15 juillet 2015

Croissance à tout prix: la parabole du moulin du diable



Ce système, où le développement économique est confondu avec le                            
 développement de l'homme, nous l'illustrerons par une parabole que suggère le
livre de Mishan sur «Le coût de la croissance».
Nous l'appellerons: « La parabole du moulin du diable.»

Dans un pays « hautement développé », le gouvernement a rétabli le
droit, si conforme à la liberté individuelle, de porter sur soi des armes.
L'industrie de l'armement privé connaît une prospérité sans précédent.
Les producteurs concurrents rivalisent d'imagination et de
publicité pour lancer sur le libre marché une infinie variété de
revolvers et de grenades miniaturisées, depuis le modèle de grand
luxe, à porter en sautoir, jusqu'à la version la plus modeste, « d'usage
courant », depuis le silencieux garantissant la discrétion du
meurtre jusqu'à l'arme dite « de dissuasion », dont les explosions
terrifiantes permettent d'écarter l'agresseur possible sans même
viser une cible particulière. La liberté de choix du consommateur
est pleinement assurée.

Le marché est pratiquement illimité car, avec la nervosité créée par les
cadences du travail, par les embouteillages de la ville, par la contestation
« des valeurs les plus sacrées », par les stimulations érotiques ou
financières, un homme, même le plus pacifique, et une femme, même
modérément désirable, ne peuvent raisonnablement se risquer dans
la rue sans une ou deux armes à feu et quelques chargeurs. D'ailleurs
le très haut « niveau de vie » atteint grâce à l'expansion due à cette stimulation
économique permet à chacun cet achat de plusieurs armes.
Le temps de la pénurie et de la misère humaine est révolu.
De nouvelles industries sont nées qui font preuve d'un dynamisme
exceptionnel : celle des gilets protège-balles, des casques, des bottes à
treillis métallique, des masques impénétrables, des carrosseries blindées,
des vitres pare-feu pour les voitures et des volets en acier pour
les maisons. Le « boom » de la sidérurgie est l'indice de la santé économique
du pays, de l'esprit d'initiative des promoteurs industriels,
des vertus de la libre entreprise, de la perspicacité des gouvernants.
Dans l'euphorie de cette prospérité retrouvée, toute « morosité » est
bannie.
Toutes les branches de l'activité nationale reçoivent en effet une
impulsion vivifiante : c'est l'âge d'or des assurances, des cliniques privées,
des laboratoires pharmaceutiques qui répondent fiévreusement
à la demande sans cesse accrue de tranquillisants. Le plein emploi est
garanti : les débouchés pour les jeunes sont illimités : même les moins
qualifiés sont assurés de trouver des places honnêtement rémunérées
et n'exigeant qu'une formation sommaire, telle que celle de brancardier
pour le ramassage des blessés ou des morts.
La discussion du budget, dans cette économie nationale en pleine
expansion, fait avec juste raison ressortir que la science bénéficie des
« retombées » de l'armement privé : l'épuisement rapide des ressources
de minerais a conduit à la recherche et à la découverte de
matières synthétiques plus résistantes pour les cuirasses, ce qui
implique un progrès correspondant dans la fabrication des projectiles.
Comme l'a dit à cette occasion un de nos plus brillants orateurs parlementaires
: la spirale du progrès s'ouvre sur l'infini.
La chirurgie, la médecine, la psychiatrie font des percées spectaculaires
en guérissant des maladies inédites : le port des cuirasses hermétiques
a renouvelé nos conceptions sur le métabolisme ; celui des
armes a suscité des découvertes sur l'angoisse et l'agressivité, qui
bouleversent l'avenir de. la psychologie.
Quel renouveau de la culture, et tout particulièrement des sciences
« humaines » ! La sociologie positiviste voit s'ouvrir devant elle, pour
l'application de ses méthodes, un horizon sans fin. Elle joue un rôle
pilote en coordonnant les recherches interdisciplinaires sur la « pistologie
». Les statisticiens perfectionnent les techniques de l'extrapolation
pondérée, calculant la date où le volume et le poids des armes
égalera celui de la terre, avec autant de précision que l'un de leurs
illustres prédécesseurs a déterminé en quelle année la croissance
démographique ne laisserait à chaque individu qu'un mètre carré sur
notre planète. D'ailleurs la démographie moderne a inversé la tendance
en dégageant la « loi logarithmique » de l'extermination, permettant
de prévoir le jour où le dernier homme, tenant son voisin
dans son collimateur, tirera sur lui le dernier coup mortel.
Dans cette perspective scientifique la « futurologie » positiviste
devient la reine des sciences, atteignant la même rigueur théorique
que la physique ou la linguistique. La « Rand Corporation » et ses
émules, ayant déjà une grande expérience dans la « théorie des jeux »
stratégiques, jouent leur rôle prestigieux de conseillers et de prophètes
auprès des grands managers de l'industrie de la mort.
Un chercheur - probablement l'un des plus beaux génies de notre
siècle à en juger par ses prévisions à long terme - vient de proposer un
nouveau style d'architecture et d'urbanisme, d'art en général, correspondant
aux besoins de « l'âge de la pistolétique » : des rues courbes
pour limiter la portée des fusillades et, à partir de là, une « révolution
» dans le monde des formes fondée sur cette exigence primordiale.
Ainsi, grâce à la cohérence interne du système, caractéristique de
toutes les grandes civilisations à leur apogée, une culture nouvelle, un
nouveau classicisme vont fleurir.
Le gouvernement en évoque avec une légitime fierté les perspectives,
chaque fois qu'il fait le bilan de l'expansion qu'il a suscitée : un taux
de croissance supérieur à celui de tous les autres pays, avec toutes ses
conséquences : une monnaie solide, le plein emploi, une balance des
paiements largement bénéficiaire, la conquête incessante de nouveaux
marchés pour l'exportation des armes, car le volume intérieur
de notre production pistolétique a rendu nos prix éminemment
concurrentiels.
Le revenu national brut par tête d'habitants a doublé en dix ans.
Tous les indices d'une économie saine et forte sont désormais réunis.
Tous les rêves de l'économie de croissance sont comblés.
Nous pouvons, en toute justice, aspirer à l'hégémonie mondiale non
seulement par notre richesse et par notre force, mais par notre sagesse.

(Extrait de mon livre « L'Alternative». Ed. Robert Laffont. 1972. p. 71 à 74.)

[Roger Garaudy, Les Etats-Unis, avant-garde de la décadence (ou Comment préparer
 le 21ème siècle ?), Ed. Vent du Large, 1998, pages 188 à191]