22 septembre 2015

Marxisme et esthétique. Par Roger Garaudy. Deuxième partie

[Suite de : http://rogergaraudy.blogspot.fr/2015/09/le-mythe-et-lart-marxisme-et-esthetique_20.html]                     

Deux analogies peuvent nous guider dans la
recherche du point de départ d'une esthétique        
Daumier. Les fugitifs. 1852
marxiste : la méthode élaborée par Marx dans le Capital, qui est sa « grande logique » appliquée au cas particulier de l'économie politique, et la méthode élaborée par Marx sous le nom de « matérialisme historique », et dont il a donné des exemples éclatants d'application en particulier dans le 18 - Brumaire de Louis Bonaparte.
Lorsqu'il aborde l'étude d'un phénomène historique Marx souligne que ce sont les hommes qui font leur propre histoire, mais qu'ils ne la font pas arbitrairement.
Le point de départ de Marx est donc celui de la
philosophie allemande et surtout de Kant, de
Fichte, de Hegel.
Mais, à la différence de ce grand idéalisme allemand
qui a eu le mérite de dégager le « moment
actif » de la connaissance et, d'une manière plus
générale, le rôle de l'acte créateur de l'homme
jusqu'à considérer l'histoire entière comme une
création continuée de l'homme par lui-même, Marx
conçoit cet acte créateur d'une manière nouvelle,
matérialiste. Il insiste sur l'action réciproque constante
entre l'homme et les êtres de la nature extérieure
à lui et indépendante de lui, et il recherche
comment la liberté émerge de la nature au niveau
du travail humain.
Ainsi Marx, s'il se sépare radicalement de l'idéalisme
en cessant de concevoir le travail sous sa
seule forme abstraite, comme réaction de concepts,
se distingue aussi radicalement du matérialisme
mécaniste qui, méconnaissant le moment actif de
la connaissance et le rôle créateur de l'homme,
réduisait la connaissance à n'être qu'un reflet passif
de l'être et l'homme à n'être qu'une résultante ou
un produit des conditions dans lesquelles il a été
formé et se développe.
En esthétique l'on trouve une transposition de
ces diverses formes de théorie de la connaissance.
L'idéalisme objectif conduisait à une conception
transcendante de la beauté : la beauté était, chez
Platon, un caractère des idées ou des essences,
transcendantes par rapport à l'homme.
L'idéalisme subjectif faisait de la beauté, chez
certains romantiques, chez Novalis par exemple,
une production ou une projection du seul sujet et
même une création « magique » de l'individu.
Le matérialisme mécaniste, chez Diderot et,
plus généralement chez les matérialistes français
du 18e siècle, faisait de la beauté une propriété
des choses et conduisait au naturalisme réduisant
l'oeuvre d'art à être un reflet imitatif de la réalité,
avec le seul souci de choisir, de refléter, dans
la « nature », ce qui a valeur moralisatrice
d'exemple.
L'esthétique marxiste se distingue radicalement
de ces trois conceptions découlant de l'idéalisme
mécaniste.
Mais au lieu de la définir par opposition, dans
une polémique contre ces attitudes, i l est préférable
de partir de ce qui est central dans la conception
marxiste du monde et de l'homme, de la
méthodologie de l'initiative historique et de la
création qu'elle implique.
Si l'art est né du travail, comment est-il arrivé
à avoir une existence indépendante ?
L’art est l'un des aspects dé l'activité de
l'homme comme être transformateur de la nature,
c'est-à-dire comme travailleur.
Marx a montré comment, dans le processus du
travail, l'homme produit des objets pour satisfaire
ses besoins ; l'ensemble de ces objets, qui n'ont
d'existence et de sens que pour l'homme et par
l'homme, constitue une « seconde nature », un
monde de la technique et, au sens le plus large, de
la culture, qui ne cesse pas, pour autant, d'être une
nature, mais une nature humaine, une nature reconstruite
selon des plans humains.
Des relations nouvelles sont ainsi créées entré
l'homme et cette nature constituée de produits
humains et d'institutions humâmes.
En transformant la nature l'homme se transforme
lui-même. L a création d'objets nouveaux est
corrélative de la création d'un sujet nouveau. Nous
sommes loin ici de la conception idéaliste, fichtéenne
par exemple, des rapporte entre le sujet et
l'objet, selon lequel le sujet seul était créateur, et
loin aussi de la conception du matérialisme dogmatique,
celui de d'Holbach, croyant que l'objet
est un « donné » tout fait et immuable et dont le
sujet n'est que le reflet passif.
En effet, en multipliant les moyens de satisfaire
ses besoins, l'homme se crée des besoins nouveaux,
qui sont, comme le soulignait Marx dans ses
 
Manuscrits de 1844; la véritable richesse humaine de
l'homme. L'homme s'élève d'autant plus au-dessus
de son animalité première qu'il se crée des besoins
spécifiquement humains. Ces besoins n'expriment
pas seulement cette relation immédiate et unilatérale
avec la nature qui caractérise le niveau animal
î satisfaire la faim ou riposter aune agression.
Ils multiplient les rapports de l'homme avec le
monde, rendant possible une forme immédiate de
connaissance, celle de la science, qui ne peut se
développer que dans la mesure où l'homme n'est
plus cerné par des urgences immédiates mais où
une certaine distanciation est possible par rapport
au besoin. Cette distanciation permet le détour de
l'imaginaire, du feu conscient des projets et des
dispositifs qui permettent de les réaliser, et, finalement,
le détour du concept.
La conquête de la dimension artistique du travail
humain, comme de sa dimension scientifique,
exige également une distanciation interrompant le
circuit direct entre le besoin et l'objet immédiat de
sa satisfaction. Alors seulement devient possible'
une contemplation par laquelle l'homme ne perçoit
pas seulement dans l'objet ce qui a en l u i une signification
utilitaire, pour se nourrir, se vêtir, travailler
ou se défendre, mais ce qui en cet objet
exprime l'acte créateur de l'homme. L'attitude
esthétique commence lorsque l'homme se réjouit
de découvrir dans l'objet qu'il a créé, non plus
seulement un moyen de satisfaire un besoin, mais
ce qui, dans cet objet, porte témoignage de l'acte
créateur de l'homme. Dans ses Manuscrits de 1844
Marx évoquait la nouveauté de l'homme qui ne
travaille pas selon la loi d'une espèce mais universellement
selon la loi de toutes les espèces, selon
les lois de la beauté.
L'art, né du travail, ne se sépare pas nécessairement
de lui et, moins encore, ne s'oppose à lui.
Il exprime au contraire la pleine signification de
l'objet produit par le travail, ce que j'appellerai la
« double lecture » de cette signification, lorsque
l'objet présente pour l'homme une double « utilité »:
son utilité immédiate, économique, en tant que
produit capable de satisfaire un besoin déterminé
et son utilité plus généralement « humaine » (je
dirais presque spirituelle) en tant qu'objet renvoyant
à l'homme sa propre image comme créateur,
en tant qu'objectivation du pouvoir créateur de
l'homme et éveillant en lui le sentiment de joie et
de fierté, mais aussi d'angoisse et de responsabilité
par le rappel constant de ce pouvoir créateur.
Lorsque l'homme de l'âge du bronze dessine une
sorte de guillochage sur le vase d'argile qui lui sert
à boire, le motif décoratif conquiert une certaine
autonomie par rapport à la fonction strictement
utilitaire de cet objet. L'homme s'y réjouit de son
propre acte créateur.
Un besoin nouveau, inédit dans le règne de la
nature, vient alors de naître, et comme tous les
autres besoins que s'est créés l'homme, comme tous
les moyens qu'il a inventés pour les satisfaire, i l va
entraîner un enrichissement et une transformation
profonde du sujet lui-même ; ses sens mêmes vont
s'affiner et se développer. L'oeil capable non seulement
de capter un signe évoquant la présence
d'un danger ou d'une proie, mais de contempler
l'objet, c'est-à-dire non de le saisir en fonction de
la satisfaction d'une exigence biologique, de manière
unilatérale, mais de jouir de cet objet dans sa
totalité, comme objectivation de la subjectivité de
l'homme, de ses angoisses, de ses espérances, de sa
dignité de créateur, cet oeil est devenu un oeil humain.
De même lorsque notre oreille distingue le
bruit d'un moteur d'hélicoptère de celui d'un avion
à réaction, ce sens est habité déjà par toute une
culture, et plus encore lorsque dans la musique
d'un orchestre elle discerne et éprouve comme une
douleur la fausse note de l'un des violonistes. Nos
sens, comme l'écrivait Marx, sont devenus théoriciens:
ils résument, dans une réaction apparemment
immédiate, tout le savoir et tous les pouvoirs
acquis par l'humanité comme espèce au cours de
son histoire. En eux vit et se développe toute la
culture d'une société, au lieu que s'y perpétuent
seulement les réactions immédiates et non cumulatives
de l'instinct animal.
Cette humanisation des sens est corrélative de
l'humanisation de l'objet : les sens deviennent des
sens humains par leurs relations avec cette nature
humanisée qui est l'oeuvre du travail humain.
La structure et le fonctionnement des organes
des sens ont un fondement biologique naturel, mais
ils sont devenus humains par une longue transformation
historique et sociale des hommes. La formation
des cinq sens, écrivait Marx, est l'oeuvre
de l'histoire universelle des sociétés humaines.
Le sujet qui dispose de ces sens n'est pas un
individu isolé, c'est un être social qui entre en relations
complexes avec la nature â travers la société
et cette nature même est un produit du travail
social.

L'art comme le travail est une objectivation de
l'homme. Ses produits, comme ceux du travail,
sont des fins humâmes objectivées, des projets
humains réalisés.
I l n'y a donc pas, entre l'art et le travail, cette
opposition irréductible qui soumettrait pour toujours
le travail à des exigences vitales nécessairement
servîtes, alors ;que la création artistique
serait pure liberté. La « finalité sans fin » de Kant,
fondement de toutes les conceptions idéalistes et
formelles de la beauté, appauvrit à la fois la notion
du travail en le réduisant à la réalisation de fins
strictement et immédiatement utilitaires, et la
notion de l'art qui serait une activité gratuite et
un jeu.
Ce sont là deux limites extrêmes d'une même
activité créatrice réalisant des fins humaines,
satisfaisant des besoins humains, tantôt des
besoins particuliers, biologiques à l'origine, mais
de plus en plus complexes et de plus en plus socialisés,
et, finalement, le besoin le plus général à la
fois et le plus profond de l'homme, celui de réaliser
sa propre humanité par son acte créateur, besoin
« spirituel » spécifiquement humain.
Ce qui est vrai, par contre, c'est que, dans toute
société marchande, avec laquelle est née l'aliénation
du travail par le fétichisme de la marchandise,
et plus encore dans toute société divisée en classes,
antagonistes où les rapporte d'exploitation et de
domination aggravent et généralisent l'aliénation,
s'opère un dédoublement ou une scission dans
l'acte primitivement unique du travail.
Lorsque, avec la naissance de la propriété privée
des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le
créateur, le travailleur, devenu esclave, serf ou
prolétaire, ne possède plus ces moyens de production,
le lien organique est rompu entre la fin consciente
que s'assigne l'homme dans son travail et
les moyens qu'il met en oeuvre pour atteindre cette
fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit
de son travail qui ne lui appartient plus, mais qui
appartient au propriétaire des moyens de produo
tion, maître d'esclaves, seigneur féodal ou patron
capitaliste. Son travail n'est donc plus l a réalisation
de ses fins propres, de ses projets personnels ;
il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme, dans
son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire
celui qui pose des fins, pour devenir un moyen, un
moment du processus objectif de la production,
u n moyen de produire des marchandises et de la
plus-value. L'aliénation est ici dépossession.
Dans tout régime de propriété privée des moyens
de production, le travailleur n'est pas seulement
séparé du produit de son travail, mais de l'acte
même de son travail. Le maître ne lui impose pas
seulement les fins, mais les moyens, les méthodes
de son travail. Les gestes et les rythmes sont commandés
du dehors par la place qui est assignée au
travailleur dans l'engrenage de la production. Ils
sont préfigurés, dessinés en creux, sous une forme
entièrement déshumanisée et à des cadences devenues
souvent hallucinantes, par l'outil ou la machine,
jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression
de Marx, « un appendice de chair dans une machine
d'acier ». L'aliénation est ici dépersonnalisation.
L'ensemble des moyens de production existant
à une époque historique donnée, l'ensemble des
moyens scientifiques et techniques de la culture
et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du
travail et de la pensée de toutes les générations
antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité
est habitée par toute l'humanité antérieure ;
son travail est l'expression de la « vie générique »
de l'homme, de toutes les créations accumulées du
genre humain. Or, lorsque les moyens de production
sont propriété privée, tout ce patrimoine, en
lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute
l'humanité passée, de l'humanité en tant qu' « être
générique », comme dit Marx, est aux mains de
quelques individus qui disposent de toutes les
inventions accumulées par des millénaires de travail
et de génie humains.
La propriété privée est donc la forme suprême
de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue
puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans
le Capital. Le Capital c'est le pouvoir aliéné de
l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme
une puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation
est ici déshumanisation.
Cette aliénation du travail conduit nécessairement
à séparer dans le travail ce qui est moyen au
service de fins que le travailleur n'a pas posées,
et ce qui est création, position des fins qui, dans
toute société divisée en classes, est un privilège de
classe. Cette rupture entre travail aliéné et travail
créateur est mystificatrice : le travail aliéné, qui
est pourtant un phénomène historique, apparaît
comme la forme « naturelle », et, par conséquent,
nécessaire et éternelle du travail, et le travail
créateur, qui définit l'art, sera séparé de ses origines
terrestres, et apparaîtra comme un don du
ciel, transcendant aux besoins humains.
Ainsi peuvent se dessiner les grandes lignes
d'une critique marxiste de l'esthétique de Hegel :
1. Marx reprend l'idée maîtresse de Hegel
(empruntée d'ailleurs par Hegel à Fichte) que
l'homme c'est la création continuée de l'homme
par l'homme. Mais, à la différence de Fichte et de
Hegel, Marx ne conçoit pas cet acte créateur sous
la forme abstraite et aliénée de création spirituelle,
de création de concepts, ni sous la forme individualiste
et romantique de création solitaire et
arbitraire.
L'acte créateur de l'homme, dans la perspective
matérialiste de Marx, c'est le travail concret, un
moment de l'action réciproque de l'homme et de
la nature, où la nature impose à l'homme ses
besoins et où l'homme émerge de cette nature par
la production consciente de ses fins.
Ce travail concret est aussi un travail social,
constituant historiquement ses valeurs, la continuité
historique de ces valeurs et leur objectivité
sociale.
La création artistique est immanente à ce travail,
elle en est le moment suprême : celui de la
découverte de fins nouvelles. Elle n'est pas seulement
une production de l'esprit, mais une réalisation
de l'homme entier.
2. Marx, à la différence de Hegel, distingue
aliénation et objectivation. L'objectivation est
l'acte par lequel l'homme réalise, en produisant
un objet, ses propres fins, alors que l'aliénation
est la forme que prend cette objectivation dans
toute formation économique et sociale où règne le
système du marché, et, plus encore, dans tout
régime où la force de travail devient une marchandise.
Comme l'écrit Vasquez dans son livre Las
ideas estéticas de Marx, «l'objectiyation a permis à
l'homme de s'élever du naturel à l'humain ; l'aliénation
inverse ce mouvement ». Ce sont de telles
conditions historiques qui ont entraîné la séparation
entre la conception de la fin, privilège des
classes dominantes, et la réalisation de ces fins,
réalisation pour laquelle deviennent des moyens
tous ceux qui ne possèdent pas tes instruments de
production. De cette séparation fondamentale,
qui est un produit de la division en classes, naissent
toutes les autres ! séparation de la conscience et
de la main, du projet et de l'exécution, du travail
manuel et du travail intellectuel, du travail et de
l'art.
3. Marx, à la différence de Hegel, ne considère
pas l'art seulement comme une forme de connaissance.
Pour Hegel l'art (comme la religion d'ailleurs)
ne se distingue de la philosophie que par
sa forme et par son langage : il exprime, par images
ou par symboles, ce que la philosophie exprime
plus parfaitement par concepts.
Marx, précisément parce qu'il ne conçoit pas le
travail sous sa forme simplement abstraite de
production de concepts, mais sous sa forme concrète
de 'production de moyens nouveaux qui engendreront
de nouveaux besoins, ouvre à l'homme social
un horizon sans fin de création et de métamorphose.
Il peut découvrir ce qu'il y a de spécifique
dans l'art, à la fois dans son objet, qui n'est pas de
satisfaire un besoin particulier de l'homme mais
son besoin spécifiquement humain de s'objectiver
comme créateur — au sens même où Marx dira
dans le Capital que, dans le communisme, le libre
déploiement des forces créatrices de l'homme, délivré
du besoin physique, deviendra une fin en soi,
— et dans son langage, qui n'est plus celui du
concept exprimant toujours une réalité, un objet
ou un rapport déjà constitué, mais celui de la
« poésie » (au sens le plus profond) ; le langage du
mythe qui exprime non une réalité déjà faite,
mais une réalité en train de se faire, inachevée, et
dans laquelle un avenir encore imprévisible est en
germe.
La réflexion marxiste en esthétique permet ainsi
d'intégrer, en la démystifiant, en la désaliénant de
ses variations romantiques ou mystiques, les
recherches les plus précieuses de l'esthétique depuis
un siècle et demi.
La conception moderne de l'art est née de l'affirmation
de l'autonomie de l'homme : l'art n'est pas
imitation mais création. Un certain romantisme a
dévoyé cette idée en effaçant les frontières entre le
moi et le non-moi, entre le rêve et la réalité. Mais
ce n'est qu'un aspect du romantisme.
Pour schématiser sommairement nous dirons
que l'on peut trouver chez Rousseau l'ancêtre de
deux courants du romantisme :
— l'un se rattachant aux Rêveries d'un promeneur
 solitaire
qui se développera dans le sens
d'un « idéalisme magique » dont Novalis sera le
représentant le plus typique, et qui vivra du rêve
d'une communion mystique avec la nature ;
— l'autre se rattachant au Contrat social,
partant de l'acte de l'homme construisant sa
culture et son « autonomie » dans le monde naturel
comme dans le monde social.
De ce courant dérive la conception contemporaine
de l'art à travers Rousseau, la Révolution
française, et la philosophie classique allemande
de Kant, de Fichte et de Hegel, dont Marx a pu
dire qu'elle était « la théorie allemande de la Révolution
française ».
Le point de départ, ici encore, est Fichte.
Dans ses Contributions destinées à rectifier le
jugement du public sur la Révolution française,
qu'il publie en 1793, pendant la grande période
robespierriste, Fichte applique à la justification
de la Révolution la méthode et les critères de la
philosophie de Kant afin de légitimer le passage
de la théorie à la pratique s Fichte identifie la
« révolution copernicienne », opérée par Kant dans
la théorie de la connaissance et créant un univers
nouveau de vérité à partir de l'acte libre et autonome
de la pensée, et la Révolution réalisée en
France, instituant un droit nouveau par lequel est
reconnu au citoyen l'initiative historique et la
liberté de n'obéir qu'aux lois qu'il s'est lui-même
données ou auxquelles il a consenti.
Cette identification par laquelle se fonde le
primat de la pratique, de l'action, constituera l'âme
du système de Fichte.
Ce que Fichte appelle « le moi pur », c'est ce qui,
en moi, parle et agit au nom de l'humanité tout
entière. L'acte créateur de l'artiste en fournit le
modèle : « les arts, écrit-il dans son Système moral,
convertissent le point de vue transcendantal en
point de vue commun ».
Goethe développe cette conception de l'art-création
dans sa Critique des Essais sur la peinture de
Dideroti. « La confusion de la nature et de l'art,
écrit Goethe, est la maladie de notre siècle... l'artiste
doit, dans la nature, fonder son propre
royaume... créer a partir d'une seconde nature. »
Cette conception de l'art, qui est à l'origine de
toute l'esthétique moderne, gagne, au début du
XIXe siècle, la France.
Le passage, comme l'a souligné M. Gilson, s'effectue
avec Madame de Staël. Elle a d'abord dégagé
l'orientation fondamentale de l'idéalisme allemand
: « Nul philosophe, avant Fichte, écrit-elle,
n'avait poussé le système de l'idéalisme à une rigueur
aussi scientifique : il fait de l'activité de l'âme
l'univers entier... c'est d'après ce système qu'il a
été soupçonné d'incrédulité. On lui entendait dire
que, dans la leçon suivante, il allait créer Dieu...
c'est qu'il allait montrer comment l'idée de la divinité
naissait et se développait dans l'âme de
l'homme. » {De l'Allemagne , I I I e partie, chap. 7).
Puis elle a tiré les conséquences esthétiques de
cette conception : « Les Allemands ne considèrent
point, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, l'imitation
de la nature comme le principal objet de l'art...
leur théorie poétique est, à cet égard, tout à fait
d'accord avec leur philosophie. » ( Ibid.)\
La conception de l’art-création était née. Delacroix
va la reprendre avec plus de force en l'empruntant
explicitement à « Madame de Staël » : « Je
retrouve justement dans « Madame de Staël » le
développement de mon idée sur la peinture »,
écrit-il dans son Journal, le 26 janvier 1824.
Lorsqu'il développera systématiquement sa pensée
dans son article fondamental Réalisme et Idéalisme,
il reprendra à son compte, en les recopiant
sans guillemets, les thèses maîtresses de Madame
de Staël sur la philosophie et l'esthétique allemandes,
sur le réalisme et sur le rôle moral de
l'art :
— l'art n'est pas imitation mais création ;
— « l'art doit élever l'âme et non pas l'endoctriner».
A partir de l'oeuvre de Delacroix et de ses entretiens
avec lui, Baudelaire posera les fondements
de toute l'esthétique moderne en reprenant d'ailleurs
la thèse maîtresse de Goethe, celle de la création,
par l'artiste, d'une « seconde nature ».
C'est un lieu commun de l'histoire de l'art
contemporain de constater l'élargissement de
l'horizon artistique, dans le temps et dans l'espace,
depuis un siècle, et l'attention grandissante portée
par les artistes, par les plasticiens surtout, aux
arts non-occidentaux i aux estampes japonaises,
par les impressionnistes et surtout par Van Gogh,
aux arts de l'Indonésie et du Pacifique par Gauguin,
à l'art musulman et persan par Matisse ou
Paul Klee, aux arts de l'Amérique précolombienne,
de l'Afrique noire, de l'Asie, de l'Océanie, par les
surréalistes, par les cubistes, par Léger et par
Picasso surtout.
Mais les interprétations de ce fait incontestable
semblent n'avoir pas encore dégagé sa signification
profonde.
On l'explique souvent par un simple besoin
d'évasion ou de révolte, comme une démarche
simplement négative : le désir d'échapper à une
tradition.
L'on ajoute parfois qu'à partir du moment où
ils répudient l'idée que l'art grec classique et l'art
de la Renaissance pussent seuls fournir un
critère de la beauté, les artistes s'engageant sur
des voies nouvelles cherchaient une caution ou une
confirmation de leurs entreprises dans d'autres
traditions, soit dans le temps, en remontant de
l'art roman à l'art byzantin ou à celui de Sumer,
soit dans l'espace en se référant aux arts non-occidentaux.
Sans doute ces préoccupations ne sont-elles point
absentes des recherches de nos peintres contemporains,
mais ce n'est là qu'un aspect second.

Lorsque le critère de la beauté n'exige plus une
référence à une réalité extérieure à l'oeuvre, réalité
définie une fois pour toutes et selon les normes du
rationalisme grec et du technicisme de la Renaissance,
c'est la notion même du réel qui est mise en
cause s sa définition apparaît de plus en plus
comme fonction du développement historique de
l'homme, de la science, de la technique, des rapports
sociaux, en un mot, fonction de l'activité de
l'homme.
Corrélativement, le tableau ne peut dès lors être
considéré :
— ni comme un miroir où se refléterait un
monde extérieur immuable ;
— ni comme un écran où se projetterait un
monde intérieur éternel ;
— mais comme un « modèle » (au sens que la
cybernétique donne à ce terme) ;
un « modèle » plastique des rapports entre ces
deux mondes, c'est-à-dire entre l'homme et le
monde, « modèle » différent à chaque époque de
l'histoire selon les pouvoirs conquis par l'homme
sur la nature, sur la société et sur lui-même.
De cette orientation découle tout le langage de
la peinture moderne.
Le dessin est de moins en moins le contour d'une
image ou un signe abstrait d'un sentiment et de
plus en plus la trace ou le sillage d'un mouvement,
d'un acte.
L a couleur n'est plus nécessairement le ton local
des choses, ni le jeu impressionniste du soleil et de
la vie, ni un symbole de valeur purement émotionnelle
; elle acquiert une valeur constructive, elle
crée un espace qui n'est plus donné, mais construit.
La composition n'est plus nécessairement une
variante de la mise en scène, obéissant aux lois
physiques et géométriques des choses, ni une
ordonnance simplement décorative ou musicale ;
elle est construction d'un « modèle » exprimant la
structure d'un acte. Elle n'est plus soumise aux
choses extérieures ou à la seule participation
créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont la valeur ne se
mesure pas par rapport à un monde qu'il est censé
représenter. Il vaut par lui-même, comme un
objet technique, avec cette différence qu'il n'est
pas destiné à servir une action particulière, mais à
offrir, à chaque époque, un « modèle » exprimant
notre pouvoir de création ou de transformation
du monde et notre confiance dans ce pouvoir.
A partir de là se déploie ce que l'on pourrait
appeler l'élaboration du « modèle plastique » de
l'humanisme universel, propre à notre temps. Les
rapports entre l'homme et le monde, entre la
nature et la culture, ne sont plus désormais exprimés
par les peintres selon le « modèle s seulement
rationaliste et technicien élaboré pour l'essentiel
à la Renaissance, mais en s'inspirant des rapports
conçus et exprimés dans un autre langage par les
artistes non-occidentaux. Ce qu'il y a de commun
et de fondamental dans ces recherches, si diverses
soient-elles depuis un siècle, c'est que les postulats
essentiels de la conception occidentale du monde
depuis la Renaissance sont remis en cause.
L'esthétique devenue traditionnelle depuis la
Renaissance était fondée sur une conception du
monde et de l'homme selon laquelle l'homme, en
tant qu'individu, était le centre et la mesure de
toutes choses ; il habitait un monde dont l'espace
était défini une fois pour tontes par la géométrie
d'Buclide et la physique de Newton. Les lois de la
perspective, codifiées à la Renaissance, exprimaient
cette conception du monde et de l'homme. Dans
ce cadre immuable le peintre reconstruisait les
apparences sensibles et les ordonnait selon des lois
qui étaient considérées comme étant à la fois celles
de la nature et celles de la raison.
Telle était du moins la théorie, car ceux qui
créèrent, au cours des quatre derniers siècles, les
chefs-d'oeuvre de la peinture classique, sont
grands précisément par ce qui, dans leur peinture,
échappe à leurs principes. Pour n'en retenir qu'un
exemple, il suffit de songer au Traité de la  peinture
de Léonard de Vinci, admirable témoignage sur
l'humanisme du XVIe siècle, mais rendant compte
de la technique de Léonard de Vinci et non de
son art.
A la fin du 19e e siècle et au début du 20e e les
peintres redécouvrent, dans les arts non-occidentaux,
et au-delà de la Renaissance, ce qui était perdu
depuis quatre siècles dans l'art occidental. Au lieu
de partir des apparences sensibles et de les mettre
en ordre, ils sont fascinés par l'opération inverse,
si fréquente chez les artistes des autres civilisations,
qui consiste à partir de l'expérience vécue
de forces invisibles puis à créer les équivalents
plastiques capables de les exprimer.
« Rendre visible l'invisible », comme disait Paul
Klee, c'était renouer avec l'esprit de l'art byzantin
et de l'art roman, dont la tradition avait été sinon
interrompue, du moins estompée depuis la Renaissance.
Dans une telle perspective apparaît clairement
la source des erreurs commises chaque fois que
l'on a voulu définir le réalisme, en régime socialiste
par exemple, à partir des seuls critères du réalisme
issu de la Renaissance, et qui conduisait déjà la
critique bourgeoise la plus conservatrice, à la fin
du 19ee siècle, à ne voir dans ce qui précédait la
Renaissance, avec sa conception de l'espace, de la
couleur et de la composition, que balbutiements de
primitifs et dans ce qui, après elle, remettait en
cause ses postulats, qu'impuissance ou perversité
de décadents.
Notre conception marxiste du réalisme n'a pas à
prendre la suite de ce qu'il y avait de plus conservateur
et de plus borné dans la critique bourgeoise,
mais à recueillir l'héritage de toutes les grandes
périodes créatrices de l'humanité et à leur donner
un prolongement audacieusement créateur.
Ceci est d'autant plus important qu'une conception
dogmatique du matérialisme historique et
dialectique a encore aggravé les conséquences de
cette conception métaphysique de la pire critique
bourgeoise; celle qui tenait pour éternels et
immuables les postulats de l'esthétique de la
Renaissance.
Prenons simplement trois exemples d'erreurs
commises en esthétique et découlant d'une déformation
mécaniste du matérialisme historique.
i ° L'usage du concept global de décadence dans
la critique marxiste. Marx se moquait déjà de cette
« manie prétentieuse des Français » du x v m e siècle
qui, en vertu de leur matérialisme mécaniste, raisonnaient
ainsi : nous sommes supérieurs aux Grecs
anciens par notre technique et notre économie,
notre art est donc supérieur au leur ! E t la Henriade
de "Voltaire dépasse l'Iliade d'Homère!
Ce raisonnement fait bon marché de l'autonomie
relative des superstructures et conduit à penser
qu'un régime économique et social décadent ne
peut engendrer que des oeuvres décadentes.
Or cela n'est même pas vrai en philosophie î
même la période de décomposition impérialiste a
vu naître des oeuvres importantes, et dans lesquelles
nous avons à apprendre : notre marxisme
même s'appauvrirait si nous pensions, par exemple,
comme si Husserl, Heidegger, Freud, Bachelard ou
Lévi-Strauss n'avaient pas existé.
Mais cela est plus vrai encore en art : la période
de décadence du capitalisme et de décomposition
de l'impérialisme a vu fleurir l'impressionisme,
Cézanne et Van Gogh, le cubisme, les fauves, et,
en littérature, des oeuvres immenses, de Kafka à
Claudel.
2° Cet usage du concept de décadence n'est qu'un
cas particulier d'une erreur plus générale : celle qui
consiste à ne voir dans l'art qu'une superstructure
idéologique, et un simple reflet d'une réalité entièrement
constituée en dehors de lui. L a conception
mécaniste du reflet n'est pas moins meurtrière pour
les arts que pour les sciences.
Que l'art fasse partie des superstructures et,
comme tel, soit lié à des intérêts de classe, nul marxiste
n'en doute. Mais réduire l'oeuvre d'art à ses
« ingrédients » idéologiques, c'est non seulement
perdre de vue sa spécificité, mais aussi ne pas tenir
compte de son autonomie relative et du développement
inégal de la société et de l'art.
Marx soulignait qu'il est aisé d'expliquer les
liens historiques entre les tragédies de Sophocle et
le régime social dans lequel elles sont nées, mais
qu'il reste ensuite à nous expliquer pourquoi aujourd'hui
encore, dans un régime absolument différent,
elles nous procurent un plaisir esthétique et
nous apparaissent même comme des modèles indépassables.
3° Une troisième erreur consiste à expliquer
cette persistance de la valeur de l'oeuvre d'art par delà
les régimes de classes par le seul fait que l'art
est une forme de connaissance. Sans aucun doute,
comme l'ont montré par exemple Marx pour Balzac
ou Lénine pour Tolstoï, les grandes oeuvres ont une
valeur de connaissance. Mais réduire l'art à cet
aspect c'est, une fois encore, méconnaître la spécificité
de l'art. Il ne suffit pas de redire, après Hegel,
que l'art est une forme spécifique de connaissance,
car il n'est pas vrai que l'art nous enseigne par
image ce que la philosophie ou l'histoire nous enseignent
par concepts. Je ne puis « traduire » Don
Quichotte ou Hamlet, ou aucun poème, ou aucun
tableau, ou aucun morceau de musique, en concepts.
Car le propre de l'oeuvre d'art c'est précisément
d'être inépuisable à la fois par son objet et par son
langage.
Par son objet, qui est l'homme comme être actif,
créateur. Lorsque, comme nous l'avons dit, une
nature morte de Cézanne nous donne le sentiment
d'un équilibre prêt à se rompre et que ce monde,
réduit à une table, une assiette et trois pommes, ne
semble retenu au bord de la catastrophe que par
l'acte majeur de l'homme, de la composition de
l'artiste, nous avons là l'expression plastique de
cette vérité que le réel n'est pas seulement un
donné, mais une tâche à accomplir, l’oeuvre est un
éveil de responsabilité, un rappel de ce qu'est
l'homme : un créateur, un responsable. Cela est
vrai d'Antigone comme de Faust.
Le langage de l'art est étroitement lié à son objet.
Il est nécessairement, comme lui, inépuisable. Il
est créateur de mythes, c'est-à-dire d'un « modèle »
de l'homme en train de se dépasser, et au-delà du
concept, qui exprime ce qui est déjà fait, il est
poésie ou symbole, c'est-à-dire rencontre inattendue
de termes qui ne nous donne pas une réalité
déjà faite, mais nous indique, nous fait « viser » une
réalité en train de se faire.
L'art est donc connaissance, mais connaissance
spécifique par son objet et par son langage :
connaissance par l'homme de son pouvoir créateur
et dans le langage inépuisable du mythe.
Cette conception de la réalité que vise l'oeuvre
d'art implique un réalisme susceptible de développements
et de renouvellements sans fin, comme
cette réalité elle-même, un réalisme qui n'est pas
seulement reflet de cette réalité mais participation
à la création d'une réalité nouvelle.
Pour un marxiste, l'histoire de l'art n'est pas
l'histoire de la conscience de soi comme le croyait
Hegel, mais l'histoire de la création de soi.
Reconnaître ce caractère spécifique de la création
artistique nous conduit à des conclusions analogues
à celles que nous avons formulées pour les
sciences.
Si l'on a défini dogmatiquement la réalité
d'une manière définitive, on exclura du réalisme
tout ce qui est création d'une réalité nouvelle, et
l'on prétendra définir ou prescrire des critères
de réalité ou de moralité valables une fois pour
toutes.
Alors que la reconnaissance du rôle créateur de
l'art nous conduit non seulement à accepter mais
à souhaiter, en art comme dans les sciences, un
pluralisme fécond des styles, des écoles.
C'est à partir de ce grand mouvement esthétique
que peut commencer à s'élaborer une esthétique
marxiste, non pour exiger de l'artiste l'illustration
de mots d'ordre à court terme, d'une réalité déjà
figée ou d'une morale déjà sacralisée, mais pour
l'appeler, à partir d'une conscience lucide des lois
de développement de l'histoire à notre époque et
d'une conscience aiguë de sa responsabilité personnelle
à l'égard de ce développement, à partir aussi
d'une claire conscience de ce qui est fondamentalement
le socialisme, à participer à la construction de
l'avenir de l'homme. Au-delà du moment négatif de
la lutte de classe, où i l se définit par opposition au
passé, le socialisme est le régime capable de faire
de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur,
à tous les niveaux : de l'économie, de la politique,
de la culture. Donner à l'artiste cette conscience
c'est l'aider à jouer son rôle qui est d'éveiller
les hommes à la conscience de leur qualité d'homme,
c'est-à-dire de créateur.

Y a-t-il, dans cette exaltation du rôle de la subjectivité,
un abandon des positions du matérialisme
historique ? — En aucune façon. Il s'agit de dénoncer
une prétention pseudo-scientifique : la prétention
dogmatique de s'installer dans le devenir
historique, de détenir des faits conçus comme des
blocs de matière imputrescibles et immuables, d'être
aussi l'architecte qui connaît d'avance le plan d'ensemble,
comme Dieu le Père et sa Providence dans
le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, et
enfin de posséder un formulaire des lois d'agencement
de ces matériaux.
Cette critique de l'histoire ne débouche pas sur
des ruines : il ne s'agit pas d'abandonner l'espoir
d'une histoire scientifique, mais de constater seulement
que celle qui se prétend telle ne l'est pas toujours.
L'histoire scientifique n'est pas l'apologétique
et la vie des saints, ni une « philosophie de
l'histoire » hantée par le fantôme de l'Esprit absolu
de Hegel simplement débaptisé. Elle est d'abord
une histoire humaine.
Elle est une réflexion sur l'homme et le temps.
Elle ne commence pas par un doute sceptique,
simplement destructeur et menant au désespoir,
mais par un doute méthodique, celui qui, comme
son nom l'indique, conduit quelque part : à une
certitude plus assurée que celle de la crédulité.
Le temps prend avec l'homme un rythme nouveau
et une signification nouvelle. Si le temps de la
nature se mesure par le mouvement ou les transformations
de la matière, le temps de l'homme (en
tant qu'il n'est plus seulement, comme les autres
espèces animales, un être qui s'adapte à la nature,
mais un être qui la transforme, et, en la transformant,
se transforme lui-même) se mesure par des
décisions et des créations.
Ces décisions et ces créations ne sont pas arbitraires:
elles sont conditionnées par les décisions
et les créations antérieures. Mais l'homme n'est pas
seulement un chaînon, nécessaire et nul, entre le
passé et le futur. Le présent c'est le temps de la
décision, le moment où l'homme prend sa responsabilité
par rapport à l'événement, avec la conscience
que son acte ne résulte pas seulement d'un
passé dont i l serait le fruit inéluctable, mais qu'il
inaugure aussi un nouveau commencement, qu'il
crée de nouveaux possibles et de nouvelles chances,
qu'il n'est tissu causal si fort qu'il ne soit possible
de commencer à le ronger en attendant de le déchirer.
L'histoire véritablement scientifique est celle
qui tient compte de la spécificité de son objet, qui
ne prétend pas s'identifier à celui de la physique,
de la biologie ou de l'astronomie, et qui est l'histoire
des hommes en tant qu'ils sont responsables
de l'avenir. Une vie d'homme est réellement «historique»
(et non biologique) lorsqu'elle est faite de
libres décisions.
Cette conception de l'histoire est aussi une
conception de la vie. Le marxisme, en inaugurant,
avec le matérialisme historique, un nouvel âge de
l'histoire, a mis à la disposition de l'homme des
moyens nouveaux pour construire son propre
avenir. Parce que sa conception matérialiste de
l'homme et du monde est fondée sur la pratique
créatrice de l'homme, il est une méthodologie de
l'initiative historique. Cette conception du monde
est, en même temps, un moment de la libération
de l'homme.
Lorsqu'elle se dogmatise et se fige, sous prétexte
d'histoire scientifique, en un schéma de
développement en cinq stades de valeur universelle
et immuable, non seulement l'on revient à une
« philosophie de l'histoire », dont Marx avait montré
la vanité, mais on forge un nouveau destin, une
nouvelle fatalité, avec tous les fanatismes dans la
conduite qu'engendre le dogmatisme de la pensée.
Le temps de l'histoire n'est pas cette carcasse
vide dans laquelle les événements et les hommes
doivent coûte que coûte se loger. Si un grand nombre
de nos actions ne nous appartiennent pas ou ne
nous appartiennent plus, par une dialectique de
« l'aliénation » et du « fétichisme » dont Marx nous
a donné les clés, et dont nous sommes loin d'avoir
épuisé l'analyse, comment une existence personnelle
peut-elle avoir une signification réelle ? L'homme
est-il simplement fonctionnaire de la structure et
de la conjoncture ?
Ce problème se pose au romancier qui est, comme
l'écrit Eisa Triolet dans le Grand jamais, « la fatalité
de ses héros ». Dans quelle mesure peut-on
prédire l'avenir d'un homme comme d'un héros
de roman?
Le temps romanesque, celui qui est fait des initiatives
de l'homme plus que de ses pesanteurs, n'est-il
pas plus près de la vérité humaine, de la vérité
historique, que le temps des horloges et des calendriers
dans lequel on essaye d'ensacher les « faits »
en oubliant précisément qu'ils sont des « faits »
historiques, c'est-à-dire humains : « faits » au
sens de construits, de créés, et non de données
inertes.
Le problème de l'homme et du temps nous renvoie
ainsi à celui de l'art et du réalisme.
Le roman est-il de l'histoire, ou l'histoire est-elle
du roman ?
Ce n'est pas une boutade, mais un choix par
rapport au temps.
Le roman n'est pas un maillon dans la chaîne du
temps. Comme le mythe il est en avant du temps,
ce qui définit, pour un marxiste, la création :
le travail spécifiquement humain c'est le travail
précédé de la conscience de son but, précédé d'un
projet, qui devient sa loi. L'oeuvre d'art est
cette image globale du monde et de lui-même que
l'homme ne peut conquérir que lorsqu'il prend
une décision et s'affirme comme créateur. Un
mythe, c'est un modèle d'action correspondant
à une vision globale du monde et de sa signification.
La science en réduit l'arbitraire. Elle n'en détruit
jamais la racine, car la racine c'est l'homme lui-même
en tant que créateur. Créateur de projets,
de décisions et d'actes. Créateur de mythes.
Créateur de sa propre histoire. Créateur de son
art et de son avenir. C'est la définition même
de l'homme, ce qui le distingue des autres
animaux et des autres choses, dont il fait
partie.
La réalité spécifiquement humaine, c'est cette
projection ou ce projet, cette transcendance, comme
dirait un théologien. L'art, par son caractère prospectif,
exprime ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité.
L'oeuvre d'art, c'est la réalité humaine en
train de se faire.
Un réalisme est donc insuffisant s'il ne reconnaît
comme réel que ce que les sens peuvent percevoir
et ce que la raison peut déjà expliquer.
Le véritable réalisme n'est pas celui qui dit le
destin de l'homme mais celui qui est le plus
attentif à ses choix. Car la réalité proprement
humaine c'est aussi tout ce que nous ne sommes
pas encore, tout ce que nous projetons d'être,
par le mythe, le choix, l'espoir, la décision, le
combat.
Il y a le temps des choses, qui se mesure avec de
l'espace et absorbe l'homme comme l'un de ses
éléments, et il y a le temps de l'homme, celui de
l'invention de soi, qui se mesure par des décisions
responsables. La trame de notre vie est faite
de ce double temps, son drame et sa beauté
c'est d'avoir pour enjeu la victoire du temps de
l'homme.

MARXISME
DU XXe SIÈCLE
PAR
Roger GARAUDY
1018 editeur, pages 251 a 284