il ne se réduit pas à une phrase vide) '

devient en réalité un ' choc " très complexe et diversement

déterminé, cela, pour Saint Max, est une

pensée trop hardie pour qu'il s'y arrête. »

Ce qui est caractéristique de la conception du Moi

chez Fichte, c'est son perpétuel dépassement. En chaque

moment le Moi pose sa limite, et, en même

temps, la franchit comme si l'infini l'appelait : son

présent ne se définit jamais qu'en fonction de son

avenir en croissance. Le Moi est toujours projet : ce

que j'ai été et ce que je suis ne prend tout son

sens que pour ce que je serai. L'existence n'est donc

jamais un donné mais une création. Elle est toujours

en train de se faire. Mais à la différence de l'existentialisme,

le néant n'est pas liberté : il est au contraire

le « non-moi », alors que la liberté ne fait qu'un avec

l'être véritable, c'est-à-dire avec l'acte de la création.

L'existence, chez Fichte, n'est pas, comme chez

Kierkegaard et sa postérité existentialiste, le tête-à-tête

solitaire et désespéré de la subjectivité et de la

transcendance, mais l'acte créateur et libre.

C'est pourquoi cette théorie de la liberté et cette

théorie de la subjectivité débouchent sur une théorie

de la pratique.

3 - La pratique, chez Fichte, a d'abord une dimension

historique : chaque sujet particulier étant, en

puissance, le sujet absolu, la vie de la subjectivité

comme l'histoire humaine ont pour contenu cette

unité contradictoire. Ce qui se fait et s'accomplit

dans le monde, c'est le passage de l'individuel à l'universellement

humain, l'élévation du fini à l'infini, la

transformation de la nécessité en liberté.

La tâche de la philosophie, expression la plus

haute de la conscience de soi, c'est d'élever chaque

homme au niveau d'une vie humaine pleinement

rationnelle et libre. La Doctrine de la science nous

enseigne que le but de notre existence est d'instaurer

le règne du rationnel, en nous et hors de nous, dans

la nature et la société.

La notion de raison pratique de Kant est dépassée

par Fichte. Chez Kant, le « champ » de la raison

pratique c'était celui du duel entre le devoir que

chacun découvre dans la solitude de sa conscience,

et la nature {dont notre corps fait partie). Fichte va

plus loin : dans la raison pratique, il inclut toute

l'activité créatrice de l'homme. La raison est théorique

lorsqu'elle se donne une représentation des

choses, elle est pratique lorsqu'elle soumet les choses

à ses concepts, lorsqu'elle les forme ou les crée

selon sa loi.

Il y a donc, en germe, chez Fichte, sous une forme

abstraite, l'idée de l'unité de la théorie et de la pratique,

et l'idée de la liberté, comme nécessité consciente.

L'idéalisme de Fichte est une philosophie de l'action.

La réalité authentique, pour lui, est dans l'Acte

et non dans l'Etre. C'est pourquoi il ne conçoit pas

l'histoire comme une totalité achevée ; il n'a pas

besoin, pour rendre intelligible l'acte par lequel chacun

de nous participe à l'entreprise collective de

l'espèce pour nier et dépasser sans fin ses propres

limites, de se placer à la fin de l'histoire, d'avoir le

panorama entier de l'Etre étalé devant la conscience.

Chacun de nous, du fait de sa participation à

l'oeuvre commune, est capable d'une « intuition intellectuelle»

qui n'est pas, comme chez Kant, l'acte

divin hypothétique d'une saisie de l'absolu comme

saisie totale de l'être, mais l'acte proprement humain

d'une saisie de l'absolu comme saisie de la liberté,

de l'acte créateur. L'on échappe ainsi au choix entre

dogmatisme et scepticisme en restaurant, sous une

forme idéaliste il est vrai, l'unité de la théorie et

de la pratique.

Dans cette unité dialectique, contradictoire, l'intelligence

connaît le non-moi et la volonté affirme le

Moi. La contradiction est insurmontable puisque sa

solution est projetée à l'infini. Ce monde est l'image,

l'expression de la liberté formelle, le lieu du combat

de l'Etre et du Non-Etre, la contradiction interne

absolue.

La religion elle-même n'est pour Fichte, au moins

dans la philosophie de sa Doctrine de la science,

que la promesse et la description de la fin idéale du

mouvement progressif au terme duquel la pratique

serait définitivement victorieuse. Le combat étant

sans terme, l'intuition intellectuelle est toujours

militante et jamais triomphante : elle est le dévoilement

du sens de ce qui demeure à tout jamais la

contradiction absolue, la saisie de la signification

de tout donné apparent, de toute limitation, comme

négation provisoire de l'activité créatrice. Cette

théorie de la connaissance met fin, dans une perspective

idéaliste, au mythe d'une « chose en soi », irrémédiablement

inconnaissable, qui constituerait, de

l'extérieur, une limite absolue à la connaissance et

à l'activité de l'homme. L'absolu que Kant rejetait

hors du monde humain s'identifie au mouvement de

l'histoire, à la marche vers le progrès, à l'effort qui

ronge du dedans toute limite. Ainsi le philosophe est

inséparable de l'homme d'action, de ce militant dont

la vie de Fichte a donné maints exemples. La pratique,

en définitive, chez Fichte, en dépit de son vocabulaire

kantien et de son idéalisme, c'est l'engagement

de l'homme tout entier dans un effort collectif

pour faire l'histoire, pour transformer la nature et

construire la société.

Fichte n'a pas seulement dégagé le « côté actif de

la connaissance », mais mis au premier plan l'activité

de l'homme et, notamment, la transformation du

subjectif en objectif par l'activité humaine. Il a découvert

les rapports dialectiques entre le subjectif

et l'objectif, la dialectique essentielle du développement

historique et social, bien que chez lui la nature,

selon la mystification idéaliste, soit l'oeuvre du Moi,

que le sujet, selon la mystification métaphysique,

soit hors de l'histoire et du temps, et que l'objectivation

soit confondue avec l'aliénation.

Du fait qu'il surmonte le dualisme métaphysique

de Kant, qui creusait un fossé infranchissable entre

la nature et l'esprit, Fichte voit en la raison pratique

le couronnement de la lente montée qui, de la

matière inerte à l'être vivant, puis à l'être pensant,

élève l'homme jusqu'à la conscience de l'action par

laquelle i l recule indéfiniment les limites imposées à

la liberté par le « non-moi ».

Fichte a également vu, — même s'il a présenté

cette idée sous la forme la plus extrême de l'idéalisme

où la nature tout entière est l'objet que le Moi

se donne comme support de son activité, — que le

facteur le plus important du développement historique,

ce n'est pas, comme le pensait l'ancien matéria-

lisme « contemplatif », la nature, mais la « seconde

nature ». créée par l'homme dans laquelle il objective

ses propres forces et qui constitue pour l'homme,

comme l'a souligné Marx dans L'Idéologie allemande,

le milieu, en devenir incessant, dans lequel se déploie

son activité, son travail, sa pratique.

Fichte va au-delà de Kant sous un autre aspect

encore : la raison pratique chez lui n'a pas seulement

un caractère moral, mais un caractère social. L'homme

est destiné à vivre en société ; il n'est pas pleinement

un homme et il y a en lui contradiction s'il vit

isolé. L'individu n'est homme que parmi les hommes.

[•••]

Mais ce qui demeure, c'est la nécessité, pour tout

philosophe marxiste, de dégager le « noyau rationnel

» de la pensée de Fichte, de « remettre sur ses

pieds » cette grandiose réflexion sur l'acte créateur

de l'homme, d'intégrer à la pensée marxiste, le moment

« critique » non pour s'y arrêter, mais pour ne

pas rester en deçà afin de ne pas mutiler cette

pensée de la dimension de la subjectivité, d'assimiler

enfin les thèmes valables de la philosophie de

l'existence tels qu'ils se sont exprimés dans la perspective

rationaliste de Fichte.




Source des textes sur Fichte : Roger Garaudy,  Marx, Editions Seghers, 1964

A suivre: Sur Hegel