03 octobre 2015

Foucault: une interprétation abstraite et doctrinaire du structuralisme. Garaudy-1967



STRUCTURALISME ET MORT DE L'HOMME
par Roger GARAUDY     Revue La Pensée, n°135,1967 

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Je voudrais souligner d'abord les conditions dans lesquelles se déroule enFrance le débat sur les problèmes du structuralisme à une étape qui n'estplus celle de la discussion des thèses de Lévi-Strauss, mais qui est beaucoup plus la discussion de thèses fondées sur une interprétation que j'appellerai abstraite et doctrinaire du structuralisme.

Ce débat pose un problème fondamental en ce qui concerne le développement de la conception de l'humanisme.

Nous pourrions résumer ce problème de la manière suivante : il y a environ
trois quarts de siècle Nietzsche annonçait la mort de Dieu. Mais il ne suffit pas
de tuer Dieu pour opérer une transmutation des valeurs : toutes les valeurs dites
supérieures, tout l'ensemble de ces raisons que l'homme se donne pour obéir,
tout ce dédoublement du monde qui a fait de la philosophie, comme l'écrit M .
Deleuze, l'histoire des soumissions de l'homme, tout cela est en bloc nié.
La négation de la vie au nom de valeurs supérieures, qu'elles soient divines
ou humaines, fait de la philosophie une force répressive, réactive, négative. Cette
négation, Nietzsche nous enseigne à l a rejeter pour retrouver l'identité de la
pensée et de la vie, d'une vie qui serait essentiellement affirmation et création.
C'est seulement par le rejet de ce dédoublement du monde que le surhomme
pourra naître comme affirmation sans limite et sans fin comme incessante
création. Mais ce surhomme est-il encore l'homme, c'est-à-dire ce centre personnel
de tous les actes de pensée, de toutes les initiatives par quoi se construit et
se constitue une histoire humaine ?

Dans la perspective ouverte par Nietzsche l'homme peut-il demeurer le sujet "
de la connaissance et le sujet de l'histoire ? L'affirmation de soi comme sujet
ne doit-elle pas être classée au nombre des illusions que dénonçait Nietzsche ?
La deuxième source dont se réclame le courant néo-structuraliste, c'est
Freud. Le passage de la proclamation de la mort de Dieu par Nietzsche à la
proclamation de la mort de l'homme dans certaines interprétations doctrinaires
et abstraites du structuralisme, passe par une interprétation de Freud qui est
aujourd'hui surtout représentée en France par le docteur Lacan.

Le texte fondamental invoqué c'est un texte de 1917 de Freud qui était
intitulé Une difficulté de la psychanalyse. Freud revendiquait pour la psychanalyse
le privilège « d'avoir infligé à l'amour propre humain sa troisième grande
humiliation depuis Copernic et Darwin, » : après celle de la cosmologie et de
la biologie, celle de l a psychologie. Freud développait son idée de la manière
suivante : la vision traditionnelle depuis Ptolémée avait habitué l'homme à
vivre dans u n monde clos dont il était le centre, et voici que ce monde humain
est brusquement décentré par la découverte de Copernic, faisant en quelque sorte
éclater les sphères de cristal qui enfermaient jusque là l'homme et la terre dans
une sorte de chrysalide rassurante. L'homme et sa planète ne sont plus aujourd'hui
qu'un point infime et dérisoire dans l'immensité sans fond des galaxies.
Deuxième étape : ce monde humain est ensuite décentré par l a biologie de
Darwin, qui substitue à la courte histoire biblique de 6 000 ans de dialogue de
l'homme avec son Dieu, le grand temps de cette sorte d'épopée sauvage de la
vie dans laquelle les deux millions d'années de l'histoire et de la préhistoire
humaine d'après les évaluations actuelles de Leaky ne sont plus qu'un épisode
dans le déploiement entier de l a vie sur notre planète, et de l a genèse de notre
planète dans le cosmos.

En fin ce monde humain est une fois encore décentré par la psychanalyse
donnant de l'homme une image telle que toutes sortes de lignes de force ou de
fibres, venant de partout et de très loin, nous composent une âme de leurs noeuds
monstrueux, toujours prêts à échapper à notre contrôle et à se dénouer.
Le psychanalyste,écrivait Freud, se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie
psychique, et il montre que l'homme rationnel et moral au sens traditionnel,
l'homme responsable de ses pensées et de ses actes, est une fiction. L'individu
s'identifiant aux instances porteuses de l'obligation morale crée u n sujet comme
idéal du moi, et il est victime des illusions du sur-moi, qui, nous dit Freud,
présente les rapports les plus intimes et les plus étroits avec l'acquisition philogénique,
avec l'héritage archaïque de l'individu. Bref, entre d'une part le « surmoi» et, d'autre part, au niveau inférieur, le « çà » , entre les injonctions du supra-personnel et le dynamisme de l'infra-personnel, l'homme ne peut plus se définir en termes de sujet mais seulement en termes de structure. Le moi, c'est, comme l'écrivait déjà au début du siècle Jules de Gautier, une apparence inconsistante, le point où à quelque moment de la durée se fixent en un équilibre instable des forces multiples, complexes et insaisissables.

Dans cet écheveau complexe, Freud aurait pour tâche de dénouer par l'analyse ces forces et de les saisir en termes d'énergie et en termes de structure.

En France, il s'agit maintenant d'autre chose que d'un courant philosophique,
il s'agit d'une véritable mode. Elle s'exprime dans les ouvrages des
analystes, des psychologues, des sociologues, des ethnologues ; la littérature, les
arts plastiques, le cinéma nous donnent aujourd'hui l'expression concrète de cette
conception de l'absence de sujet. En suivant certaines des séquences de Fahreinheit 451 il me semblait entendre les dernières pages du livre de Foucault [NDLR:"Les mots et les choses", 1966] , disant :
« L'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé
au savoir humain, l'homme est une invention, dont l'archéologie de notre pensée
montre aisément la date récente, et peut-être la fin prochaine, » et, conclut Foucault,
« l'homme s'effacera comme à la limite de la mer un visage de sable. »
Un problème nous est ainsi imposé : le problème de la mort de l'homme.


Comment en est-on venu là ? Il y a en ce moment, tout au moins en
France, un retournement très curieux, au moins chez nos étudiants, et chez nos
jeunes philosophes. On pourrait le caractériser de la façon suivante : un règne
est en train de s'achever, un règne qui a duré à peu près un tiers de siècle :
celui de l'existentialisme. Au lendemain de la Libération, en France, aux environs
de 1945-46, l'existentialisme a connu son apogée. Cette exaltation du
« sujet » a séduit toute une génération qui ne pouvait, dans la guerre et l'occupation,
avoir le sentiment de sa dignité personnelle que par la négation et par
la révolte. Ce n'était donc plus seulement une conception du monde pour des
philosophes, cela répondait à une expérience vécue par un grand nombre de nos
jeunes hommes. Mais lorsqu'il s'est agi de construire, la philosophie de l'existence
a révélé son impuissance dans les sciences humaines, son impuissance théorique
et son impuissance pratique. Alors a commencé le reflux. Le tournant se situe
aux environs de 1963-1964. Si pendant u n tiers de siècle, le maître-mot, le mot
magique avait été subjectivité, maintenant le mot magique semble être le mot
structure. D'un tel renversement du pour au contre nous pourrions trouver
l'analogue au début du XIXe siècle, lorsqu'au maître-mot du XVIIIe , mécanisme,
s'opposa le thème romantique de l'organique. Mais il ne s'agit pas seulement
d'une mode. Il s'agit d'une exigence profonde, née à la fois d'une déception
théorique et d'une expérience vécue. D'abord une déception théorique : cette
déception théorique, elle est née de l'échec des philosophies de l'existence à
fonder les sciences humaines. Déjà dans l'Etre et le Néant, Sartre nous avait
promis une morale. L'Etre et le Néant maintenant date de plus d'un quart de
siècle, cette morale n'est jamais venue. Après la Critique de la Raison dialectique,
 
il avait promis le fondement d'une anthropologie, mais ce fondement
n'arrive toujours pas. On peut se demander s'il s'agit de raisons seulement
accidentelles ou de raisons fondamentales. L'invocation exclusive du « sujet »
dispensait de la recherche de l'objectivité dans les rapports humains, alors
que l'analyse structurale de rapports humains objectivés, en particulier dans
la linguistique, a révélé incontestablement sa fécondité et a montré la possibilité
de constituer de véritables sciences humaines. La recherche et la formalisation
des structures, dans les systèmes constitués d'institutions, d'oeuvres ou de
croyances, permettaient à l a fois d'expliquer et de prévoir, d'établir que, certaines
propriétés étant présentes, d'autres leur sont nécessairement liées, en un mot,
cela permettait de donner aux sciences humaines un statut presque égal en dignité
à celui des sciences de la nature.

La tentation était grande de s'attacher exclusivement à ce moment privilégié
de la réalité humaine, celui de la raison objectivée ou de l'inconscient objectivé,
en tout cas, celui de la structure, et de nier jusqu'à la réalité de tout autre
moment.

Lévi-Strauss n'est jamais tombé dans ce travers, tout au moins il n'y est
jamais tombé complètement. Il a toujours pris ses distances. Il a toujours considéré
que ses recherches se situaient à u n certain niveau de réalité, celui des
médiations structurales, entre ce qu'il appelle la praxis fondamentale des sociétés
qui engendre les structures, et d'autre part, la pratique concrète des individus,
pratique qui est informée par ces structures. C'est une solution de sagesse :
reconnaître la valeur, la nécessité absolue de l'étude des structures mais ne pas
exclure la possibilité et la légitimité de la  démarche qui consiste à remonter de
la structure à l'activité humaine qui l'engendre. C'est-à-dire savoir reconnaître
ce que Lévi-Strauss appelle la « complémentarité » d'une méthode structurale et
d'une méthode génétique.

Or, chez des gens qui pourtant se réclament de Lévi-Strauss, je pense en
particulier à Foucault d'une part et à Louis Althusser d'autre part, on ne s'en
est pas tenu là. On a voulu faire de la structure le moment unique et exclusif
de la connaissance. C'est cela que j'appelle le structuralisme abstrait et doctrinaire.
Outre la déception théorique, née de l'impuissance de l'existentialisme
sartrien à fonder des sciences humaines, il y a aussi une expérience vécue, qui
explique la séduction actuelle de ces entreprises structuraliste. La puissance
terrifiante non seulement des « mass média », de la presse, de la publicité, de
la radio, de la télévision, du cinéma, mais aussi des institutions qui les utilisent
pour conditionner le développement des individus, soit à des fins économiques,
soit à des fins morales, soit à des fins politiques, tout cela a crée une situation
de fait, où ce qu'il y a de plus apparent c'est le conditionnement d u comportement
des hommes par les structures, beaucoup plus que le moment créateur.
Cet aspect de l'expérience semble justifier l'entreprise de ce structuralisme
abstrait. Le problème est de savoir si nous devons théoriser sur ce recul momentané
de l'homme ou regarder au-delà. C'est-à-dire, est-ce que nous ferons de la
structure une « médiation » , (pour employer l'expression de Lévi-Strauss), qui
est indispensable, et dont nous n'avons pas tenu suffisamment compte dans nos
analyses marxistes en passant tout de suite au conditionnement extérieur, ou bien
allons-nous en faire une aliénation stérilisante ? Voilà à mon sens le problème.
Pour en finir avec ces aspects historiques des conditions du succès actuel
du structuralisme, je voudrais aussi poser une question qui me paraît fondamentale.
Sans doute, certaines apparences extérieures, cette expérience vécue dont
nous venons de parler, semblent sinon justifier du moins expliquer l'interprétation
doctrinaire du structuralisme en montrant que ce qui domine dans la
conduite quotidienne des hommes, ce sont beaucoup plus les conditionnements,
ce qui est u n effet de structure, que ce qui est u n choix créateur. Mais est-ce la
seule dimension de l'expérience historique de l'homme ?

Il est vrai que dans ce que l'on a appelé les « sociétés industrielles », pendant
tout le XIXe siècle et même pendant l a première moitié du XXe siècle, le
développement des forces productives s'est réalisé d'une façon extensive, de
manière additive. L a structure des forces productives est demeurée l a même, et
cela se traduisait pratiquement par le fait que les investissements les plus rentables
étaient ceux qui permettaient d'une part de rassembler des machines de
plus en plus puissantes et complexes, et, en face, des armées de plus en plus
nombreuses de main-d'oeuvre simple. Si bien que dans cette perspective, comme
l'a montré Marx dans Le Capital ; il est vrai qu'un tel développement, qu'un tel
mode de reproduction élargie d u capital, conduisait à faire de l'homme u n simple
effet de structure, un « appendice de chair dans une machinerie d'acier » . Est-ce
qu'il en est de même dans ce dernier tiers du XX e siècle ? Non seulement des
théoriciens des pays socialistes, à l a recherche d'un modèle humain de l a civilisation
technicienne, mais même des économistes américains, ont souligné qu'avec
la nouvelle révolution scientifique et technique ce n'est pas u n simple changement
quantitatif qui s'opère par rapport à l a précédente révolution industrielle. Il y a
un changement d'abord des instruments de production, avec de nouvelles sources
d'énergie, une organisation nouvelle du travail avec la cybernétique et l'automation,
et de là découle un changement des facteurs subjectifs, humains, du
travail. L'on assiste, selon l'expression de Radovan Richta, à une véritable
« inversion des rapports de l'objet et du sujet » à partir d'une situation, celle des
sociétés industrielles antérieures, où le sujet, l'homme, était le serviteur de l'objet.
Ce n'est pas une considération morale ; cela s'inscrit dans la comptabilité des
entreprises ou dans les études sur l a gestion optimale. On en arrive à mettre en
évidence ce fait, à première vue étonnant, que déjà, dans les industries de pointe,
les investissements les plus rentables sont les investissements humains. C'est peut-être
le fait le plus important de ce dernier tiers du XXe siècle.

Autrement dit, à la différence de ces sociétés industrielles dans lesquelles,
comme l'a démontré Marx, « le travail simple est devenu le pilier de l'industrie »,
il se trouve que le moyen désormais le plus efficace du développement économique,
au fur et à mesure que l'on atteint ce stade, c'est le développement de
l'homme lui-même. La notion de qualification ouvrière se transforme : cette
qualification devient de plus en plus sociologique et de moins en moins technologique.
Si la culture générale du travailleur joue un rôle décisif, puisqu' avec la
transformation constante et rapide des moyens de production, il faut préparer
l'homme à ces changements incessants, nous nous acheminons rapidement vers
une étape du développement économique où le niveau d'instruction générale de
la majorité des travailleurs ressemblera de très près à ce que nous appelons
aujourd'hui le niveau des intellectuels.

Un économiste américain nous dit que dans les industries de pointe, il faut
40 % d'ouvriers ayant une instruction secondaire, 40 % des ouvriers ayant une
instruction supérieure au sens de l'enseignement supérieur, et 20 % seulement
ayant une qualification moindre. Ce qui implique que la séparation du travail
de gestion et du travail d'exécution, qui était si tranchée, si brutale, doit comme
l'avait d'ailleurs prévu Marx dans u n passage du Capital (Tome I I, p. 166)
s’amenuiser. Là encore, dans les études sur la théorie des « managers » aux Etats-Unis,
on se rend compte que l'idée de la gestion par un individu unique n'est plus
rentable, et que le problème est de décentraliser cette direction, à la limite chaque
travailleur devenant u n centre d'initiative.

Ici le développement des forces productives, à l'étape actuelle, se heurte,
sous une forme nouvelle, aux rapports de production du système capitaliste.

Il est en effet contradictoire de demander à la fois à u n travailleur d'être
un centre d'initiative et de création dans ses tâches techniques et d'exiger de lui
une obéissance inconditionnelle à l'égard du propriétaire privé, individuel ou
collectif, des moyens de production.

Le seul mode de gestion correspondant à ce niveau de développement des
forces productives, c'est le socialisme, c'est-à-dire un régime économique, social,
politique et culturel fondé sur l'abolition de la propriété privée des moyens de
production et permettant ainsi de faire de chaque homme u n homme, c'est-à-dire
un centre d'initiative et de création sur tous les plans, de la technique, de l'économie,
de la politique, de la culture.

Ainsi se créent les conditions d'une nouvelle inversion des rapports entre
l'objet et le sujet au niveau même du travail industriel lorsque l'investissement
le plus rentable est l'investissement dans l'homme. Nous voyons se développer une
nouvelle subjectivité, non pas au sens individualiste et souvent métaphysique de
l'existentialisme sartrien, non pas au sens abstrait des humanismes anciens, (la
nature humaine comme on l'entendait au XVIIIe siècle), mais l'aptitude de
l'homme à la création dont les conditions sont créées par l'histoire elle-même,
par le développement nouveau des forces productives rendant objectivement nécessaire
le développement des capacités créatrices de l'homme.

Voilà, à l'état naissant, un phénomène fondamental de notre époque. Cet
aspect paraît loin de notre sujet. Il en est le centre. Car, s'il en est ainsi, la
théorisation de nos structuralistes abstraits est une théorisation sur une réalité
en train d'être dépassée. Nous pouvons sans crainte leur dire ; vous êtes déjà
des hommes du passé. Vous théorisez sur une situation de l'homme qui régnait
sans partage au X I Xe siècle et au début du XXe , mais qui n'est plus la réalité
en train de naître et de se développer à la fin du XXe . Par conséquent nous
n'avons pas là une méthode pour constituer des sciences humaines au niveau
actuellement atteint par le développement historique de l'homme.
Je me permettrai de souligner un deuxième aspect : dans la mesure où ce
structuralisme abstrait nie le rôle de l'homme, en arrive à évoquer « la mort de
l'homme », comme dit Foucault, ou « l'antihumanisme théorique » dont parle
Louis Althusser, on a vu naître à l'intérieur du structuralisme un conflit entre
la structure et l'histoire, et cela était inéluctable. Au début de son « Louis Bonaparte», Marx explique que ce sont les hommes qui font leur propre histoire, mais
qu'ils la font dans des conditions qui sont structurées par le passé. Marx tient
ainsi les deux bouts de la chaîne : le moment de la structure, la structuration
par le passé, mais aussi le moment de l'activité créatrice de l'homme qui a
engendré ces structures. C'est là la clé de notre problème.

Comment s'est produit le divorce entre la structure et l'histoire ? Cela est
venu d'une extrapolation illégitime des thèses de de Saussure et de Jakobson, les
grands linguistes qui ont écrit les livres de formation de notre siècle. Certes le
divorce entre l a structure et l'histoire se dessine déjà avec Ferdinand de Saussure.
Dans son Manuel de linguistique générale, Ferdinand de Saussure affirme que
le diachronique est non structural. C'est une abstraction parfaitement légitime à
condition de se rappeler que c'est une abstraction : il s'est limité à l'étude de
ce qu'il appelait le synchronique, cette coupe horizontale à l'intérieur de l'histoire.
A partir de ce postulat, il a posé incontestablement les bases d'une méthode
extrêmement féconde de formalisation de l a linguistique, comme Cuvier, à partir
de postulats fixistes lui aussi, reconstituait la totalité d'un être vivant à partir
d'un quelconque de ses fragments. Lévi-Strauss a codifié la méthode, en rappelant
que l'analyse structurale se définissait par cinq caractères fondamentaux, à partir
des études de phonologie de Troubetzkoï et de Jakobson :
1° passer des phénomènes conscients à la structure qui est cachée, inconsciente,
pas immédiatement visible ; ne pas confondre, par exemple, les relations
sociales avec la structure d'une société ;
2° la méthode structurale refuse de traiter les termes comme des entités
indépendantes ; elle prend pour base de sa recherche les relations entre les termes;
3 ° elle introduit en priorité la notion de système, de totalité, et enfin elle
vise à la découverte de lois générales et de corrélation. Grâce à cette méthode, la
linguistique a atteint une rigueur comparable à celle des sciences de la nature,
d'abord en conquérant une véritable objectivité, ensuite en parvenant à u n haut
degré de formalisation.

De si hautes vertus ont évidemment conduit la linguistique à fournir une
sorte de modèle, à jouer un rôle de pilote à l'égard des autres sciences humaines.
C'était déjà une idée de Mauss, mais c'est une thèse essentielle de Lévi-Strauss
écrivant : « La phonologie ne peut manquer de jouer vis-à-vis des sciences sociales
le même rôle rénovateur que la physique nucléaire par exemple a joué pour
l'ensemble des sciences exactes. » Des Structures élémentaires de la parenté
jusqu'à la Pensée sauvage et de Tristes tropiques jusqu'à du Miel aux Cendres,
Lévi-Strauss a opéré, avec une élégance souveraine, le transfert d u modèle linguistique,
passant ainsi d'une théorie de l a langue à une théorie de l a parenté, à une
théorie de la raison, à une théorie du mythe et finalement à une théorie générale
des sociétés.

La fécondité de cette méthode est assez évidente pour que nous n'ayons pas
à y revenir. Lévi-Strauss a conscience des postulats qui sont les siens. Dans une
interview aux Lettres Françaises, il rappelait qu'il faisait une abstraction, mais
qu'il considérait parfaitement légitime d'autres modes d'approche des réalités qu'il
étudie. Il suivait en ceci l'exemple de de Saussure. Lorsque de Saussure délimite
le champ de son investigation scientifique, il opère délibérément, et très légitimement,
une triple réduction. D'abord 1°) il sépare la langue, comme institution
sociale, de l a parole qui est une opération du sujet ; 2°) il sépare la langue de
l'histoire de la langue, c'est une coupe transversale qui est parfaitement légitime
à condition qu'on se souvienne qu'on a opéré une abstraction ; et 3 °) il sépare
la langue de son contexte social pour l'étudier selon ses seules lois immanentes,
sans tenir compte des phénomènes extérieurs.

Lorsque Lévi-Strauss généralise sa méthode, il conserve la même prudence.
Par exemple dans sa leçon inaugurale au Collège de France, tout le monde
s'attendait à un éloge de la structure, et Lévi-Strauss fit un éloge de l'histoire.
Il ajoutait dans ses conclusions : « Cette profession de foi historienne pourra
surprendre, car on nous a parfois reproché d'être fermé à l'histoire. Nous ne la
pratiquons guère mais nous tenons à lui réserver ses droits. »

Dans ses recherches il s'attache à la structure plutôt qu'à la genèse, c'est son
droit, comme d'étudier les mathématiques plutôt que la physique ou d'étudier
l'histoire plutôt que la sociologie, à condition de se souvenir que l'on ne recouvre
pas la totalité du connaissant. C'est une chose qui paraît évidente. Malheureusement
ses successeurs, n'acceptent pas cette évidence. Ce n'est pas par hasard
que Lévi-Strauss, chaque fois qu'il parle du marxisme, en parle avec un très
grand respect. Lévi-Strauss dit même très explicitement dans la Pensée sauvage:
j'essaie d'apporter une contribution à l'étude marxiste des superstructures. Cette
contribution nous est précieuse car il nous est souvent arrivé dans l'étude des
conceptions philosophiques des religions ou des formes artistiques de passer tout
de suite à l'étude des conditionnements externes. Mais « situer » une doctrine
ne suffit pas pour en faire l'analyse. Nous passions sur l'analyse interne de la
structure. Récemment Roman Jakobson, de passage à Paris, a donné une interview
dans lequel il disait : « Je ne sais pas comment on pourrait, quand il s'agit de
travailler sur les langues et sur l'art, ne pas tenter d'en saisir la structure. Ceux
qui parlent d'autre chose font de la causerie mais non de la science. » Jakobson
ajoutait qu'il ne voyait pas d'opposition entre cette méthode structurale et le
marxisme, à condition de ne pas confondre le marxisme avec la caricature mécaniste
qui prétend, selon son expression, « étudier le plan de l'art comme une
dérivation mécanique des autres plans ». M . Pierre Francastel est, à mon sens,
l'homme qui a apporté à l'esthétique marxiste la contribution la plus riche,
précisément parce qu'il a fait une étude structurale de l'art avant de passer au
problème du conditionnement historique externe.

L'idée de la construction d'un modèle synthétique d'une doctrine ou d'une
forme d'art, d'un mythe, constitue une étape première, une étape indispensable
de l'exploration scientifique d'un objet quelconque. C'est seulement après cet
examen minutieux selon l'ordre des concepts que l'on peut aborder l'essai d'explication
à partir du conditionnement extérieur. Le problème est de savoir articuler
cette méthode structurale comme u n moment du matérialisme historique. Nous
pouvons apprendre à le faire d'autant mieux que quelques-uns des maîtres du
structuralisme, comme Lévi-Strauss, ou Jakobson, et, sur les problèmes artistiques,
des hommes comme Francastel, nous donnent déjà une indication sur ce que
pourrait être une analyse où la méthode structurale s'articule avec les méthodes
génétiques.

Chez les marxistes nous avons une mise en oeuvre exemplaire de la méthode
génétique chez Henri Wallon. Son livre de l'Acte à la Pensée a donné le meilleur
exemple en psychologie de ce que pourrait être cette « complémentarité » d'une
méthode génétique avec une méthode structurale. La méthode structurale peut
nous aider, nous marxistes, à corriger une interprétation étroite et mécanique de
la méthode de Marx en rappelant que l'analyse interne et structurale est l a première
et la nécessaire étape de toute recherche. A condition de ne pas oublier
que ce niveau de connaissance n'est pas le seul. Car, s'il est parfaitement légitime
d'étudier en eux-mêmes, en faisant provisoirement abstraction de leur conditionnement
et de leur histoire, des systèmes historiques, des systèmes d'institution,
des oeuvres ou des croyances, il est illégitime de réduire l'étude de l'homme à
l'étude des oeuvres humaines. Sinon nous ne voyons que l'homme dans son objectivation.
Nous ne pouvons pas oublier que l'homme est le producteur de tout ce
qui est humain, ce sont des hommes qui créent les langues, ce sont des hommes
qui créent les mythes, ce sont des hommes qui créent les religions, et ce sont des
hommes qui créent les institutions sociales. Voilà pourquoi, si nous ne voulons
pas aller vers une conception aliénée de la structure, nous devons voir en elle un
modèle scientifique et non pas, comme même Lévi-Strauss l'a dit, en approuvant
la formule de Ricceur, « un transcendantal sans sujet ». Au lieu de voir dans la
structure cette sorte de transcendantal, nous devons voir en elle un modèle scientifique
construit par l'homme et ne pas lui accorder un statut ontologique. Le
grand malheur, c'est que le mot structure soit un substantif, ce serait beaucoup
mieux si c'était u n verbe. Parce que chaque fois que nous employons u n substantif,
nous sommes toujours tentés de chercher derrière lui une substance, et nous
faisons de la structure une chose, alors qu'elle est essentiellement un acte, ou
plutôt « l'information » d'un acte, information au sens où l ' on dit « théorie de
l'information ». Une information de l'acte qui n'a pas de réalité séparée des
hommes qui agissent, qui actualisent la structure du langage, dans leurs paroles
ou dans leurs écrits, la structure d'un mythe dans leur conduite ou dans leur
croyance. Bref, il importe, dans l'analyse structurale, de ne pas sacrifier au
produit le producteur et l'acte de sa production. C'est là l'un des enseignements
majeurs de Marx, dans Le Capital, lorsqu'il nous mettait en garde contre les
illusions nées du fétichisme de l a marchandise. Telle est l a première limite de
la méthode structurale : elle ne saurait oublier sous peine d'aliénation et de
fétichisme, qu'elle est un moment, parfaitement légitime et fécond, mais un
moment seulement, de la recherche, et qu'elle n'exclut pas d'autres moments, en
particulier celui qui consiste à remonter de l a structure à l'activité humaine qui
l'engendre.

Cette tendance à faire de l'ordre, aux différents niveaux de la culture, une
chose, un être ou une essence, et de la détacher de la pratique humaine apparaît
avec un éclat particulier dans le dernier livre de Michel Foucault.
Foucault dit qu'il veut décrire et définir trois structures successives du savoir
dans la tradition occidentale des derniers siècles, depuis le XVIe siècle jusqu'à
nos jours. Ce n'est pas le principe de sa recherche que nous contestons.
L'auteur nous décrit d'abord la structure du savoir qui a régné jusqu'à la
fin du XVI e siècle : c'était, dit-il, la grande plaine uniforme des mots et des
choses. Jusqu'au XVIe siècle les signes font partie des choses, et la ressemblance
n'est rien d'autre que le rapport de l'être à lui-même. Les mots sont pris dans
le tissu, dans la trame des choses qui en font partie.

2e étape : à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, s'opère une
transformation profonde de la conception même du savoir. Le fait nouveau c'est
que le langage rompt sa parenté avec les choses, et Foucault définit la structure
nouvelle du savoir à partir de la grammaire générale, de l'histoire naturelle et
de l'analyse des richesses.

Le langage a désormais noué de nouveaux rapports avec les choses. Si jusqu'au
XVIe siècle, les signes faisaient partie des choses, maintenant ils deviennent des
modes de la représentation, une désignation du visible. Il s'est opéré une sorte
de scission ; jusqu'à présent les mots et les choses formaient u n tout, maintenant
les signes deviennent le signe d'une représentation des choses, une désignation
du visible. Cette nomenclature est réalisée d'une manière exemplaire dans l'histoire
naturelle qui constitue le prototype d'une langue bien faite, c'est-à-dire d'une
langue ordonnée permettant une mise en ordre très générale, à l a fois de mes
représentations et de mon langage.

Il y a, note Foucault, une structure commune à l'analyse des richesses, à la
grammaire générale et à l'histoire naturelle. L'analyse des richesses obéit à la
même configuration que l'histoire naturelle : ce n'est plus la valeur intrinsèque
du métal qui donne sa valeur aux choses, nous dit Foucault. Et il cite la thèse
qui a été formulée très clairement par Scipion de Gramont, dans son livre le
Denier royal : « l a monnaie n'emprunte pas sa valeur de la matière dont elle est
composée, mais de la forme qui est l'image ou la marque du prince. » On abandonne
le postulat de la valeur propre du métal, ce qui permet d'élaborer une
théorie de la monnaie représentation.

A la fin du XVIIIe siècle, après le moment de la grande plaine uniforme des
mots et des choses, puis de la division entre les choses, leur représentation et
les signes qui les désignent, s'ouvre une troisième étape de ce savoir. Le
savoir se présente sur u n mode nouveau. Il ne se situe plus au niveau de la
représentation et du visible, mais dans une dimension nouvelle du réel, celle de
sa structure cachée. Foucault donne quelques exemples. En économie politique
celui d'Adam Smith, qui ne définit plus l a richesse par son aspect visible, représentatif,
l a monnaie, mais par son aspect caché le travail. Dans tous les domaines,
le savoir change de forme. En économie politique, le travail et la production se
substituent à l'échange et l'expliquent, l'organisation biologique devient le principe
interne d'explication des êtres vivants, et non plus une classification du type
linnéen, et enfin la structure du langage devient l'explication du système grammatical.
Nous avons là une application de l a méthode structurale à l'étude des modes
du savoir. Ce qu'a tenté de faire Foucault pour dégager l a structure commune à
trois sciences à divers moments de la pensée occidentale, ce qu'a fait par exemple
Dumézil pour l'étude des mythes, ce qu'a fait Pierre Francastel pour celle des
arts, il est fâcheux que des chercheurs marxistes ne l'aient pas entrepris pour
élaborer scientifiquement une étude des superstructures. Ce n'est pas, répétons-le,
le principe que nous contestons.

Je ferai au livre de Foucault, deux séries d'objections : objections de fait,
et objections de principe.

D'abord une objection de fait : l'extrême fragilité des bases historiques sur
lesquelles Foucault fonde sa brillante construction. Quand on le lit on a presque
une impression esthétique. L'engouement pour ce livre tient sans doute pour une
part à la virtuosité avec laquelle il est présenté. Mais pour donner à cette sorte
d'histoire parallèle, ou plutôt à cette archéologie parallèle de trois sciences cette
forme systématique si parfaite, il a fallu donner quelques coups de pouce à
l'histoire. Par exemple, lors du passage entre le moment où l a richesse se définirait
par la valeur propre du métal, et le moment où la monnaie n'est plus
qu'une représentation symbolique de l a valeur, les textes invoqués ne valent que
par une inversion radicale de la chronologie historique. A la page 187, Foucault
cite le texte de Scipion de Gramont qui serait très probant pour sa thèse, selon
lequel la monnaie n'est plus que le signe de la richesse et non pas une richesse
elle-même. Mais quelques pages plus loin, Foucault nous rappelle (page 195) la
critique faite par Turgot d u système de Law. Turgot reproche à Law d'avoir cru
« que la monnaie n'est qu'une richesse de signe dont le crédit est fondé sur la
marque du prince, cette marque n'est là que pour en certifier le poids et le titre,
c'est donc comme marchandise que l'argent est non pas le signe mais l a commune
mesure des autres marchandises » . La critique de Turgot nous ramène à l'idée
de la monnaie comme marchandise et non pas tenant de l a marque du prince
sa valeur symbolique. Or, le texte de Turgot est de 1749, en plein milieu du
XVIIIe siècle et le texte de Scipion de Gramont est de 1620, c'est-à-dire que toute
la thèse de Foucault butte sur ce simple fait : il lui a fallu renverser totalement
la chronologie pour faire cette périodisation des stratifications du savoir. C'est
une tendance constante et fâcheuse de ce structuralisme abstrait et doctrinaire de
traiter avec la plus grande désinvolture la chronologie historique. Voilà pour
l'objection de fait.

Mais il y a une objection de principe, qui me paraît plus importante. Ici
je rejoindrais la critique de Sartre dans son interview de « L'Arc ». Sartre note
que Foucault décrit les stratifications successives du savoir mais qu'il ne nous
dit pas l'essentiel, c'est-à-dire comment on passe de l'une à l'autre, comment
s'explique le passage. Comment est-on passé d'une structure à une autre ? Un
exemple : Foucault fixe comme l'un des moments décisifs du changement de
perspective, dans l a conception occidentale du savoir, l a période qui va de 1775
à 1795. Entre ces deux dates il en est une qui a eu une certaine importance dans
l'histoire. Or à aucun moment Foucault ne pose la question du rôle que la
Révolution française a p u jouer dans ce changement de perspectives.
Des auteurs comme Guéroult lorsqu'il a fait l'histoire de Fichte, ou comme
Hyppolite lorsqu'il a fait l'histoire de Hegel, ont souligné, l'un et l'autre, que la
Révolution française a été l a grande expérience métaphysique des philosophes de
cette époque. Foucault passe là-dessus. L'événement n'est même pas une perturbation
par rapport à la structure. Même remarque en ce qui concerne le marxisme.
Foucault annonce avec désinvolture qu'au niveau profond du savoir occidental le
marxisme n'a introduit aucune coupure réelle. « Le marxisme, dit-il, est dans la
pensée du X I Xe siècle comme un poisson dans l'eau, partout ailleurs il cesse de
respirer. » L'affirmation est d'autant plus téméraire que Foucault assimile constamment
le marxisme à un positivisme. Or la notion de structure cachée, s'il est
un homme qui a insisté avec force sur elle, c'est Marx, dans la Contribution à
la critique de l'économie politique et dans tout Le Capital . L'idée maîtresse de
Marx en ces matières c'est que la science porte sur l a nécessité interne, cachée,
et non pas sur de simples rapports constants entre des faits.

J'ajouterai une autre remarque, au passage, pour montrer la désinvolture
de Foucault à l'égard de l'histoire. Quand il parle de la conception de la connaissance
du XIXe siècle, il dit : elle est caractérisée par la recherche de la structure
cachée. Mais alors où placer Auguste Comte ?

J'en arrive à une deuxième objection. Foucault ne peut pas nous rendre
compte du passage d'une structure à une autre, parce que la structure, chez lui,
est totalement étrangère à l'homme. Il parle des structures sans jamais parler des
hommes qui les ont engendrées. Mystère de l'Immaculée Conception ! Les structures
tombent vraiment du ciel et on se demande comment elles ont été engendrées.
Il y a des concepts qui s'enchaînent entre eux mais on ne voit jamais leur
engendrement ; sous prétexte de lutter contre « l'historicisme » on en arrive à
ne plus comprendre d'où vient le concept. Nous revenons au fameux « transcendental
sans sujet » dont parlait M. Paul Ricoeur. Chez Foucault, il s'agit d'une
élimination complète du rôle de l'homme. Pour justifier cette élimination, il
s'efforce d'accréditer l'idée que l'homme est une création de la pensée de la f in
du XVIIIe siècle, une création de Rousseau et de Kant. « Avant la fin du XVIIIe
siècle, écrit-il, l'homme n'existait pas, non plus que l a puissance de l a vie, la
fécondité du travail ou l'épaisseur historique du langage. L'homme, c'est une
toute récente créature que l a démiurgie du savoir a fabriqué de ses mains il y a
moins de deux cents ans. » (319) L'homme, bien entendu, au sens de sujet de
la connaissance et de centre d'initiative. Foucault en arrive à cette idée qu'il ne
peut exister de science de l'homme que lorsque l'homme a cessé d'exister. Façon
singulière de constituer les sciences humaines ! C'est pourtant ce qu'affirme
Foucault (p. 353) : « De nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de
l'homme disparu. » Il ajoute très dédaigneusement : « On ne peut qu'opposer
un rire philosophique à tous ceux qui veulent encore parler de l'homme, de son
règne et de sa libération. » Et voici sa conclusion (p. 396) : « L'homme avait
été une figure entre deux modes du langage, l'homme est une invention dont
l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la f in
prochaine, l'homme va disparaître. » Pour justifier cela, il dit qu'il en a toujours
été ainsi dans la tradition occidentale. « En dehors des morales religieuses,
l'occident n'a connu que deux formes d'éthique : l'ancienne, sous l a forme du
stoïcisme et de l'épicurisme s'articulant sur l'ordre du monde et en découvrant
la loi, et la moderne qui ne formule aucune morale dans la mesure où tout impératif
est logé à l'intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l'impensé. » J'avoue que cette manière de rejeter d'un haussement d'épaule en cinq
mots « en dehors des morales religieuses » tout l'héritage chrétien, me paraît une
singulière façon de traiter l'histoire, parce qu'enfin c'est précisément cette pensée
chrétienne qui a rempli l'intervalle entre ce qu'il appelle la morale antique,
stoïcienne et épicurienne, et ce qu'il appelle l a morale moderne. Même sous une
forme laïcisée, même lorsque ce n'est pas par référence explicite au christianisme,
c'est néanmoins à travers ce christianisme que les choses se sont élaborées. Lorsqu' il nous dit que l'homme est une création de la fin du XVIIIe siècle, je
voudrais que Foucault nous explique où il va placer les Confessions de Saint-
Augustin ou même les recherches des Pères grecs qui, à partir de la notion de
personne divine, puis de la christologie, sont arrivés à la notion de personne
humaine. Ce n'est tout de même pas une invention du XVIIIe siècle. Même le
« cogito », pour lui, est u n modèle de l'absence de l'homme ; le « cogito » , dit - il,
« c'est un tri opéré à l'intérieur du monde des représentations ». Exclure du
« cogito » toute référence au sujet et exclure du « cogito » la dimension d'intériorité
ou la dimension de liberté... je laisse à Foucault la responsabilité d'une
telle interprétation. L'on comprend très bien que, dans ces conditions, l'absence
de l'homme rende inintelligible le mouvement de l'histoire. Si ce n'est plus, pour
reprendre maintenant les deux bouts de la chaîne, les hommes qui font leur
propre histoire, même s'ils la font dans des conditions toujours structurées par
le passé, on a bloqué la dialectique.

Le problème n'est pas de nier l'importance capitale du moment de la structure,
du moment du concept, mais de ne pas les traiter d'une façon abstraite, de
savoir en chaque moment remonter, comme Marx nous l'a enseigné, de la structure
à l'activité humaine qui l'engendre, tenir les deux bouts de la chaîne, le
moment de la structure et le moment de la liberté, le moment de la nécessité et
le moment de l'activité créatrice de l'homme. Si nous revenons maintenant à notre
point de départ, nous pouvons dire que cette théorisation du néo-structuralisme
abstrait et doctrinaire porte précisément sur ce que le capitalisme a tendu et tend
à faire de l'homme dans les perspectives des sociétés industrielles de type capitaliste
que nous avons héritées ou XIXe siècle. Nous avons là une théorisation
sur une réalité qui est en train d'être dépassée. Incapable de fonder non seulement
l'histoire, mais de fonder théoriquement la nécessité d'un parti ouvrier, la nécessité
d'une vie militante, cette doctrine conduit, au nom d'un nouveau scientisme,
d'un nouveau positivisme, à un déterminisme abstrait des structures et du concept
qui élimine l'homme.

A notre époque, non seulement une telle conception ne correspond pas à une
réalité historique objective, mais elle se trouve en contradiction avec elle. Elle
est dépassée par cette réalité, et elle exclut ce qui en est le principe, l'âme même
d'un parti marxiste, c'est-à-dire ce que Lénine a appelé dans Que faire ? le moment
subjectif ». Ce « moment subjectif » ce n'est pas la subjectivité au sens individualiste
de l'existentialisme. Cette subjectivité, chez Lénine, c'est celle du Parti,
c'est celle de la conscience et de l'action, de la pratique qu'elle engendre. La
coupure radicale entre théorie et pratique conduirait à une perversion doctrinaire
et abstraite du marxisme, en oubliant l'un des deux moments indissolublement
liés par Marx : s'ils la font dans des conditions toujours structurées par le passé,
ce sont néanmoins les hommes qui font leur propre histoire.

***
NOTE SUR LA STRUCTURE, LE MODELE ET LE CONCEPT
(A propos d'un article de Jean ORCEL)
Mon article était à l'imprimerie lorsque j'ai lu, dans le dernier numéro de
La Pensée, l'article de Jean ORCEL concernant mon livre « Marxisme du XXe
siècle », avec ce sous-titre : « Contre la confusion ».

Pour contribuer à l'oeuvre d'éclaircissement qu'il propose je voudrais revenir
sommairement sur les trois thèmes principaux qu'il a relevés :
— Structure et structuralisme
— Concept et mythe
— Modèle et concept.


STRUCTURE ET STRUCTURALISME

Jean Orcel affirme tout d'abord que « le structuralisme n'est pas une
philosophie », et quelques lignes plus loin, que « le concept de structure ne
saurait être envisagé comme constituant, à lui seul, une philosophie » .
La première confusion à éviter est celle qui consiste à croire qu'il y a
structuralisme partout où l 'on emploie le mot de structure.

Pour lutter contre l a confusion il semble nécessaire au moins de distinguer :
le concept de structure, l a méthode structurale", et la philosophie d'un certain
structuralisme abstrait et doctrinaire.

De la structure , Jean Orcel nous dit qu'elle* est « le mode d'agencement,
d'organisation des éléments de l a matière ». C'est en effet la définition traditionnelle.
L a méthode structurale ne part pas de cette définition sommaire de la structure.
Elle met précisément en cause le concept « d'élément » : elle refuse, écrit
Lévi-Strauss de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au
contraire comme base de son analyse les relations entre les termes. » E n outre,
poursuit Lévi-Strauss, « elle introduit l a notion de système ». Tels sont déjà deux
moments caractéristiques de la méthode ; elle met l'accent sur la primauté de
la relation sur les éléments et du tout sur les parties. A quoi il convient d'ajouter
deux autres traits de l a méthode structurale dans les sciences humaines : la
structure sociale, par exemple, ne peut se confondre avec les relations sociales,
ces dernières étant le phénomène conscient et l a structure étant inconsciente.
« Le principe fondamental, conclut Lévi-Strauss  , est que la notion de structure
sociale ne se rapporte pas à l a réalité empirique, mais aux modèles construits
d'après celle-ci. »

Nous sommes loin ici de l'utilisation simplement coutumière du mot « structure»,
qui confond si fâcheusement les trois termes : structure, méthode structurale,
interprétation philosophique du structuralisme.

1. Anthropologie structurale , p. 40.
2. Ibidem, p. 305.


La confusion semble se répéter avec atome et atomisme. « Il me paraît
abusif de dire, écrit Jean Orcel, que le structuralisme, en toutes disciplines,
succède à l'atomisme. Ne détermine-t-on pas des structures atomiques ? » I l y
a là un véritable « jeu de mots » qui aggrave la confusion. « L'atomisme » (en
psychologie ou dans d'autres sciences humaines) n'a rien à voir avec l a théorie
atomique contemporaine en physique. Ce que l'on appelle l'attitude « atomiste »
(en reprenant le terme dans son sens étymologique et premier), c'est la prétention
de tout ramener à des éléments derniers d'analyse : l a vieille psychologie associationiste
de Taine et d u XVIIIe et XIXe siècle en fournit à merveille l'exemple
désuet. La théorie atomique, dans la physique actuelle, n'est pas « atomiste » en
ce sens puisqu'elle sait que les « atomes » ne sont pas les éléments ultimes et
« insécables » (comme le suggère l'étymologie), mais qu'ils sont caractérisés par
leur interaction et qu'ils sont susceptibles de fission.

Le jeu de mots sur « structure atomique » rappelle « l'objection » faite à
Charcot, puis à Freud : Comment pouvez-vous dire qu'un homme est « hystérique», puisque dans l'étymologie du mot il y a « matrice » ? Comme dans
« atomisme » il y a « atome » . Il serait fâcheux que les mots priment la pensée.
Enfin, de cette méthode structurale certains ont cru pouvoir tirer toute une
philosophie structuraliste , souvent d'ailleurs en se défendant de faire de la philosophie,
à la manière des positivistes de la fin du siècle dernier qui postulaient
toute une philosophie tout en protestant qu'ils considéraient la philosophie comme
illégitime par principe.

Cette philosophie implicite naît d'une extrapolation abusive et doctrinaire
de la méthode. Ceux qui ont voulu faire de la méthode structurale un instrument
de recherche scientifique se sont bien gardés de cette généralisation arbitraire.

De Saussure, dans son traité de linguistique générale énonce très clairement et très
légitimement ses postulats méthodologiques : il fera provisoirement abstraction
a) de l'histoire de la langue,
b) de l'activité du sujet parlant, pour étudier l'organisation du système d'une langue en faisant une « coupe » dans le temps.
Lévi-Strauss procède de même, par exemple lorsqu'il étudie les mythes : il
construit des modèles afin d'étudier « les règles de transformation qui permettent
de passer d'une variante à une autre, par des opérations semblables à celles de
l'algèbre » 3 . Nous avons affaire ici à un effort pour circonscrire un champ de
recherches et pour définir une méthode rigoureuse d'analyse. Lévi-Strauss souligne
expressément le « lien intime qui existe entre l'analyse structurale et la méthode
dialectique »4  et recherche, comme Jakobson, « la liaison de l a statique et de
la dynamique ». Loin d'exclure l'histoire il considère sa démarche comme complémentaire
de l a sienne.

Par contre lorsqu'on passe d'un postulat méthodologique légitime : délimiter
son champ d'étude à l a structure d'un système en faisant provisoirement abstraction
de son histoire et de l'activité du sujet, à un postulat métaphysique selon
lequel l'étude de la « structure » (au sens précis que donne à ce mot la méthode
structurale) recouvre la totalité du connaissance et exclut par principe toute histoire
et tout sujet, l'on procède à une extrapolation illégitime.

3. Ibidem , pp. 260 et 306.
4. Ibidem , p. 258.

L'on passe du structuralisme en tant que méthode scientifique à u n structuralisme
qui est une philosophie qui ne veut pas dire son nom, qui prétend même
n'être pas une philosophie (comme autrefois le positivisme). C'est une « philosophie
de l a mort de l'homme », fondée sur ce postulat : l'homme est une
marionnette mise en scène par les structures.
J 'ai peine à croire que ce soit un point de vue de ce genre qui inspire Jean
Orcel lorsqu'il me reproche « une tendance malheureuse à opposer tout ce qui
vient de l'homme à tout ce qui vient de la nature ». Ce n'est pas, en effet, au
nom de l a dialectique marxiste que l'on pourrait contester la nécessité de marquer,
en même temps que l a continuité entre la nature et l'homme (qui est caractéristique
du matérialisme en général), cette discontinuité (qui est caractéristique
du matérialisme dialectique) que Marx soulignait (avec Vico), en rappelant que
« l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de l a nature en ce que nous
avons fait celle-là et non celle-ci » 9 . Différence légère, en vérité ! Mais qui exige
quelques réflexions sur la spécificité possible des lois de l'une et de l'autre, et
qui exige surtout que l'on ne fasse pas de la dialectique de l'histoire un simple
département de la dialectique de la nature, si l'on ne veut pas glisser vers le
déterminisme et le fatalisme qui, de Kautsky à Plékhanov, ont toujours été le
fondement théorique des opportunismes pratiques.


CONCEPT ET MYTHE

Jean Orcel me reproche ensuite de dévaloriser le concept au profit du mythe .

L'on peut se demander en quoi l 'on offense le rationalisme même le plus
vétilleux en soulignant seulement, d'après Wallon, qu' « entre le monde mythique
et le monde de l a science il y a similitude de fonction » *, que l'efficacité « est
rituelle et humaine, avant d'être expérimentale et physique » que la pensée
« d'abord volontariste et rituelle, est devenue instrumentale et scientifique » *.
En quoi l'étude de la genèse de la raison rendrait-elle la raison moins raisonnable?
En quoi le rappel du rôle de l'imagination dans la création scientifique
creuserait-il « un fossé entre la connaissance scientifique et l'imagination ? ».
I l n'est peut-être pas inutile de rappeler que lorsque, dans Perspectives de
l'Homme, j'ai résumé déjà la thèse de De l'acte à la Pensée de Wallon sur ce
point par la formule : « Le rite est une première technique comme le mythe
est une première science » * Henri Wallon répondait lui-même : « Je n'ai rien
à reprendre ».

Ce grand rationaliste du XXe siècle avait en effet établi par toute son oeuvre,
que mettre l'accent sur le moment actif de la connaissance, situer le moment du
mythe dans la genèse de la raison, ce n'est pas identifier le mythe et la raison,
rabaisser la raison au niveau du mythe, mais au contraire cerner de plus près

5. MARX, Le Capital II, p. 59.
6. H . WALLON, De l'Acte à la Pensée, p. 108.
7. Ibidem , p. 117.
8. Ibidem , p. 247.
9. R. GARAUDY, Perspectives de l'Homme , p. 259.
10. Ibidem , p. 265.

le problème de la similitude de leur fonction (chercher, dit Wallon, au-delà de
ce qui est ce qui le fait être), et de la différence fondamentale de leur structure.


MODELE ET CONCEPT

Enfin, en ce qui concerne le rapport « modèle et concept » , Jean Orcel
estime que « Garaudy exagère démesurément la notion de modèle au point de
dissimuler la formation des concepts, de laisser entendre que ceux-ci ont un
caractère secondaire, et de créer une pétition de principe entre concept et modèle. »
J'avoue ne pas comprendre ce que signifie : « pétition de principe entre
concept et modèle ». S'agit-il d'identité ? d'analogie ? de parallélisme ?
Reste le procès d'intention : « Garaudy laisse entendre. » Sans doute n'est-il
pas inutile de reproduire i c i le passage sur la notion de « modèle » dans
« Marxisme du XXe siècle », pour montrer qu'il ne « laisse entendre » rien
d'équivoque, mais au contraire qu'il dit pourquoi la notion de modèle peut aider
à développer la théorie matérialiste dialectique de la connaissance.
« La connaissance est par sa nature un reflet en ce sens qu'elle est la connaissance
d'une réalité qui n'est pas notre oeuvre, et, en même temps, que, par sa
méthode, elle est une construction.

La notion de « modèle » permet de retenir les deux moments essentiels de
la théorie marxiste de la connaissance : le moment matérialiste du reflet, en nous
interdisant l 'illusion idéaliste, hégélienne, qui confond la reconstruction conceptuelle
de la réalité avec sa construction, et le moment actif, le moment de la
construction, en nous interdisant l'illusion dogmatique qui confond ce modèle
provisoire avec une vérité absolue et achevée » 1 1 ..

Que laisse-t-on ici entendre d'autre que ce que l'on dit sur le caractère
matérialiste de la connaissance et sur son caractère dialectique ?
L'on voit mal d'ailleurs à quoi tend la démonstration de Jean Orcel. Nous
ne saurions penser qu'elle tend à éliminer purement et simplement la notion de
modèle, mais plutôt qu'elle essaye d'établir un rapport dialectique entre concept
et modèle, ce qui est une entreprise fort intéressante.

Essayons d'apporter sur ce point notre contribution.

On peut proposer l'explication suivante : le concept comporte une part
d'acquis, et une part d'hypothèse, un passé et un avenir, un aspect certain et
un aspect de programme. C'est un bilan et un plan de recherche.
La part d'hypothèse, le programme, inclus dans le concept, serait ce que
l'on appelle modèle. Quand je pense « atome », je pense à l'acquis de la science,
au modèle de N. Bohr par exemple, mais aussi à ce que proposent les physiciens
actuels, et qui n'est pas encore acquis définitivement.
Mais la notion de modèle ne s'arrête pas là. Le concept représente la chose
même, alors que le modèle est, selon l'expression de Couffignal, « un système
présentant avec le système étudié certaines analogies, et permettant d'en
découvrir d'autres. »
Par exemple, les premiers physiciens qui ont pensé l'atome comme un
système solaire savaient bien que l'atome n'en était pas un. Mais ils pensaient

11. Marxisme du XXe siècle, p. 49.

que le rapprochement des deux « concepts » les préciserait l'un et l'autre, et
inspirerait des recherches fructueuses. Le modèle n'est pas inclus dans le concept
de l'objet étudié. A u contraire, c'est son éloignement, son parallélisme, qui sont
intéressants. Il y a dans le « concept » l'idée d'appartenance, dans le « modèle »
l'idée d'analogie.
A la limite, d'ailleurs, le concept est peut-être un modèle de l'objet, une
sorte de modèle verbal ou intellectuel.

Il y a dans le concept un aspect de modèle : sa frange d'incertitude, son
front de pénétration dans l'objectif. Mais, inversement, ce qui est, par rapport à
l'objet, modèle, n'est pas objet même, et implique distanciation par rapport à
l'objet (distanciation d'un autre ordre que celle qu'on peut voir entre l'objet et
son concept). Donc s'il y a dans le concept un aspect de modèle, un rôle de
modèle, c'est justement l a part du concept qui s'oppose au concept lui-même,
et le fait évoluer, vivre, s'ouvrir à l'avenir.

Ce ne sont là encore que des hypothèses de travail.
Mais il serait fâcheux d'y répondre par une fin de non-recevoir.

Un mot encore à propos des critiques adressées au titre de l'ouvrage
« Marxisme du XXe siècle » prêterait à confusion sur le contenu car « l'on peut
se demander si l'auteur va proposer quelque révision » . Jean Orcel préférerait :
«  Marxisme au XXe siècle ».
Lorsqu'on définit classiquement le léninisme comme « le marxisme de
l'époque de l'impérialisme et des révolutions prolétariennes » nul ne se « demande»
si Lénine proposait quelque révision et ne suggère qu'il aurait fallu dire
« à l'époque de ... ».
Pour une raison fondamentale : c'est que Lénine aborde en marxiste une
réalité (celle de l'impérialisme et des révolutions prolétariennes) qui n'existait
pas au temps de Marx. Et plus encore : Lénine eût été un piètre marxiste s 'il
s'était contenté, comme le propose Jean Orcel de confronter les principes du
matérialisme dialectique avec la réalité nouvelle.
Lénine se place devant les réalités nouvelles et, en marxiste, il  élabore les
concepts nouveaux capables de les saisir et de les maîtriser comme l'avait fait
Marx pour son époque. C'est en ce sens qu'il est un marxiste, et un marxiste du
XXe siècle.

En réalité, l'attitude définie par Jean Orcel d'une confrontation entre des
« principes » considérés comme u n acquis immuable avec les réalités nouvelles
de la société et de la science, conduit à un faux problème : en cas d'incompatibilité,
que faut-il « réviser » : les principes, ou la science ? A moins qu'il n'existe
une harmonie préétablie entre une science qui progresse sans cesse, et une philosophie
dont les « principes » planeraient immuables, au dessus de ces vicissitudes ?
Les conséquences d'une telle attitude, il y a vingt ans, nous ont appris à
poser autrement le problème et à ne pas mettre ainsi face à face le marxisme et
la science, mais au contraire à voir dans le marxisme l'esprit scientifique lui-même
et se développant avec les sciences elles-mêmes.

Mais pour poser ainsi le problème il ne faut confondre le marxisme ni avec
le matérialisme dogmatique du XVIIIe siècle, ni avec le rationalisme du XIXe
siècle.