22 mai 2015

L'amour, par Roger Garaudy

Otto Mueller (expressionniste allemand). Deux soeurs. Non daté



« Etre pour les autres, est l'unique expérience de la
transcendance », disait Bonhoeffer. La plus décisive est
en effet celle de l'amour, parce qu'elle est la première
brèche dans le monde des choses dans lequel nous
enferment les postulats du positivisme. Nous ne
sommes pas entourés que d'objets, d'une nature
inerte, dont nous aurions seulement à devenir « maîtres
et possesseurs », ainsi que le voulait Descartes.
Dans ce qui nous entoure, il y a des visages, et,
derrière eux, ce qui n'est pas seulement un objet, un
« non-moi », mais des sujets. Un visage n'est pas
seulement une image, mais un signe. Un signe qui
désigne, au-delà de ce qui est perçu, une présence et
son sens : du défi ou de l'humilité, de la colère ou de
l'amour.
Le moi, comme l'écrivait Martin Buber, rencontre
un « tu ». Ce n'est pas une chose que je peux saisir
par un concept, ce n'est pas un instrument ou un
rival.

Il en est autrement dans un monde obéissant à la
seule logique du marché, qui, par sa concurrence, est
une logique de jungle, une logique de guerre, guerre
de tous contre tous.
L'individualisme, où chaque « moi » est enfermé
dans son sac de peau, comme un atome séparé de
tous les autres par un vide, est le produit d'une
époque historique. L'opposant à la personne, dans
son rapport avec l'autre et le tout autre, Péguy
disait : « L'individu, c'est le bourgeois que tout
homme porte en lui. »
Dans cette conception à la fois insulaire et agressive,
la liberté de chacun, confondue avec sa propriété,
est cadastrée comme elle. Ma liberté s'arrête
alors où commence la liberté d'autrui, comme une
propriété est bornée par la propriété des autres propriétaires.
La liberté des autres n'est pas la limite de ma
liberté. Elle en est la condition.
Au-delà de cette période historique, caractéristique
d'une société marchande, et même à l'intérieur d'une
telle société, des hommes et des femmes n'en acceptent
pas les cloisonnements et les affrontements. L'autre
n'est pas un moyen de plaisir ou de service. Non pas un
obstacle, mais une ouverture permettant le passage de
l'individu à la personne, de l'être à la relation, de
l'extériorité à la fécondation réciproque.
Et cela s'appelle l'amour.
La sortie de soi, fondamentale et première.
L'homme n'est pas né Robinson. Il a un père et une
mère. Il vit dans une communauté, en osmose avec elle.
L'idée d'un moi individuel suffisant à lui-même est une
abstraction.
La personne ne peut émerger du monde animal que
lorsque cette solidarité de la communauté ne se réduit
plus aux fonctions de chaque membre comme dans la
ruche, la termitière ou la horde, consacrées à la
subsistance, à la défense et à la propagation de l'espèce.
La vie proprement humaine commence lorsque les
fins de la société ne sont plus inscrites d'avance dans les
instincts.
Avec la conscience et le choix des fins, ce n'est pas
seulement le travail qui devient un travail humain,
c'est-à-dire précédé par la conscience de son but.
La présence de l'homme est attestée sur la terre
lorsqu'on trouve, non pas seulement des vestiges de ses
os, plus ou moins semblables à ceux d'espèces animales
voisines, mais des outils et des tombes.
Les outils témoignent du détour de la création de
moyens pour atteindre un but. Cela s'appelle la conscience,
plus tard la science.
Les tombes attestent que l'homme ne laisse plus ses
morts réintégrer le cycle des métamorphoses de la vie
simplement naturelle. Il considère sa vie comme distincte
de la simple nature, puisqu'elle implique le
sacrifice. Même si nous en ignorons les rites et les
intentions, il y a là les traces d'un travail qui n'est plus
directement utilitaire.
L'outil et le sacrifice sont les deux premiers témoins
de communautés spécifiquement humaines.
De l'outil, il a été beaucoup question, au point que
l'on a cru, en Occident, pouvoir définir et hiérarchiser
la civilisation humaine à partir de ce seul critère.
Du sacrifice et de son histoire, en Occident encore, il
a été fait moins de cas, bien que de lui soient nées les
questions que se posait l'homme sur le sens de sa vie, à
travers les religions, les arts, et plus simplement les
rapports proprement humains de communauté. Diamétralement
opposée à l'individualisme occidental, celui
des Grecs, mais aussi celui qui, depuis la Renaissance,
fait de l'individu le centre et la mesure de toutes choses,
la communauté est une forme de rapports humains où
chacun se sent responsable de l'avenir de tous les
autres.
Le travail est le principe des rapports humains avec
la nature.
Le sacrifice celui de nos rapports avec les autres.
L'amour, sous sa forme proprement humaine, en est
la première expression.

La sexualité, lorsqu'elle n'est pas exclusivement
l'instinct de propagation de l'espèce, comme dans le
monde animal, est une première sortie du « petit moi ».
Éprouver le besoin conscient de l'autre, c'est prendre
conscience que je ne me suffis pas à moi-même. Je ne
suis plus à moi-même ma propre fin. Je suis un être
inachevé qui ne peut s'accomplir que par la complémentarité
de l'autre, d'une femme pour un homme,
d'un homme pour une femme.
Besoin conscient, car la conscience proprement
humaine est d'abord celle de cet inachèvement par
lequel, à la différence de tout animal, l'homme éprouve
comme une question le sentiment de ce qui lui manque
pour devenir pleinement humain. De cette question
émerge le problème du sens. Il ne se pose que lorsque
l'homme a déjà conscience de n'avoir plus en lui-même
son centre. Mon centre n'est plus mon moi. Il est dans
l'autre. Dans cet autre que, par l'amour, je porte en
moi. Perte du « moi », fondée sur l'illusion d'être
unique. Retour au « soi » enrichi de la présence de
l'autre. Où, ainsi que le disent, en leur langage, Yadvaïta
védantin ou la Trinité chrétienne, nous ne faisons ni
deux, ni un.
Être un et deux, comme les pôles indissociables de
l'aimant.
Le sacrifice est aussi ce qu'il y a de proprement
humain dans l'amour : préférer le plaisir de l'autre au
sien propre, la joie de l'autre à la sienne, la vie de l'autre
à la sienne. Telle est, dans l'acte d'amour, l'expérience
de base de la transcendance, qui est le contraire de la
« suffisance » : le « moi », dans l'illusoire solitude de sa
« suffisance », met en cause ses propres fins en ordonnant
sa propre vie à l'autre comme une fin nouvelle.
« Je pense, donc je suis. » Que d'inhumanité en si
peu de mots! Comme si je n'existais pas avant de
penser, et comme si cette pensée n'était pas habitée par
l'histoire et la culture des générations antérieures !
« Nous aimons, donc nous sommes. » « En toi, je
suis. » Loi première de toute vie proprement humaine.
Une nouvelle naissance, une nouvelle création, car la
totalité nouvelle que nous formons par l'amour est
quelque chose d'autre et de plus que l'addition des
forces de chacun.
L'émergence de ce qui est radicalement nouveau, et
que l'on ne peut « déduire » à partir de chacun des
éléments, mais seulement produire par leur rencontre,
est une forme plus haute encore de l'expérience de la
transcendance et qui naît de la première, de la sortie de
« moi » dans l'amour. La première ébauche de la
transcendance était le dépassement de ses propres
frontières. La seconde est celle de l'émergence de ce qui
est radicalement nouveau et ne peut se réduire à la
somme ou à l'addition des parties.
Le surgissement de cette présence, à laquelle on ne
peut assigner un mot ni un concept, est un mystère sinon
un scandale pour la raison simplement déductive. Elle a
pourtant sa source dans l'amour, cette polarité spécifiquement
humaine du sexe et du sacrifice. Cette unité,
racine de l'humain, doit être préservée contre tout
dualisme : ni sexualité sans amour, ni défiance du sexe.

La sexualité sans amour est un produit de l'individualisme
mutilant pour lequel tout ce qui n'est pas
« moi » est un moyen de ma jouissance et de mon
pouvoir.
Cet usage de la sexualité est comparable à celui de la
drogue comme jouissance solitaire et puissance illusoire.
La forme actuelle de la publicité pour les
préservatifs illustre cette dégradation.
Le préservatif n'y est plus présenté comme l'un des
moyens de ne plus laisser la naissance au hasard, forme
de la maîtrise sur la nature, faisant de la procréation un
acte volontaire, un acte de culture. Il est au contraire
présenté comme un produit de la peur, notamment du
sida, et comme un moyen de garantir la sécurité de
rencontres occasionnelles à la discothèque, pour échanger
deux plaisirs solitaires, sans amour et sans lendemain.
Comme si le « j u » sexuel était, pour oublier le non sens
quotidien de la vie, un dopage désespéré, de même
que l'excès de l'alcool ou des décibels.
Curieusement, les interdits prétendument « religieux»
partent d'une même conception de la sexualité :
du même séparatisme de la matière.
Pourtant, dans les Évangilesi , lorsqu'est abordé le
problème du mariage, sous l'aspect d'ailleurs étriqué de
la casuistique des pharisiens sur la répudiation, Jésus
échappe à leur piège en rappelant seulement que dans
la Genèse2 l'homme complet est celui du couple :
« homme et femme il les créa, et ils ne furent qu'une
seule chair ».
A aucun moment Jésus, dans les Evangiles, n'invoque
la fécondation comme finalité du mariage, ni
n'exprime la moindre méfiance à l'égard de la sexualité.
Une longue tradition catholique, remontant à saint
Paul et à sa conception de la femme, a si longtemps
enseigné le contraire que le concile de Vatican II a dû
rappeler que « le mariage n'est pas institué en vue de
la seule procréation3 ».
Mais, comme si la morale n'était faite que d'interdits,
tout ce qui ne permettait pas une fécondité sans
contrôle a été prohibé avec véhémence. Par une fixation
obsessionnelle, ce problème a primé tous les
autres : aucune protestation contre la guerre ou même
l'arme atomique n'a tenu autant de place dans les
condamnations du Magistère, comme si le respect
sacré de la vie humaine et sa défense étaient plus
rigoureux pour l'homme embryonnaire et même
spermatique, qu'il faut à tout prix laisser vivre, alors
qu'empêcher l'homme adulte de mourir dans la guerre
ne fait pas l'objet d'interdictions aussi concrètes et
radicales. Comme si le commandement : « Tu ne
tueras point », avait une valeur absolue pour l'être
humain avant qu'il ne naisse, ou même avant qu'il ne
soit conçu, mais une valeur seulement relative pour
l'adulte, auquel la même rigueur et la même implacable
logique exigeraient qu'on lui interdise le port des
armes, fût-ce dans l'armée. Le commandement : « Tu
ne tueras point », s'applique à la lettre pour le foetus,
pas pour le conscrit.
Cette sorte de biologie théologique, selon l'expression
du père Teilhard de Chardin, a conduit à des
résultats inverses de ceux qu'on lui assignait. Saint
Paul a montré que, comme contrainte extérieure, « la
loi produit la colère 4 » et, même s'il la considère comme
« s a i n t e 5 » lorsqu'elle s'exerce comme «commandement
» , elle conduit à « la virulence du péché 6 » , et elle
divise l'homme, car « la loi est spirituelle et moi je suis
charnel7 » . Ne pouvant appliquer cette loi parce que le
péché l'habite, i l est acculé au dualisme, au séparatisme
de la matière : « Qui me délivrera de ce corps qui
appartient à la mort 8 ? »
Il suffît d'inverser ce rapport, à l'intérieur du même
dualisme, pour entendre le cri de la révolte contre des
injonctions qui ne peuvent s'appliquer à l'homme
entier, esprit et corps. Qui me délivrera de ces
contraintes qui m'empêchent de vivre ? La loi n'est plus
alors seulement le « révélateur » du péché, elle y
conduit, par un angélisme divisant l'homme en deux :
l'âme et le corps.
Mépriser le corps, ou même le diaboliser, tant que
l'Église avait pouvoir de répression, conduisait à l'hypocrisie
de la « faute » cachée. Lorsqu'elle a perdu ce
pouvoir, même sur les esprits, la réaction de révolte
s'est exprimée ouvertement, dans la parole et dans la
pratique. Le corps, à son tour, fait sécession, et s'érige
en souverain.
La dure vérité de Nietzsche se manifeste dans le
quotidien: « Le christianisme a donné du poison à
boire à Éros. Il n'est pas mort, mais il a dégénéré en
vice. »
Tel est le châtiment de qui n'accueille pas l'homme
dans sa totalité. Car le sexe ne devient un démon que
lorsqu'on en fait un dieu.
Le sexe n'est pas seulement le médiateur matériel de
l'espèce pour sa propagation. Dès que l'homme émerge
de l'animalité, par l'outil et le sacrifice, il n'est plus
seulement un fait de nature, mais de culture. Le corps
est le moyen d'expression de l'homme, dans le don et le
sacrifice pour transformer l'autre, se transformer lui -
même, comme dans le travail pour transformer la
nature.

Le rapport d'amour entre l'homme et la femme fait
échapper à la mort. Pas seulement parce qu'il perpétue
la vie naturelle de l'espèce, mais parce qu'il arrache
l'individu qui naît et meurt à son artificielle solitude. Il
le fait entrer en participation avec une réalité humaine
qui le dépasse et ne meurt pas : la communauté
culturelle proprement humaine, celle du sacrifice.
L'égoïste ou l'avare s'en excluent. L'homme et la
femme en sont exclus par un système social réduisant
l'homme à n'être que producteur et consommateur,
c'est-à-dire le réduisant au seul rapport avec l a nature
par le travail et le besoin, et niant ses dimensions
proprement humaines — qu'en un autre langage on
appelle divines et transcendantes — précisément parce
qu'elles brisent le cercle du besoin et du travail.
Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Cet
amour entre l'homme et la femme, cette première sortie
du « moi » par le désir de l'autre, crée une réciprocité et
une forme nouvelle d'échange qui n'est plus l'échange
fonctionnel et totalitaire de la ruche ou de la horde,
mais échange du don et du sacrifice par quoi l'homme
devient humain.

Roger Garaudy
Les fossoyeurs, Un nouvel appel aux vivants
Pages 124 à 131
(notes de bas de pages non reproduites)