26 mai 2016

Marx et l'autonomie des travailleurs



Dans son « Adresse inaugurale au Congrès de l'Internationale» (21 octobre 1864), Marx, évoquant le mouvement des coopératives de production, souligne « la valeur de ces grandes expériences sociales... Ce n'est pas par des arguments mais par des actions qu'elles ont prouvé que la production sur une grande échelle et en accord avec la vie moderne peut être exercée sans l'existence de la classe des maîtres employant celle des exécutants; que les moyens de travail, pour porter fruit, n'ont pas besoin d'être monopolisés ni d'être détournés en moyen de domination et d'exploitation des travailleurs ».
Marx, en exaltant ce grand exemple, marque ses limites :
1° En régime capitaliste, la coopérative de production peut « reproduire les défauts du système », c'est-à-dire que les sociétaires propriétaires collectifs peuvent, à leur tour, exploiter le travail de salariés non membres de la coopérative ;
2° le pire danger, selon Marx, c'est l'intervention de l'État capitaliste qui, sous prétexte d'aider la coopérative par ses subventions, la place sous son contrôle
et l'intègre à son système. Dans sa polémique contre le « capitalisme d'État » de Lassalle, Marx critique âprement le « Programme de Gotha » (1875) du parti
socialiste allemand qui réclamait pour les coopératives l'aide de l'État : les sociétés coopératives, écrit alors Marx, « n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont des créations autonomes des travailleurs et ne sont protégées ni par le gouvernement ni par la bourgeoisie » ;
3° enfin, ce serait une illusion de croire que l'on peut ainsi créer des îlots de socialisme dans un système capitaliste. Le socialisme ne peut être réalisé au détail : « Pour que les masses laborieuses soient affranchies, déclarait encore Marx dans son « Adresse inaugurale de 1866 », la coopération devrait prendre une ampleur nationale. » Ce système coopératif réalisé à l'échelle nationale et réglant toute la production, c'est le socialisme d'autogestion. C'est le communisme tel que le concevait Marx d'après le modèle de la Commune de Paris qui avait décidé de faire fonctionner en autogestion ouvrière les entreprises abandonnées par leurs propriétaires. Marx écrit alors : « Si la production coopérative ne doit pas rester une feinte et un piège ; si elle doit remplacer le système capitaliste ; si des associations coopératives unies doivent régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur propre contrôle et mettant fin à l'anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont la fatalité de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très possible communisme? » (La Guerre civile en France, p.56.)
En dépit de l'exégèse néo-stalinienne des textes, l'autogestion, loin d'être
« bavardage », est la visée première du marxisme.
La Commune de Paris en fut la première ébauche historique.
Tout l'appareil d'État est à Versailles. Avec les possédants. Paris est vidé de son patronat et de ses politiciens professionnels. Alors que le parlementarisme, par son système de délégation de pouvoir, mettait le gouvernement, comme le note Marx, « sous le contrôle direct de la classe dirigeante », la Commune réalise un gouvernement « pour le peuple et par le peuple », sans médiation d'un parlement ou d'un parti.
« Les proudhoniens dominent le Comité central de la Commune », comme l'écrivent Bruhat, Dautry et Tersen. Ils en constituent les deux tiers. Et toutes les
mesures de la Commune, sauf la création du Comité de salut public inspirée par la minorité blanquiste, sont prises dans l'esprit proudhonien :
— démocratie directe, c'est-à-dire non pas transfert d'autorité mais distribution d'autorité ;
— autogestion économique ;
— fédéralisme politique.
Pour quiconque ne lit pas l'histoire de la Commune en stalinien (c'est-à-dire en confondant la dictature du prolétariat avec la dictature d'un parti s'identifiant par
postulat au prolétariat), la Commune de Paris a ébauché la première «démocratie socialiste » : la dictature du prolétariat, c'est la forme que prend nécessairement la démocratie socialiste devant une agression contre-révolutionnaire de l'intérieur ou de l'extérieur. La Vendée et Coblentz ont rendu nécessaire la dictature jacobine, comme les Versaillais et Bismarck la dictature des Communards, comme la contre-révolution et l'intervention étrangère ont rendu nécessaire la dictature bolchevique.

L’alternative, Roger Garaudy, pages 223 à 225