29 mai 2016

Le Tao ou le principe des choses



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Le TAO, qui apparaît dans le plus ancien des livres chinois, le « Yi King » (« Le livre des métamorphoses » ), écrit plus de mille ans avant l'ère chrétienne, demeure une vision du monde très moderne : il vise à déchiffrer l'ordre de l'univers et à établir l'harmonie en soi-même par un consentement amoureux aux grands rythmes du cosmos. Au-delà des formes historiques du langage, et des superstitions qui en sont nées dans le prétendu « taoïsme » actuel, son objet est d'établir un système de relations capable de guider à la fois la recherche scientifique, la compréhension historique, et l'élaboration de nos règles de vie et d'action. Sa « modernité » se manifeste à une époque comme la nôtre, où les impasses du modèle occidental de croissance et de culture nous obligent à repenser fondamentalement notre manière de concevoir et de vivre nos rapports avec la nature, avec la communauté humaine, et avec le divin.

Le taoïsme proprement dit, qui naîtra quatre siècles après ce livre, s'exprime, au VIe siècle avant notre ère, dans une époque de crise, de violence et d'anarchie : celle des « Royaumes combattants. »
Cette crise suscita deux réactions différentes, - l'une, conservatrice, celle de Confucius, cherchant à sauver les valeurs traditionnelles et à « rétablir l'harmonie entre le ciel et la terre », par un retour à l'imitation des anciens : rétablir l'ordre et la loi par le respect des structures traditionnelles de la famille, du rite, de la hiérarchie ;
- l'autre, celle de Lao-Tseu, inspiré, comme Confucius, par le Tao du « Yi King », introduit des valeurs nouvelles : alors que Confucius visait essentiellement à l'intégration de l'homme à l'ordre social traditionnel, Lao-Tseu vise à l'intégration de l'homme à la nature. C'est une vision subversive car elle conduit à considérer le système social, et la civilisation tout entière, comme un ordre artificiel qui est
une perversion de l'harmonie.
Le plus grand penseur taoïste, Tchouang Tseu, écrit : « la nature a disparu ; les lois l'ont remplacée : de là tous les désordres ».
L'intuition centrale du taoïsme, c'est le refus de tout dualisme : il n'y a pas de « moi » isolé du reste du monde. Il n'y a pas d'êtres réels distincts. « Tous les êtres et moi sommes un dans l'origine, écrit Tchouang Tseu. Tous les êtres sont un seul Tout immense. Celui qui est uni à cette unité jusqu'à avoir perdu le sens de son individualité... aucune vicissitude ne peut lui porter atteinte. »
« La vision du Tao exige le vide », écrit encore Tchouang Tseu.
La vision du Tao et la communion avec lui, telle qu'elle s'exprime, sans paroles, dans la peinture chinoise (surtout celle de l'époque Song […] qui a pour vocation non d'imiter les apparences sensibles, mais de rendre visible l'invisible, exige le « vide ». L'évacuation de tout ce qui est illusoire.

- Le non-savoir, n'est pas l'ignorance, mais le refus de la connaissance discursive qui, par mots et concepts, emprisonne
les choses dans ce réseau artificiel, les isolant, et les morcelant
jusqu'à ne nous donner que des vues partielles, c'est-à-dire
fausses, de la réalité.
La connaissance véritable, au-delà de la connaissance discursive et médiate, est la saisie globale du monde comme un tout, en amont du moment où notre petit « moi » individualiste, égoïste, y a introduit l'illusion de la multiplicité des choses, en projetant sur elles les faisceaux de nos désirs ou les exigences de leur manipulation utilitaire.
Cette « illumination » du non-savoir est une libération. Elle nous libère de l'illusion du « moi » et de la pluralité des choses extérieures. Elle nous libère de l'abstraction dualiste, qui, par l'opposition factice entre le sujet et l'objet, fait tomber sa herse entre nous et les choses.
- Le non-agir n'est pas l'inertie. Le non-agir est la rupture de tous 
mes conditionnements extérieurs, de tous mes attachements partiels. Si j'agis mû par mes désirs individuels, j'isole du tout ce qui est privé de sens par cet isolement même. Je poursuis, par exemple, pour eux-mêmes, la richesse, le pouvoir, le plaisir des sens. L'action visant la richesse ne me conduit qu'à la possession où je suis possédé par ce que je possède. L'action visant le pouvoir m'intègre au cycle des violences en m'opposant comme individu à d'autres individus.
L'action visant les plaisirs des sens me rend esclave d'une
poursuite sans fin, car je ne parviendrai pas à la satiété, chaque
satisfaction d'un désir faisant surgir d'autres désirs. Ces prétendues actions ne sont que passions.
Le non-agir, qui les refuse, est le contraire de cette pseudo-action, de cette passion subie, intéressée, et simplement réactive. Le non-agir, c'est la plénitude de l'action vraie ; en harmonie avec le tout de l'être, placé au centre de la roue cosmique, le sage taoïste se meut avec elle, invisiblement. Il n'agit pour rien d'autre que pour le Tout et par le Tout. Le non-agir est coïncidence avec le mouvement profond de
l'univers.
- Le non-être n'est pas le néant. Pas plus que le non-savoir n'était l'ignorance, et le non-agir l'inertie. Le non-être est au-delà de l'être partiel, c'est-à-dire illusoire, du « moi ». Il est la réalité suprême de celui qui, sans prétendre exister par lui-même, participe à l'harmonie du tout et n'est rien d'autre que cette harmonie :
« Supposons un homme entièrement absorbé par l'immense giration cosmique et se mouvant en elle, écrit Tchouang Tseu. Celui-là ne dépend plus de rien. Il est parfaitement libre, en ce sens que sa personne et son action seront unies à la personne et à l'action du grand Tout... Le surhomme n'a pas de soi propre ; l'homme transcendant n'a plus d'action propre; le sage n'a même plus de nom propre. Car il est un avec le Tout. »

Le non-savoir, le non-agir, le non-être sont les voies d'accès à l'expérience du vide, qui seule permet d'entrer en communication avec le Tao.
Le Tao signifie la voie, et, par métaphore, la méthode, permettant cette communication entre le ciel et la terre. Cette conception permet au taoïste d'aborder avec sérénité la mort : seul s'efface l'individu, mais, du point de vue du Tout, c'est un événement local, un changement aussi naturel que le passage du jour à la nuit, de la veille au sommeil. Un passage d'une forme à une autre. Tchouang Tseu, qui ne croit pas à la survie individuelle, écrit :
« Nous sortons de l'invisible pour naître et nous y rentrons pour mourir... La gloire du sage est d'avoir compris que tous les êtres sont en action réciproque dans un seul complexe universel, que la mort et la vie sont deux modalités d'un même être. »
L'éternité peut d'ailleurs être atteinte en chaque instant lorsque l'on se confond avec le Tout, au sens où Tchouang Tseu rapporte ce propos de Lao Tseu : « J'étais en train de m'ébattre au principe des choses. »

Roger Garaudy, Biographie du 20e siècle, pages 29 à 32