12 mai 2016

L'alternative (4). Un changement du projet de civilisation



Un changement du projet de civilisation : une
révolution culturelle
Gehrard Richter. Réunion amicale.1962

Les trois piliers principaux de cette culture générale
doivent être :
l'informatique,
l'esthétique,
la prospective.

Roger Garaudy


L'informatique peut libérer la culture de tout ce qui
est accumulation de savoirs pour développer en l'homme
cela seul qui est spécifiquement humain : poser les questions
et décider des fins.
Non plus charger des mémoires d'hommes mais des
mémoires d'ordinateurs et faire en sorte que chaque
enfant, chaque homme, soit habité par toute la culture
accumulée de l'humanité en le branchant sur elle. C'est-àdire
en lui apprenant à dialoguer avec l'ordinateur. Cet
apprentissage doit commencer dès le plus jeune âge :
à Palo Alto, en Californie, de tout petits enfants apprennent
en jouant à lire et à calculer en pianotant sur
le clavier. Quelques années plus tard, il est possible de
donner à l'enfant açcès_à la banque_des_données » où
sont emmagasinées non seulement les connaissances du
passé, mais les découvertes toujours bourgeonnantes
du présent, qui excèdent les possibilités de saisie de
toute intelligence individuelle, si large qu'en soit l'empan.
Le vieux rêve, depuis bien longtemps périmé, d’un
savoir total, universel, redevient accessible, sous une
forme inattendue : la mémoire encyclopédique, maîtresse
de tout le savoir de son temps, n'est plus celle d'Aristote
ou de Léonard de Vinci, elle est cette mémoire collective,
matérialisée dans une machine, dont les seules vertus
propres sont la capacité d'absorber et surtout celle de
classer, de mettre en ordre.
Interroger l'ordinateur est en outre la meilleure école
de logique concrète. Le langage dans lequel doivent être
posées les questions exige la plus grande rigueur : le flou
et la phraséologie creuse des vieilles « rhétoriques » sont
exclus.
Cet allégement de l'esprit, qui n'est plus contraint à
entasser un savoir qu'il peut à chaque instant mobiliser
dans sa totalité et cette rigueur nécessaire dans l'art de
poser les questions peuvent permettre à l'homme (et à
tout homme) de faire plus pleinement sa tâche en ayant
à sa disposition ce merveilleux auxiliaire de la prise de
décision et de l'anticipation de l'action.
Mais l'ordinateur ne nous dispense que des tâches
répétitives et mécaniques de la pensée. En lui se résume
l'acquis des sciences et des techniques, c'est-à-dire des
moyens dont l'homme dispose pour se construire. A
partir de là peut se déployer librement la création et le
choix des fins.

L'esthétique ne peut être le deuxième fondement de
l'éducation que si elle n'est pas spéculation métaphysique
et abstraite sur « le beau », mais apprentissage de
Pacte créateur. L'esthétique doit être ici entendue
comme la science et l'art de revivre et de vivre, à travers
les œuvres d’art, l'acte spécifiquement humain de
l'homme grâce auquel il dépasse, par un travail créateur,
par une initiative historique, sa propre définition, son
passé, ses contraintes, ses aliénations. L'esthétique
ressuscite et suscite les moments où l'homme, par la
rébellion ou la prière, par l'amour, l'héroïsme ou la
création, franchit un seuil nouveau de l'humanité. Elle
apprend à saisir et à produire l'émergence du nouveau.
C'est une initiation, par le contact avec les oeuvres de
l'homme, à l'art d'inventer.
L'éducation esthétique n'est donc nullement une
évasion de la civilisation technique, ni même un contrepoids
à la formation scientifique ; elle est une composante
majeure de l'éducation, plus importante encore que
l'éducation scientifique et technique, comme l'invention
des fins précède et commande la recherche des moyens.
Nous montrons ailleurs, par l'analyse des oeuvres ,
comment le problème majeur de l'éducation, aujourd'hui,
n'est pas de mettre l'homme à l'école de la machine
et de prétendre rivaliser de « rigueur » avec l'ordinateur,
mais d'apprendre à la manier et à lui assigner des fins.
Submergés par la richesse et la puissance des moyens
nous avons plus que jamais besoin d'un art d'inventer.
La vertu première à cultiver, c'est l'imagination.
Sans quoi nous ramènerions la culture à une fonction
purement opérative, en tenant les fins pour déjà données
et en utilisant l'ordinateur pour optimaliser les moyens.
L'usage humain, non aliéné, de l'ordinateur, c'est de
voir en lui non pas le robot qui ferait la relève de l'homme
mais un intermédiaire entre la masse des informations
et l'imagination créatrice de l'homme. A la différence j
de la machine du xixe siècle, qui réduisait l'homme au ss
rôle de servant et de moyen, la machine du xxe siècle
peut libérer l'homme de toutes les tâches qui ne sont pas
position des problèmes et choix des fins.
La véritable formation esthétique est cette culture de
l'imagination qui seule peut permettre le « bon usage »
de l'ordinateur.
La véritable formation esthétique, c'est aussi la culture
de l'expérience sensible atrophiée dans notre tradition
occidentale au profit exclusif de la logique et du discours.
L'esthétique, longtemps parasitée par la métaphysique
du « beau » abstrait, par le commentaire bavard
du « chef-d'oeuvre classique », ou par les prétentions
scientifiques des mesureurs de sensation (nous retrouvons
là en esthétique les trois étapes des vieilles cultures :
du mysticisme platonicien à 1' « humanisme » gréco-latin
[aux modèles éternels 1] et aux conceptions positivistes
des sciences humaines), doit retrouver son sens premier :
celui du rapport sensible (alsthésis), immédiat, avec la
nature par opposition au rapport logique, médiat,
intellectuel.
Contre le grand rationalisme de Socrate, de Leibniz
ou de Hegel, et contre le petit rationalisme positiviste
d'Auguste Comte, pour lesquels rien n'a de sens ni même
d'existence réelle en dehors de ce qui peut être ramené
à la raison, à ses concepts et à ses discours, le « dialogue
des civilisations » avec les cultures non occidentales
pourra nous aider à prendre conscience de la composante
esthétique de notre approche de la vie, et de sa dignité,
qui n'est pas inférieure à celle de la composante logique.
, Dans notre tradition occidentale, la composante esthétique
est considérée comme résiduelle. Nulle place n'est
laissée à ce que, par exemple, le taoïsme appelle le « non savoir»,
c'est-à-dire, en réalité, un savoir non médiat,
l'acte ou la contemplation par lesquels nous coïncidons
avec le mouvement de l'être. Si nous avons l'habitude,
depuis Socrate, comme l'a montré Nietzsche, de sous-estimer
l'importance de ce qui échappe au réseau de nos
démarches purement intellectuelles, à nos hypothèses,
à nos déductions, à nos vérifications, aux dialectiques
de nos concepts et de nos langages, l'expérience esthétique
nous aide à cerner les réalités majeures qui
échappent à cette emprise : lorsque j'ai analysé un tableau,
il ne m'est pas possible d'établir par voie démonstrative
qu'il est beau et doit vous émouvoir, tout au plus
puis-je vous conduire jusqu'au point où c'est vous et
vous seul qui éprouverez tout ce que je n'ai pu dire.
Cela est plus évident encore pour d'autres arts comme
la musique ou la danse. Le choeur de la tragédie grecque
primitive se mettait à chanter et à danser pour exprimer
et transmettre ce que les mots ou le mime ne pouvaient
exprimer et transmettre. L'angoisse de la mort, ou le
désir, ou l'amour, ou la foi qui fait affronter joyeusement
le sacrifice au croyant comme au militant révolutionnaire,
ou l'émotion devant la beauté d'un site ou d'un
être humain demeurent irréductibles au concept. Ce
n'est point signe de déchéance : les actions utilitaires,
techniques, et les objets qu'elles construisent peuvent
s'exprimer par les concepts et le langage, tout comme le
mouvement des astres ou des atomes. Mais toute expérience
vitale ou tout acte spécifiquement humain qui
transcende la connaissance ou la pratique quotidiennes
exige, pour s'exprimer, que soit transcendé ce langage :
c'est ce que disent la danse ou la musique, la peinture
ou la poésie, par un art dont la tâche, disait Paul Klee,
est de « rendre visible l'invisible ».
Ici encore, pour surmonter nos dualismes et composer
le moment esthétique et le moment logique, peut-être
avons-nous besoin de missionnaires de l'Orient? La
question vaut d'être posée comme Nietzsche l'a posée.
Lorsque Socrate a énoncé cette loi suprême : connaître
le bien c'est être vertueux, et que ses successeurs ont
tiré les corollaires de cëtte loi, par exemple : pour être
beau tout doit être raisonnable, notre mutilation et notre
décadence n'ont-elles pas commencé? Ne devons-nous
pas, un siècle après, accueillir la promesse prophétique
de Nietzche : « Croyez avec moi à la vie dionysiaque et
à la renaissance de la tragédie.... Vous accompagnerez
des Indes en Grèce le cortège de Dionysos... »
Ainsi nous porterons une main heureusement sacrilège
contre deux mille ans de contre-nature et d'outrages
occidentaux à l'humanité. Le temps est venu de réaffirmer
les droits de Dionysos le dieu danseur, contre Apollon
le dieu sculpteur et artisan. Zorba le Grec n'est-il pas
un saint de notre temps, en nous montrant qu'il y a des
choses essentielles que seule la danse peut dire?
L'esthétique n'est-elle pas, comme le suggérait Gorki,
l'éthique de l'avenir?

La prospective sera le troisième fondement de cette
culture tournée non vers le passé mais vers l'avenir.
L'initiation à la prospective aura au moins autant
d'importance que le cours d'histoire. A condition que
la prospective comme l'histoire échappent au positivisme.
Si la prospective et l'histoire ne s'attachaient,
comme nous l'avons déjà montré, qu'à des « faits » considérés
comme des données, et non comme des projets
réalisés, la prospective ne serait qu'une fausse histoire
inversée. Elle se contenterait d'extrapoler le passé en
posant la question : que va-t-il se passer? — en faisant
abstraction de toute intervention humaine. L'on énumère
alors, sur le mode des dérives catastrophiques ou
de l'optimisme béat, les prévisions technologiques qui
donneront à un homme aux besoins et aux idéaux immuables
les moyens nouveaux dont il disposera pour les
satisfaire.
Alors que la prospective pose au contraire la question :
quelles décisions devons-nous prendre pour infléchir le
cours des choses?
La plupart des ouvrages de « futurologie » ou de
« science-fiction » nous donnent beaucoup de détails sur
les moyens techniques dont nous disposerons dans vingt
ou trente ans pour satisfaire nos besoins ou nos désirs,
mais ils se posent rarement la question de savoir quels
seront nos besoins ou nos désirs à cette étape nouvelle
du développement humain.
Les plus célèbres des romans dits « d'anticipation »,
tels le Meilleur des mondes d'Huxley ou 1984 d'Orwell,
ne sont nullement des utopies créatrices de l'avenir :
ils évoquent seulement, par extrapolation, ce que sera
la dérive catastrophique de notre monde si nous continuons
sur la lancée actuelle, c'est-à-dire sans qu'intervienne
à aucun moment un choix humain, une décision
humaine sur les fins.
[…] Tout se passe comme si l'on partait du principe implicite
d'une nature humaine immuable dans ses besoins
et ses désirs.
Le grand malheur de la prospective, c'est d'être
pratiquée trop près des centres de décision, qu'il s'agisse
des entreprises, des organismes d'aménagement du
territoire ou de planification, ou des services de défense
nationale.
Dès lors lui sont imposées, dès le départ, de mutilantes
contraintes : à l'entreprise, elle devient servante du «marketing»
à long terme ; à l'aménagement du territoire,
le « scénario tendanciel » pour la France de l'an 2000,
selon les propres paroles de celui qui en a la charge,
« part de la situation actuelle et simule, à partir d'elle,
les processus d'évolution qui lui sont inhérents en adoptant
pour contrainte la permanence du système politique
et du système de production en vigueur » ; à la
planification, la préface des travaux du « Groupe 85 »
indique : « Le groupe a estimé qu'il ne lui appartenait
pas de se prononcer sur des options nationales majeures,
relevant du pays tout entier, qu'il s'agisse de la politique
extérieure, de la puissance militaire ou des préférences
de structure » ; à la défense nationale, la « prévision
militaire » se fondera surtout sur la « théorie des jeux »,
par laquelle on établit à l'avance une « stratégie »,
c'est-à-dire un ensemble de décisions conditionnelles en
fonction de diverses situations qui peuvent se présenter
et de leurs ramifications possibles.
Ainsi conçues, les prétendues « recherches sur l'avenir »
 ne peuvent être, comme le dit Robert Jungk, qu'une
 colonisation de l'avenir par le présent et une guerre
 préventive contre le futur pour l'empêcher de naître
dans sa nouveauté radicale.
La prospective proprement dite, celle qui occupera
dans notre culture générale une place plus grande que
l'histoire, l'invention du futur n'utilisant que comme
un tremplin la compréhension du passé, est avant tout
réflexion sur les fins et non simple prévision technologique
des moyens.
Son problème essentiel est celui-ci : quelles seront les
conséquences qui découlent de telle ou telle décision?
Elle ne peut donc cesser d'être un instrument de
manipulation pour devenir un instrument de culture
que si elle n'est servante ni d'une direction générale,
ni d'un état-major, ni d'un gouvernement.
Alors seulement la prospective pourra devenir une
méthodologie de l'initiative historique nous formant à
la science et à l'art d'inventer, à partir des contradictions
du présent, les possibles futurs capables de les
surmonter.
Une telle prospective, à la fois parce que nous vivons
dans un monde d'interdépendance planétaire, et parce
qu'il s'agit de penser les fins de l'homme, ne peut accepter
comme critère suprême la pure efficacité sectorielle. Elle
ne peut être que globale.
L'hypothèse de travail, au départ de la recherche,
c'est que l'histoire humaine (aussi bien l'histoire passée
que l'histoire en train de se faire, la prospective) ne
peut être traitée :
— ni comme un ensemble d'objets, comme dans là
conception positiviste des sciences humaines empruntant
leurs méthodes aux sciences de la nature ;
— ni comme un ensemble de sujets, coupés de la réalité
et de l'histoire comme dans les conceptions existentialistes;
— mais comme un monde de projets, qui ne sont pas
des projets individuels, mais des projets historiques,
des tentatives de surmonter les contradictions objectives
d'une époque.
La réalité historique, dans le passé comme dans l'avenir,
naît d'un océan de possibles. Mais il n'y a pas de
symétrie entre la prospective et l'histoire, entre l'avenir
et le passé : le passé est le lieu de ce qui est irrévocablement
fait, le lieu des projets réalisés, refroidis et cristallisés
en faits, où un possible et un seul a triomphé.
Rétrospectivement, elle nous apparaît donc comme le
lieu de la nécessité. Alors que l'avenir est le lieu de ce
qui reste à faire, le lieu d'une pluralité de possibles dont
nous sommes responsables. Il est le lieu de la liberté.
Entre ce passé clos et cet avenir ouvert, le présent est
le temps de la décision. Le temps de l'homme.
L'avenir n'est pas un scénario déjà écrit que nous
n'aurions plus qu'à jouer. C'est une oeuvre que nous
avons à créer.

Nous retrouvons ici ce qu'il y a de fondamental dans
le marxisme.
L'essentiel, dans l'héritage de Marx, ce n'est pas le
marxisme, mais la prospective. Une science et un art
d'inventer le futur, et non pas ces catalogues ou ces
décalogues de lois économiques, de principes philosophiques,
ou de catégories dialectiques qui en sont la
perversion dogmatique et positiviste.
Marx, partant des données de la paléontologie de son
temps, avance dans le Capital la thèse (qui n'a pas été
infirmée mais au contraire confirmée par les travaux
récents) selon laquelle ce qui distingue le travail, sous
sa forme spécifiquement humaine, du travail animal
de l'abeille ou de la fourmi, du castor ou du singe, c'est
qu'il est précédé de la conscience de ses fins, qui permet
le détour de l'outil.
L'homme se caractérise ainsi, dans l'évolution de la
Nature et de la vie par l’émergence du projet. Reprenant
une formule de Vico, Marx rappelle que la différence
fondamentale entre le devenir de la nature et l'histoire
de l'homme c'est que l'homme fait sa propre histoire
(bien qu'il ne la fasse pas arbitrairement, mais dans des
conditions toujours structurées par le passé).
Mais dès qu'apparaissent, avec la fixation au sol des
premières civilisations, la division du travail et la propriété
privée des moyens de production, celui qui ne
possède pas ces moyens de production (esclave, serf ou
prolétaire) est dépouillé, par celui qui les possède, à la
fois du produit de son travail et du choix des fins et des
moyens de ce travail, qui deviennent le privilège du
propriétaire des moyens de production. Dès lors ce travail
et l'homme qui l'accomplit sont aliénés et privés
de leur caractère proprement humain : la conscience et
le choix des fins.
L'objet de l'actuelle lutte de classe c'est de mettre
fin à ce dualisme, d'échapper à 1' « aliénation » qui en
découle, et de reconquérir pour l'homme pour tout
homme la possibilité d'être un homme, c'est-à-dire de
choisir ses fins.
Tel est, pour l'essentiel, le projet socialiste de Marx.
À notre époque, ce projet humain fondamental, qui
pourrait rallier l'immense majorité des hommes, rencontre
un double obstacle : d'abord la coalition des
privilèges qu'il met en cause, ensuite la perversion des
systèmes se réclamant du socialisme et qui en sont la
caricature.
Ce projet est pourtant nécessaire pour échapper aux
dérives catastrophiques. Et il est possible à l'étape
actuelle du développement des sciences et des techniques.
Le propre de toute éducation prospective est d'aider
chacun à prendre conscience de cette nécessité et de
cette possibilité.

Les méthodes d'une telle éducation découlent de
l'objectif poursuivi. Le problème s'est posé avec une
acuité particulière dans le tiers monde où le colonialisme
a systématiquement traité l'autochtone en objet, non
seulement en déniant toute valeur à sa culture propre,
mais en lui imposant une formation ayant pour dessein
de fournir la main-d'oeuvre utile à la métropole et de
sécréter la morale propre à susciter la docilité.
C'est donc là que s'est élaborée, notamment avec
Paolo Freire au Brésil, une « pédagogie des opprimés »,
une pédagogie qui soit une « pratique de la liberté ». Elle
a valeur universelle.
Pour Paolo Freire, qui avait à résoudre le problème de
l'alphabétisation des adultes dans les Andes, apprendre
à lire doit être, en même temps, prendre conscience de
l'oppression et découvrir dans ses propres besoins, dans
ses désirs encore indistincts, le chemin de l'initiative
historique libératrice des oppressions et des aliénations.
Contre toute pédagogie tendant à intégrer les hommes
à la logique du système existant en masquant ses contradictions
et les mutilations qui en découlent, Paolo Freire
veille d'abord à ce que la lecture des premiers mots,
choisis parmi les plus usuels et donc les plus intimement
noués aux misères quotidiennes, soit en même temps un
déchiffrement de la réalité sociale qu'ils recouvrent :
chacun d'eux ne désigne pas un « fait » inéluctable, mais
pose un problème. Apprendre à lire, c'est alors percevoir
le monde qui nous entoure, non comme un monde clos,
nécessaire et sans issue, mais comme une situation qui
limite et opprime l'homme, et que l'on peut transformer.
Cette manière d'apprendre ne change pas seulement
l'attitude à l'égard de l'environnement, mais l'attitude
envers soi-même : prendre conscience que le monde qui
nous entoure n'est pas une « donnée » immuable à
laquelle il ne resterait qu'à se résigner, à s'adapter,
comme une chose à une chose, un objet à un objet,
mais qu'il est au contraire une tâche à accomplir, c'est
se saisir soi-même comme un être incomplet, qui se
forge et se crée avec le monde qu'il transforme.
Une telle pédagogie ne peut pas apporter le savoir
« du dehors », comme une propagande. Elle ne peut
être qu'un dialogue. Elle ne peut pas être conçue pour
l'opprimé, mais avec lui, et par lui. A partir de ses
propres motivations. En le traitant non comme objet
de l'enseignement, mais comme sujet. Pédagogie et
politique ne font qu'un : « Tout travail fait pour les
masses doit partir de leurs besoins », écrivait Mao
Tsé-toung, et, contre toute tendance à mépriser la
« spontanéité » des masses, leur initiative historique,
et à prétendre leur apporter la conscience « du dehors »,
il ajoute : « Nous devons enseigner aux masses clairement
ce que nous avons appris d'elles confusément. »
La politique dualiste a toujours engendré les pédagogies
dualistes, opposant l'enseigné et l'enseignant,
comme le dirigé et le dirigeant, comme l'esclave et le
maître. C'est pourquoi toute révolution non fondée
sur le respect de l'initiative historique des masses
(cette initiative historique des masses que Marx
appréciait par-dessus toute chose, disait Lénine), toute
révolution non fondée sur le dialogue permanent avec
elle, conduira nécessairement à un nouveau dualisme
entre le dirigeant qui pense et la masse qui exécute,
à une nouvelle aliénation, à une nouvelle servitude.
Le propre d'une pédagogie — et d'une politique —
libératrice, c'est d'aider des hommes submergés par la
réalité et éprouvant simplement leurs besoins à émerger
de la réalité en prenant conscience des causes de leurs
besoins et de la possibilité de changer cette réalité pour
qu'elle réponde à des besoins de plus en plus humains.
C'est là un aspect capital de cette éducation et de
cette politique. La pire conséquence de l'esclavage
c'est d'avoir amené l'esclave à intérioriser le dominateur.
L'objectif du colonisateur était conscient. Dans le
Bulletin de l'enseignement des indigènes de l'Académie
d'Alger (cité par Grignon dans l ' Ordre des choses), on
écrivait : « Pourrons-nous amener les indigènes, tout près
encore de la matière brute, à comprendre et à pratiquer
notre morale si pure, si élevée, si exigeante?...
Il faut « intérioriser » notre civilisation, la faire descendre
dans l'âme indigène. »

Que peut être alors la révolution? Est-ce que, dans
nos sociétés capitalistes, elle consistera à donner à
tous ce dont aujourd'hui seuls les bourgeois jouissent?
La libération commence avec le désir de l'esclave
d'être un homme et la lutte pour le devenir. Mais, au
départ, parce qu'il n'en existe pas d'autre modèle,
être un homme, c'est être un maître, c'est-à-dire un
oppresseur. Ou, dans un autre système, c'est être un
bourgeois, depuis ses voitures jusqu'à son art.
La pédagogie de Paolo Freire comme la conception
du socialisme de Mao Tsé-toung tendent au contraire
à faire prendre conscience aux opprimés que leur propre
vie est insupportable à cause de l'oppression, et celle
de leurs oppresseurs inacceptable par ses perversions,
son absence de signification. Comme le soulignait Marx,
c'est une même aliénation, mais dans cette aliénation
l'oppresseur trouve sa jouissance et l'opprimé son
tourment.

La pédagogie comme pratique de la liberté ne se
limite pas au niveau de l'alphabétisation. Il s'agit de
l'élaborer à tous les niveaux afin que l'étudiant de
Paris, comme l'analphabète des Andes, prenne conscience
de lui-même non pas en fonction de l'autre, mais
à partir de soi. Car la culture qui lui est actuellement
donnée est une forme de colonisation, et lorsqu'elle
atteint pleinement son but, elle lui a enseigné aussi,
comme le maître à l'esclave, à intérioriser le dominateur,
à ne plus concevoir d'autre projet humain que celui
du système actuel.
Ce n'est point un hasard historique si cette pédagogie,
avec Paolo Freire, et cette politique, avec Mao, qui,
à la différence de toutes les autres, ne visent pas seulement
à l'acquisition d'un savoir, d'un pouvoir, considérés
l'un et l'autre comme un avoir, sont nées dans le tiers
monde. Pédagogie et politique se donnant pour tâche
de concevoir et de réaliser un autre projet de civilisation
sont nées en dehors de « l'Occident », en Amérique latine
et en Asie, comme les grands renouvellements de la
peinture, de la musique, de la danse ont eu besoin
de la fécondation de l'Afrique ou de l'Asie. Dans les
pays longtemps dépouillés par le colonialisme de leur
propre culture, de leur histoire, de leur personnalité,
l'exigence de n'être plus traités en objets manipulables
et de devenir sujets de leur propre histoire, de leur propre
transformation du monde et d'eux-mêmes, inventeurs
et créateurs de leur propre futur, s'exprime avec la
plus grande force. Ainsi s'explique, comme nous l'avons
souligné, la légitime attirance de notre jeunesse pour cet
Orient, pour cette Afrique, pour cette Amérique latine
d'où peuvent naître des avenirs vraiment nouveaux.
C'est seulement en rupture avec la tradition unilatéralement
intellectualiste de notre culture « occidentale»,
qui règne sans partage depuis Socrate et plus
encore depuis la Renaissance, qu'à la fois la pédagogie
et la politique (qui n'ont été séparées que par les dualismes
anciens de nos sociétés) peuvent se déployer
dans toutes leurs dimensions : prophétique, utopique,
scientifique.

Le moment prophétique est un moment nécessaire de
toute pédagogie comme de toute action révolutionnaire.
Il ne s'agit nullement de la projection « animiste »
d'un projet divin ou d'un drame cosmique et historique
dans lequel l'homme jouerait simplement un
rôle d'acteur. La dimension prophétique est au contraire
indispensable dans toute entreprise d'invention du
futur ; celle-ci exige non la simple extrapolation du
passé et du présent, mais le moment de la rupture,
de la distanciation à l'égard du modèle actuel de développement,
de la conscience de la transcendance de
l'homme par rapport à sa propre histoire.
Les prophètes d'Israël n'étaient pas des gens qui
prévoyaient ou annonçaient l'avenir : ils regardaient
le présent en dehors de toute acceptation inconditionnelle
d'un ordre donné et des préjugés qui le perpétuent.
Ils combattaient l'idolâtrie, c'est-à-dire le fait de respecter,
d'adorer, ou de servir, des choses ou des institutions
créées par l'homme comme si elles avaient une
valeur absolue. C'est ce que nous appellerions aujourd'hui
combattre l'aliénation.
L'esprit prophétique est celui qui relativise toutes les
valeurs, qui nous interdit de tenir pour fini, au sens
d'achevé, ce qui est fini, c'est-à-dire insuffisant par
rapport à l'infini.
Ce moment prophétique de la rupture, qui se présente
toujours, au départ, comme le parti pris de l'absurde
et de l'impossible, est indispensable à tout progrès
réel en tout domaine. Car l'avenir de l'homme n'est
jamais le simple prolongement de son passé.
Nulle pédagogie et nulle politique ne peuvent être
libératrices sans cette relativisation des institutions
et des valeurs nous interdisant à la fois d'accepter
inconditionnellement un ordre établi ou de nous satisfaire
trop tôt des résultats obtenus par nos révolutions,
d'avoir trop tôt l'illusion que le socialisme est déjà
réalisé.
Seul ce moment prophétique de la rupture crée
l'espace nécessaire pour que l'invention du futur ne
soit pas stérilisée par l'extrapolation positiviste et se
fonde au contraire sur l'imagination vraiment créatrice
du nouveau projet de civilisation, donnant ainsi à
l'entreprise sa dimension utopique.

Le moment utopique est un moment nécessaire de
toute prospective globale comme de toute pédagogie
et de toute politique révolutionnaire.
L'utopie ne naît pas à n'importe quel moment. Elle
surgit toujours à un moment de fracture de l'histoire.
A la Renaissance, avec la naissance du capitalisme
et le brusque élargissement de l'horizon des hommes
par les grandes découvertes, ce n'est point par hasard
que Thomas More situe son Utopie (1516) à Cuba, Campanella
sa Cité du soleil au large du Pérou, et que Bacon
écrit une Nouvelle Atlantide.
L' Utopie naît de l'analyse d'une crise sociale. Thomas
More, au début de son ouvrage, donne une analyse
pénétrante de la transformation de l'Angleterre de
pays agricole et féodal en pays industriel et capitaliste,
et des douleurs de l'enfantement du système nouveau.
Explicitement ou implicitement, il en est ainsi de toutes
les utopies. En général, elles sont plus intéressantes
par ce qu'elles dénoncent que par ce qu'elles annoncent.
Souvent, en effet, elles n'apportent pas une solution
constructive à des maux dont elles font une profonde
critique, et elles proposent alors soit un retour au passé,
soit une vision romanesque d'un futur qui est simplement
le contre-pied du présent.
Les utopies de la fin du XVIIIe siècle et du début du
XIXe (c'est-à-dire de la période qui précède la Révolution
française et de celle qui la suit) discernent les
contradictions du capitalisme triomphant, mais elles
ne peuvent l’attaquer au nom d’une force historique
réelle (la classe ouvrière, par exemple, qui n'est pas
encore une force historique autonome). Elles invoquent
alors la religion, la morale, la nature ou l'abstraite
raison comme critères pour condamner l'ordre ancien
et comme modèles pour concevoir l'avenir.
Ces utopies, lorsqu'elles sont élaborées du point de
vue des forces ascendantes de l'histoire, si elles n'apportent
pas de réponses concrètes, posent des problèmes
réels : la recherche d'un ordre social plus juste,
d'un idéal de vie heureuse et pleine, d'un homme plus
libre et plus grand.

Là dernière utopie optimiste fut, à la fin du XIXe siècle,
celle de William Morris, dans ses Nouvelles de nulle part,
où il évoquait un avenir socialiste dans lequel chaque
homme serait un créateur, c'est-à-dire un poète. C'était
un admirateur de Marx et un ami de Engels.
Aujourd'hui, nous assistons, dans la jeunesse, à une
résurgence de l'utopie. C'est, en soi, un phénomène
parfaitement sain, et dont les causes sont aisément
discernables : cette jeunesse conteste en leur principe
même les sociétés de type capitaliste ; et, d'autre part,
les formes historiquement réalisées du socialisme ne correspondent
pas aux fins du socialisme.
Cette réaction légitime de la jeunesse s'est exprimée
en 1968. Lorsque les étudiants de la Sorbonne écrivaient
sur les murs de Paris : « L'imagination au pouvoir »,
ils dénonçaient l'insuffisance de la logique, des extrapolations
et des combinaisons dans le domaine du
déjà connu, pour inventer le futur. Ils appelaient,
confusément certes, mais avec un magnifique espoir,
à la percée de l'imagination créatrice, à la naissance
de laboratoires de l'imaginaire. Notre gouvernement,
nos partis politiques, nos universités en avaient besoin.
L'imagination comme utopie ce n'est pas l'irrationnel
ni le jeu déréglé des images, c'est la disponibilité de
l'esprit qui refuse de se laisser enfermer dans des cadres
et de concevoir l'avenir comme un prolongement où
une combinaison des éléments du passé.
Le propre de l'imagination créatrice c'est de ne pas
se contenter d'extrapoler à partir du présent, mais
d'ouvrir une voie inédite en inversant la démarche
positiviste : l'on part du but à atteindre et l'on en
déduit régressivement les conditions de réalisation,
les moyens, les étapes intermédiaires.
Cette démarche a montré sa fécondité dans tous les
domaines, des sciences, de la morale, ou des arts :
la cosmologie de Copernic ne pouvait se déduire à partir
de celle de Ptolémée, ni la physique de Descartes de
celle des aristotéliciens, ni celle d'Einstein de celle de
Newton, ni la peinture cubiste de celle qui régnait
depuis la Renaissance, pas plus que l'enseignement
du Christ ne pouvait se déduire de la conception grecque
du monde. La Révolution française comme le socialisme
de Marx ont été portés par de multiples utopies antérieures,
c'est pourquoi l'une marque une rupture radicale avec
l'ordre social du passé, et le socialisme de
Marx n'est pas la généralisation de la propriété capitaliste
ou de la démocratie bourgeoise ; il est lui aussi
le « tout autre » par rapport à ce passé : la négation de
la négation.
Aucune mutation vraiment bouleversante et inaugurant
une ère nouvelle, en quelque domaine que ce
soit, n'est la projection dans l'avenir des vérités, des
valeurs, ou des règles déjà existantes.
L'obstacle principal à ce déploiement de l'imagination
créatrice, c'est la conception positiviste, dogmatique,
aliénée, de « données » ou de « faits » tenus pour des
réalités éternelles et immuables. La perspective classique,
élaborée par les peintres de la Renaissance,
n'est nullement une donnée naturelle et nécessaire,
mais une convention parmi d'autres, qui a été remise
en cause et remplacée par d'autres conventions dans
la peinture moderne depuis trois quarts de siècle. La
géométrie d'Euclide n'est pas une structure éternelle
de l'espace, comme le croyait encore Kant : si elle
demeure en gros valable à notre échelle, elle ne l'est
plus .à l'échelle du cosmos ou à celle de l'atome. La raison
même, comme l'a montré Bachelard, n'est, à chaque
époque, qu'un bilan provisoire des conquêtes de la
rationalité.
Ainsi, de la science à l'esthétique et de la morale
à la politique, la condition essentielle de la création,
c'est de prendre conscience que ce que la coutume et
l'ordre nous ont appris à considérer, avec un respect
fétichiste, comme les normes éternelles du savoir ou
de l'action, sont des créations humaines, qui peuvent
être niées, et remplacées au cours de la création continue
de l'homme par l'homme.
Défendre les droits de l'imagination c'est lutter contre
toutes les formes d'aliénation : depuis celle du positivisme
jusqu'à celle des prétendus « réalismes » picturaux,
des dogmatismes politiques, moraux, ou religieux.
Une prospective digne de ce nom commence nécessairement
par une remise en cause des postulats. Elle
est l'art de découvrir les « signes », parfois infimes par
leurs dimensions présentes, mais annonciateurs d'une
mutation fondamentale. L'on a souvent souligné que
la science du xxe siècle, de la relativité à la physique
quantique, a été bouleversée, en ses fondements mêmes,
à partir de la saisie de phénomènes presque imperceptibles: l'expérience de Michelson, le déplacement
du périhélie de Mercure, le rayonnement du corps noir.
De même, dans la vie sociale, de légers troubles peuvent
être annonciateurs d'une profonde révolution.
Il n'y a pas, par définition, de méthode stricte pour
l'invention. Mais l'imagination et la créativité peuvent
être stimulées, non seulement en écartant les obstacles
à leur déploiement, c'est-à-dire les préjugés et les aliénations
du positivisme ou du dogmatisme, mais surtout
en ne formant pas seulement des « spécialistes ».
L'essentiel est au contraire d'initier aux grandes créations
de l'esprit, depuis les sciences jusqu'à l'esthétique.
Une vue assez vaste et assez synthétique de l'histoire
et des développements actuels des sciences et des arts
permet de comprendre le rôle de la fécondation réciproque
non seulement entre des disciplines qui ont
des frontières communes, la chimie et la biologie par.
exemple, mais entre des domaines apparemment sans
rapport. Il n'est pas exclu que tel concept de l'électronique
ou telle forme musicale ne suggèrent des hypothèses
de structure pour la gestion d'une entreprise.
Les poètes surréalistes, en étudiant les mécanismes
de la création imaginative : la suspension du contrôle
« rationnel » dans l'écriture automatique ou la mise
en oeuvre du « hasard objectif » par la rencontre de séries
causales indépendantes, ont anticipé certaines méthodes
non seulement de la prospective mais de toute recherche
interdisciplinaire, fécondant la réflexion d'un chercheur
par le choc inattendu d'une découverte faite dans un
domaine absolument différent. La cybernétique elle même
a mis à l'honneur, comme moyen de recherche
et de découverte, le raisonnement par analogie, la métaphore,
qui fut longtemps considérée comme étant du
domaine exclusif de la poésie.

Le moment scientifique ne se trouve par là nullement
sous-estimé : la prospective, comme le dit Yves Barel,
c'est l'utopie plus la vérification. La rupture prophétique
devenant opératoire, l'imagination utopique se
soumettant à la vérification expérimentale, c'est la
définition même de la science en train de se faire.
Il convient ici d'éviter un contresens fondamental
sur le mot « science ». Lorsque les philosophes dont
Marx est le disciple et l'héritier direct, lorsque Fichte,
par exemple, parle de la « doctrine de la science », ou
Hegel de la « science de la logique », tout comme lorsque
Marx parle de « socialisme scientifique », ils n'entendent
jamais le mot « science » au sens positiviste, c'est-à-dire
au sens où l'on pourrait décrire et prévoir la nature ou
l'histoire en faisant abstraction de l'homme et de ses
interventions.
Ils entendent par « science » une pensée fondée,
c'est-à-dire consciente de ses postulats. Une pensée
qui n'est pas consciente des postulats qui la fondent
n'est pas la science mais le scientisme ou le positivisme.
Dès les Thèses sur Feuerbach, Marx mettait l'accent
sur le moment « actif » de la connaissance. Contre les
matérialistes mécanistes du x v m e siècle français, il
refusait de considérer la connaissance comme un « reflet »
d'une réalité donnée une fois pour toutes. Il voyait en
elle un acte, un projet. L'épistémologie du xxe siècle
a vérifié cette conception.
La science en train de se faire — et non pas la science
déjà faite, déjà ordonnée dans un manuel — ne procède
pas de « faits » déjà faits à des lois qui les relieraient et
à des théories qui relieraient ces lois en système.
La science procède, comme l'a montré Bachelard,
d'une manière inverse : elle ne commence jamais par
un « donné » et une constatation, mais au contraire
par un acte, avec tout ce qu'il comporte d'initiative,
de risque, de postulat. Elle va au-devant du prétendu
« donné », avec ses hypothèses, ses théories, ses modèles,
que l'expérience vérificatrice peut infirmer définitivement
ou confirmer provisoirement. De tâtonnements
en vérifications elle construit ses faits et ses lois, jusqu'à
ce qu'elle soit contrainte de les défaire et de les reconstruire
selon un autre modèle, et cela dans une dialectique
sans fin.

Le changement des structures de l'éducation tout
comme celui de son contenu et de ses méthodes font
partie intégrante de la révolution culturelle.
Il découle des objectifs fondamentaux : la préparation
d'un socialisme d'autogestion exige que l'on mette fin,
dans le domaine de l'éducation comme en tout autre,
au dualisme. C'est-à-dire aux structures dualistes de
l'école qui expriment et perpétuent tous les autres
dualismes, notamment celui de l'opposition entre le
travail manuel et le travail intellectuel, indissolublement
lié au dualisme des dirigeants et des exécutants.
C'est l'un des problèmes majeurs de la révolution culturelle.
En gros, l'on appelle travail manuel celui qui manipule
les choses et travail intellectuel celui qui manipule
les hommes (ou qui manipule les choses à travers la
manipulation des hommes)[…]
Ce primat de la manipulation des hommes se traduit
brutalement dans les hiérarchies de l'entreprise : la
fonction de commandement est payée plus cher que la
compétence technique. Si un ouvrier devient surveillant
d'atelier, son salaire augmente notablement, non parce
qu'il a acquis une qualification supérieure, mais parce
qu'il exerce un pouvoir de coercition. Il y a là, sous sa
forme la plus élémentaire, le prototype des conceptions
de la hiérarchie sociale qu'une révolution culturelle
a pour premier objectif de combattre.
Le changement des structures de l'éducation ne prend
tout son sens que dans cette perspective. Dans une
société développée comme la nôtre, où le nombre des
« intellectuels » (au sens le plus large) est considérable,
le problème ne peut pas être résolu simplement, comme
en Chine, en les envoyant périodiquement travailler
à la campagne ou à l'usine.
La suppression du dualisme du travail intellectuel
Ajouter une légende
et du travail manuel, de l'école et de la vie réelle, de lahiérarchie et de la technique exige une transformationradicale de notre système scolaire et universitaire. Ilne s'agit pas d'une réforme de l'enseignement mais d'unerévolution culturelle [...]

Roger Garaudy
L’alternative. Extraits. Pages 138 à 150

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