05 juillet 2015

Antigone


Antigone, figure mythique et inspirante

De ma brève et juvénile incursion chez les poètes et dramaturges grecs, le personnage qui a laissé le plus de traces dans ma mémoire est celui d’Antigone, création de Sophocle. Antigone était une rebelle, défiant les décrets arbitraires de son oncle, Créon, roi de Thèbes, au nom de l’amour, de la liberté et de la justice. Une femme libre, qu’on ne peut s’empêcher d’admirer et d’aimer. Voici son histoire sur fond de culture patriarcale.
Plusieurs siècles avant Jésus-Christ, à Thèbes, Étéocle et Polynice, successeurs d’Œdipe, s’entre-tuent, le premier en défendant sa patrie, le second en défendant son droit avec l’aide d’étrangers. Créon monte sur le trône. Le même Créon qui avait déjà, par inadvertance, donné en mariage sa soeur Jocaste au propre fils de cette dernière, Œdipe. On sait ce que Freud en a conclu et quelles en furent les conséquences pour les femmes.
Le nouveau roi installe promptement sa tyrannie. Il accorde les honneurs à Étéocle, mort pour la patrie, et refuse même la sépulture à son frère, Polynice, qu’il estime un traître. Nationalisme, que de bêtises ne commet-on pas en ton nom... Le cadavre du présumé traître doit être donné en pâture aux chiens et aux oiseaux, et quiconque ignore le décret public encourt la mort. Le peuple, qui désapprouve Créon, se tient coi.
Antigone, déchirée par la mort de ses frères, mais surtout par celle de Polynice, refuse le sort qu’on réserve à ce dernier et va défier le décret : « La mort veut une seule loi pour tous », dit-elle. Elle cherche l’aide de sa soeur Ismène, qui lui répond : « Nous sommes des femmes, Antigone. Comment combattre contre des hommes ? Le pouvoir est toujours le plus fort. Il faut lui céder ou s’attendre au pire. » Dans la version moderne, les Ismène disent plutôt : « Fais attention, tu vas te ’brûler’, il ne faut pas choquer, ni déplaire, gardons ’notre place’, soyons modérées et gentilles, ne provoquons pas. Essayons d’amollir et de changer le pouvoir de l’intérieur. » Avec les résultats qu’on connaît...
Antigone va donc risquer le pire. Seule. « Le temps où il me faut plaire aux morts est plus long que celui où je dois plaire aux vivants, dit-elle à Ismène. Je ne te demande plus rien. Reste ce que tu es. » Et la jeune femme d’aller ensevelir Polynice.
L’homme doit faire la loi
Pendant ce temps, Créon reste sourd aux conseils des vieillards, de devins, de son fils qui lui apprennent le mécontentement silencieux du peuple. Il ordonne d’aller à la recherche de la personne qui a défié son décret. Antigone comparaît devant sn oncle, une Antigone qui reconnaît d’emblée son geste et dont le soldat qui l’a arrêtée dit : « Elle n’en est même pas effrayée. » C’est à regret qu’il livre « des gens comme elle, dit-il, mais, n’est-ce pas, il y a une chose qui importe avant tout : sauver sa peau ». Bien sûr... Rien n’a changé, mon vieux Sophocle. Que de lâcheté commet-on par nécessité de sauver sa peau, au XXIème siècle comme à ton époque.
« Et tu as l’audace de transgresser mes lois ? », demande Créon à Antigone, qui réplique : « Je ne pensais pas que ton décret pût mettre la volonté d’un homme au-dessus de l’ordre des dieux, au-dessus de ces lois qui ne sont pas écrites et que rien ne peut ébranler. Devrais-je, par crainte d’un homme, mériter le châtiment des dieux ? » Créon la croit-il folle ? Tant pis. « Faut-il juger la folie au tribunal d’un insensé ? », demande la fière jeune femme.
Créon fulmine. Moins parce qu’on a transgressé sa loi que du fait que ce soit une femme qui l’ait transgressée : « L’orgueil réussit mal à qui dépend d’autrui, dit-il. Cette femme (sa nièce), qui est ma sujette, viole les lois que je dicte et pense s’en tirer en faisant l’insolente. Elle se vante de son crime. Elle me nargue avec ses grands airs. En vérité, ce n’est plus moi qui suis l’homme, à ce compte, c’est elle qui ferait l’homme dans ma propre cité, si je la laissais se glorifier impunément ». L’"homme" aurait mieux toléré une Antigone repentante et tremblante à ses pieds qu’une femme fière et forte assumant la responsabilité de ses actes.
Ce que le roi craint surtout, c’est l’influence de l’insoumise. Avec raison. Ce peuple auquel Créon a « fermé la bouche », dit Antigone, admire le courage de la jeune femme et désapprouve la dureté du roi. Créon ne veut pas le croire. Il essaie de faire admettre à Antigone la gravité de son acte : « Je ne suis pas née pour partager la haine, réplique-t-elle, je suis née pour partager l’amour. » « Descends donc sous la terre aimer les morts, dit Créon. Moi vivant, une femme ne fera pas la loi dans ma cité. » Voyez-vous ça ! Plutôt tuer qu’accepter la résistance à sa volonté.
Voilà qu’lsmène revient. Elle veut partager le sort de sa soeur, car elle craint la solitude après la mort de cette dernière. Antigone refuse cette « conversion » tardive et intéressée : « Je n’aime pas qui ne m’aime qu’en paroles », dit-elle. Créon est stupéfait ! Deux femmes préfèrent la mort à l’obéissance, à la soumission. « Ces filles sont archifolles, cela est clair, dit le roi, l’une depuis une heure, l’autre dès le jour de sa naissance ». (Cela me rappelle un chef politique - René Lévesque - qui avait traité de viragos et autres épithètes peu flatteuses des militantes de son propre parti qui ne partageaient pas ses opinions sur l’avortement.)
Quand une femme résiste, l’écraser...
Le pauvre Créon n’est pas au bout de ses peines. Hémon, son fils, qui est fiancé à Antigone, se met de la partie. Le roi l’avertit : « Tout doit venir après la volonté paternelle ». Hémon ne l’entend pas ainsi. Son père a beau lui dire qu’Antigone est « infectée d’anarchie », déblatérer sur « le lit glacé » d’une « épouse indigne », sur les pièges de l’amour et, évidemment, des femmes, prétendre que « seul celui qui sait gouverner sa maison est capable de maintenir l’ordre public » ; il a beau dire que « le chef est le salut des foules », qu’il faut « se porter au secours de l’ordre établi... Et quand une femme barre la route, l’écraser. Le Ciel me préserve d’être vaincu par une femme », rien à faire. Hémon résiste au roi, à son Père. Suprême affront.
« Ne te mets pas en tête que toi seul as toujours raison et que l’opinion des autres ne vaut rien, dit le jeune homme à son père. Il y a des gens qui s’imaginent posséder seuls l’intelligence, l’éloquence, la sagesse. On les ouvre : ils sont vides ». Hémon rend compte de la déception du peuple qui plaint Antigone. Créon se rebiffe : le peuple va-t-il maintenant lui dicter la loi ? Et Hémon a ce mot qui conviendrait à certains chefs de gouvernements modernes : « Va donc dans un désert si tu veux gouverner seul. »
À défaut de fléchir son fils par des appels à l’ordre patriarcal et au respect de l’autorité du chef d’État, Créon lui lance l’argument massu : « Tu es l’esclave d’une femme ». Et l’autre de se défendre devant l’injure suprême : « Tu te trompes. Rien de bas ne saurait jamais me vaincre ». Hémon ne va tout de même pas jusqu’à oublier la « dignité » et la « supériorité » de son sexe.
Le roi va faire enfermer l’insoumise vivante dans une caverne, comme cela est arrivé à des millions de femmes enfermées, depuis, dans d’autres genres de prisons quand elles défient l’autorité patriarcale, que ce soit celui de leur père ou de leur conjoint. Antigone reçoit un peu de nourriture, histoire de se maintenir en vie un moment, de donner aux dieux le temps de la sauver, et partant, au roi de sauver la face, « pour éviter le sacrilège qui pourrait retomber sur la ville ». Bêtise des religions aveugles. Mais les dieux ne « couvriront » pas le crime d’abus de pouvoir.
Antigone se prépare à la mort, rappelant dans ses délires les « pièges des noces maternelles ». « Sans noces, je vais rejoindre ma mère », dit-elle. Et le coryphée ne permet pas d’oublier que « le pouvoir ne souffre pas qu’on le contredise. » Des maris, dit Antigone, on peut en avoir plusieurs dans une vie, mais pas des frères. Elle continue de soutenir que ses « meurtriers sont dans l’erreur. L’injustice est d’eux, le crime est d’eux. »
Chez Antigone, pas de trace de cette culpabilité ni de cette peur qui, aux yeux de l’autorité masculine, vont bien aux femmes. Créon s’impatiente devant ce qu’il nomme « chansons et pleurnicheries » destinées à gagner du temps. Antigone va seule à la mort : « Seule, toujours plus seule..., constate-t-elle. Je n’ai plus rien. Ma mort est nue ». Car il ne faut pas attendre que le peuple de Thèbes, qui murmure dans le dos du roi, ait le courage de son indignation et affronte l’arbitraire Créon pour le salut d’une femme.
Tirésias, un prêtre et devin, conseiller du roi, l’avise que les dieux se vengeront s’il ne libère pas Antigone. Tiens, les dieux sont maintenant du côté d’une femme insoumise.
L’orgueilleux Créon accuse le vieillard de vouloir s’enrichir en se rangeant parmi ses ennemis. Mais après le départ de Tirésias, il est tourmenté et commence à prendre au sérieux les désordres et les malheurs que son conseiller lui a prédits. Il part avec des serviteurs dans l’intention de brûler les restes de Polynice et, ensuite, de libérer Antigone. Il arrive trop tard, comme cela se produit souvent chez les êtres que le pouvoir aveugle.
Trop tard pour comprendre
Antigone s’est pendue avec son voile. Créon échappe de justesse à l’épée de son fils qui retourne l’arme contre lui et meurt au côté de sa fiancée - sans doute une triste fin pour l’honneur patriarcal, car l’amour l’emporte sur l’obéissance au père. En apprenant la tragédie, la reine Eurydice se tue elle aussi. Les désordres annoncés commencent. Beau résultat d’un « trip » de pouvoir.
Créon, désemparé, appelle la mort. « Trop tard, trop tard pour comprendre », se plaint-il à un messager qui lui dit : « Tu peux être riche, tu peux être roi : si tu n’as pas la joie, ta grandeur ne vaut pas l’ombre d’une fumée ». (Aujourd’hui, on se venge d’une ex-conjointe en la tuant, et ensuite, on regrette parce qu’on "l’aimait"... Ou bien on tue ses propres enfants pour se venger de l’abandon d’une conjointe et on se fait prendre en pitié. Pauvre homme, il devait être fou ou en détresse.)
Voilà l’histoire d’une femme. C’est aussi l’histoire d’une culture demeurée à peu près inchangée.
En relisant Sophocle, il y a un quart de siècle, j’avais écrit ce texte. Encore aujourd’hui, je rêve qu’une Antigone se lève et, au nom de cette passion de la justice, de la liberté et de l’amour, qu’elle défie tous les chefs de ce monde qui confondent leurs intérêts et le bonheur de leur peuple. Le peuple aurait-il le courage de la soutenir dans ce devoir de désobéissance ? Faudrait-il, comme à Thèbes, que les dieux s’en mêlent et que cette Antigone moderne paie de sa vie sa liberté et celle d’autrui ?
Antigone, fille de Jocaste, morte comme elle par pendaison, à cause du même homme serviteur d’une loi patriarcale, aussi bête qu’illégitime, sur laquelle il s’appuie pour disposer du corps et de la vie de la fille et de la mère.
Rien n’a vraiment beaucoup changé. Partout dans le monde, au Québec comme en Afghanistan, en France comme au Congo.

Micheline Carrier
Mis en ligne sur Sisyphe