12 mars 2015

Entretien dans "l'Humanité" sur le livre "Avons nous besoin de Dieu ?" (1993)



Roger Garaudy: une dérive de mort
Mardi 2 Novembre 1993
L'Humanité
A l'occasion de la parution de son récent ouvrage «Avons-nous besoin de Dieu?», paru aux éditions Desclée de Brouwer avec une introduction de l'abbé Pierre, Roger Garaudy nous a accordé un entretien où il se livre à une analyse de l'état de nos sociétés et du monde.
Roger Garaudy, j'imagine que lorsque vous décidez d'écrire un livre c'est toujours dans l'urgence du débat d'idées qu'il faut mener. Pour cet ouvrage (1), quelles ont été vos préoccupations essentielles?.
Ce n'est pas seulement le souci du débat d'idées mais celui de trouver une issue aux dérives dans lesquelles le monde actuel est engagé. Nous avons affaire à une période de décadence. J'ai essayé de définir les critères de celle-ci. Ce n'est pas une notion sentimentale, voire de répulsion. Les critères objectifs sont au moins au nombre de deux.
Premièrement, une inégalité croissante qui introduit un déséquilibre dans le monde. Reprenons les statistiques les plus irrécusables: 80% des ressources de la planète sont contrôlées et consommées par 20% de la population. Ce fait a pour conséquence - ce sont les chiffres de la FAO et des Nations unies - que 25 millions d'êtres humains meurent chaque année de malnutrition et de faim. Autrement dit, le modèle de croissance de l'Occident coûte au tiers-monde l'équivalent en morts d'un Hiroshima par jour. A mon avis, c'est là le point de départ aujourd'hui de toute réflexion. Cela ne se corrige pas mais au contraire s'aggrave. Par exemple, entre 1980 et 1990, le niveau de vie de l'Amérique latine a diminué de 15% et de 20% pour l'Afrique. Par conséquent, parler de peuples en voie de développement est une imposture. Ils sont en voie de sous-développement. Si on chargeait un navire de cette façon comme on charge aujourd'hui le vaisseau Terre, avec 4/5 de la charge d'un côté et 1/5 de l'autre, le bateau coulerait. Voilà la première considération qui m'a amené à réfléchir, pas seulement sur tel ou tel problème particulier, mais sur celui plus général du choix des finalités dernières de notre action, de notre politique, de notre façon de gérer le monde. Or, ce choix, traditionnellement, était l'affaire des religions quelles qu'elles soient. J'ai intitulé cela «Avons-nous besoin de Dieu?», puisque dire Dieu c'est d'abord dire la vie a un sens.
Deuxièmement, le critère de la décadence, c'est une primauté absolue de la spéculation sur le travail. Les chiffres de la Banque des règlements internationaux montrent que les flux financiers étaient en 1990 de 490 milliards de dollars chaque jour, soit trente-quatre fois plus que ne représente l'économie réelle, c'est-à-dire une production et une distribution de produits et de services. La spéculation - l'argent gagné sans travail - représente aujourd'hui au moins quarante fois plus. C'est un renforcement encore de ces inégalités. Il ne s'agit pas seulement d'inégalités à l'intérieur du tiers-monde mais aussi à l'intérieur des pays développés, les fameux G7 (les sept pays les plus industrialisés). M. Clinton déclare que 1% des citoyens des Etats-Unis contrôlent et disposent de 70% de la richesse nationale. C'est étrange d'appeler un tel régime une démocratie. Voilà les deux raisons qui montrent que nous avons affaire à une décadence.
Vous faites un constat pessimiste sans issue de secours?
Ce n'est pas seulement un constat mais une interrogation: comment allons-nous échapper à cette dérive de la mort? Comment allons-nous faire pour que le bateau ne coule pas? J'ai essayé de chercher dans l'Histoire des situations analogues. Je n'en ai trouvé qu'une, c'est la décadence romaine. Elle se caractérisait par une très grande inégalité des fortunes. Au temps de Néron, six propriétaires terriens possédaient la totalité des provinces d'Afrique de Rome. Une misère croissante: on comptait 300.000 personnes sans emploi à Rome. Cet empire romain possédait une puissance militaire économique écrasante, mais il n'était porteur d'aucun projet humain. Exactement comme aujourd'hui les Etats-Unis disposent d'un empire militaire et économique considérable, et exercent leur domination sur le monde. Ces inégalités de fortune entraînent aux Etats-Unis un record de la criminalité. Des chiffres provenant de la police de New York indiquent que toutes les quatre heures un homme est assassiné, que toutes les trois heures, une femmes est violée, et que toutes les trente secondes un attentat est commis. Et New York n'arrive qu'au 7e rang des villes américaines, pour la criminalité. Ajoutons à cela les chiffres de l'UNICEF: aux Etats-Unis, un enfant sur huit ne mange pas à sa faim; 33 millions d'Américains vivent au-dessous du seuil de pauvreté, et 35 millions sont drogués. Parmi les jeunes assassinés dans les pays industrialisés sur dix assassinats, neuf se produisent aux Etats-Unis. Nous devons voir dans ces Etats-Unis l'avant-garde de cette décadence, même si on doit m'accuser d'anti-américanisme primaire. Et nous devons nous en prémunir dans tous les domaines. Les 1% dont parle M. Clinton, ce sont ceux qu'on héroïse avec «Dallas», avec «Santa Barbara», avec «Miami Vice»...
On touche ici aux problèmes de l'heure, à l'exception culturelle?
Nous avons à nous défendre contre cette invasion spirituelle par le film américain. Nous devons soutenir nos cinéastes qui protestent avec juste raison. La part du marché français du film aux Etats-Unis est de 0,5%; par contre, la part du marché américain dans le film français est de 60%. Pour la télévision, le déséquilibre est encore plus grand. Ce ne sont pas seulement dans les dossiers agricoles que les Etats-Unis préconisent le libre-échange partout et le protectionnisme chez eux. On torpille Airbus pour favoriser l'aéronautique américaine. Il en va de même pour l'informatique et l'acier. C'est une situation où nous sommes en passe de devenir une colonie américaine par l'intermédiaire de l'Europe. Le traité de Maastricht précise qu'elle sera le pallier européen de l'Alliance atlantique.
Ne nous éloignons-nous pas de la question que pose votre livre?
Je rappelais l'analogie qui existe entre notre période et celle de la décadence romaine. A cette époque, une brèche s'est produite, c'est l'irruption de Jésus dans l'histoire. Que représentait-elle? Une inversion radicale de l'idée de Dieu. Celle-ci a toujours été, lorsqu'il s'agissait d'un dieu extérieur souverain et tout-puissant, le meilleur allié de la soumission des hommes. Ces dieux souverains au-dessus de nous, dirigeant nos destins entièrement en dehors de nous - qu'il s'agisse du Zeus des Grecs, du Jupiter des Romains ou du Yahve de tradition juive - sont des dieux qui nous imposent un ordre et que nous devons respecter. C'est en ce sens que Marx avait tout à fait raison de dire: «La religion, c'est l'opium du peuple.»... Ce qu'apporte Jésus est une inversion précisément de cette idée. Voilà un homme qui, à vue humaine, a une vie qui est un ratage total. Il meurt du supplice le plus infamant de l'époque puisque c'était les esclaves que l'on crucifiait. Et voilà qu'on dit: «Ce vrai homme est le vrai Dieu.» Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'à un moment donné de l'Histoire des hommes ont pu considérer que Dieu se révélait à travers le plus démuni et non pas à travers la toute-puissance d'un roi. Cette intériorisation de Dieu redonne à l'homme toute sa stature et toute sa responsabilité. C'est tout le contraire d'un opium du peuple; c'est au contraire une exaltation de l'homme.
Quels sont donc les problèmes qui aujourd'hui nous appellent à notre responsabilité d'homme?
Les grands maux de notre monde d'aujourd'hui sont la faim, le chômage et l'immigration. Ce sont un seul et même problème. Prenons l'exemple du chômage: quand on dit qu'il y a surproduction, elle est réelle, mais en fonction d'un certain marché, celui qui est solvable. Mais les 3/5 du monde ne le sont pas. Par conséquent, la seule solution, celle qui n'est malheureusement avancée par aucun des partis politiques (2), est de rendre solvable ceux qui ne le sont pas. Il faut établir des rapports radicalement nouveaux avec le tiers-monde en mettant fin aux échanges inégaux. La dette par laquelle il a été remboursé 4 à 5 fois les sommes de la prétendue aide n'en est pas une en réalité. L'annuler serait une réparation à l'égard de ces pays que le colonialisme a déstructurés. Les investissements: là encore, s'il faut les rembourser en dollars - et c'est la doctrine du FMI -, c'est un moyen d'écrasement. Les rembourser en monnaie du pays d'origine obligerait à réinvestir dans ceux-ci. On ne passerait pas ainsi par des gouvernements de collabos où cette aide ne profite qu'à de petites élites urbaines et occidentalisées. On s'adresserait en priorité aux communautés de base: les coopératives agricoles, les syndicats ouvriers, qui ont des projets au coup par coup. Voilà quelques aspects où se mêlent les problèmes de la plus haute spiritualité et de l'action politique.
MICHEL LAFARGE
(1) Roger Garaudy, «Avons-nous besoin de Dieu?». Introduction de l'abbé Pierre. Editions Desclée de Brouwer.
(2) NDLR. Le PCF, lui, milite pour un nouvel ordre économique où les rapports avec les pays du Sud ne seraient plus fondés sur la domination mais sur l'échange mutuellement avantageux