16 septembre 2014

Romain Rolland et sa lettre à Roger Garaudy


Pauvres moutons! Si nous n'avions à nous défendre que du loup, nous saurions bien nous en garder. Mais qui nous gardera du berger!
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)

 Eh! l'ordre a bien son prix! Mais il n'est pas pour rien, et il se fait payer. L'ordre, c'est ne pas faire ce qu'on veut, et c'est faire ce qu'on ne voudrait pas. C'est se crever un oeil, pour mieux voir avec l'autre. C'est abattre les bois pour y faire passer les grandes routes droites. C'est commode, commode... Mais bon Dieu! que c'est laid!
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)

O vous, sortis de moi, qui boirez la lumière, où mes yeux qui l'aimaient ne se baigneront plus, par vos yeux je savoure la vendange des jours et des nuits à venir, je vois se succéder les années et les siècles, je jouis tout autant de ce que je pressens que de ce que j'ignore. Tout passe autour de moi ; mais c'est que, moi, je passe: je vais toujours plus loin, plus haut, porté par vous. Je ne suis plus lié à mon petit domaine. Au-delà de ma vie, au-delà de mon champ s'allongent les sillons ; ils embrassent la terre, ils enjambent l'espace ; comme une Voie Lactée, ils couvrent de leur réseau toute la voûte azurée. Vous êtes mon espérance, mon désir, et mon grain, qu'à travers l'infini je sème à pleines mains.
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)

J'ai fait tout mon possible pour que mes cinq enfants ne soient pas étouffés par leur respect pour moi ; j'y ai assez réussi ; mais quoique vous fassiez et malgré qu'ils vous aiment, ils vous regardent toujours un peu en étranger: vous venez de contrées où ils n'étaient pas nés, et vous ne connaîtrez pas les contrées où ils vont ; comment pourriez vous donc vous comprendre tout à fait? Vous vous gênez l'un l'autre, et vous vous en irritez... Et puis, c'est terrible à dire: l'homme qui est le plus aimé ne doit que le moins possible mettre l'amour des siens à l'épreuve: c'est tenter Dieu. Il ne faut pas trop demander à notre espèce humaine. De bons enfants sont bons ; je n'ai pas trop à me plaindre. Ils sont encore meilleurs quand on n'a pas à recourir à eux. J'en dirais long si je voulais... Enfin, j'ai ma fierté. Je n'aime pas reprendre leur pâtée à ceux à qui je l'ai donnée.
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)

La meilleure façon de défendre sa maison, c'est de défendre celle des autres.
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)

Ainsi, l'on est plus riche , plus on est dépourvu : car l'esprit crée ce qui lui manque: l'arbre touffu que l'on élague monte plus haut. Moins j'ai et plus je suis...
Romain ROLLAND (Colas Breugnon)


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En 1938, Roger Garaudy soumet un manuscrit à l'appréciation du Prix Nobel de Littérature 1915 (décerné en 1916). Voici la réponse de Romain Rolland le 11 mai 1939. Le manuscrit de Roger Garaudy, Le  huitième jour de la création, sera publié en 1945.

Vezelay (Yonne) 14 grand'Rue St Etienne
11 mai 1939

Cher Roger Garaudy

J'ai lu votre lettre avec émotion, avec affection. Je vous remercie, vous et votre
femme, de la confiance que vous me témoignez depuis tant d'années, et que
vous exprimez seulement aujourd'hui. C'est par de telles adhésions de l'âme,
secrètes, muettes, que je me suis senti soutenu, aux heures les plus solitaires
de ma vie.
Je suis heureux que vous repreniez la mission de CHRISTOPHE, qui est de
relier entre elles les grandes forces de vie, saines et sincères. Et cette union
n'est nulle part plus souhaitable qu'entre les forces religieuses de foi et
d'amour agissant, et les forces de foi et d'action sociale. Sur le terrain des faits,
une alliance conditionnelle est aujourd'hui facilement réalisable. Mais vous
voulez davantage, et je le voudrais aussi. Nous voudrions, par une union intime,
la réalisation de l'intégralité de la personne humaine.
C'est le plus haut idéal de l'esprit. Il ne faut pas se désespérer, s'il est difficile
au plus grand nombre d'y atteindre. Ce serait déjà beaucoup, s'ils en
concevaient la vision et le désir. La vie est faite pour aspirer éternellement à
plus d'espace, plus d'éternel. L'étemel n'est jamais fixé, jamais atteint. Il est en
marche. Il est le mouvement même pour y atteindre.
Peut-être, d'ailleurs, minimisez-vous l'obstacle qui sépare les "libres penseurs"
des chrétiens. Celte "fissure pour la grâce", que vous implorez pour vos frères
communistes, dans "leurs âmes cuirassées d'orgueil", - ce n'est pas tant
l'orgueil qui les en défend ! Vous vous trompez. C'est quelquefois l'humilité. Je
le disais précisément, il y a quelques jours, à un jeune abbé qui venait me voir.
Il me parlait de l'humilité, comme l'une des principales vertus de l'esprit. Et je
lui disais : "C'est elle qui m'a interdit la foi". - Et lui : - c'est elle qui m'y a
introduit."
Là est le tragique du malentendu. Là est aussi sa grandeur. Chez les meilleurs
des incroyants, l'ardeur de vie, l'élan, l'action, le dévouement à la tâche, à la
cause, ou au prochain, sont dépouillés de la certitude de l'absolu - de tout
absolu. Ils ne le nient pas. Mais ils ne se croient pas le droit de l'affirmer, n'en
ayant aucune raison sûre. Et ils se bornent à penser selon la raison qui leur est
donnée, tout en sachant sa relativité ; que pourrait leur reprocher un DIEU ?
Ne sont-ils pas de bons serviteurs, loyaux, fidèles, qui font la tâche qui leur est
confiée ? S'ils sont infirmes, un père en veut-il à son fils aveugle ? ce n'est pas
aux autres fils, qui voient ou qui croient voir, de se substituer au père dans ses
jugements. Que chacun croit ou ne croit pas, mais fasse sa tâche,
honnêtement, sincèrement, en s'efforçant de comprendre, en tolérant et en
aidant son prochain ! L'intégralité de l'homme se réalisera en la totalité (des
puissances actives et fécondes) du genre humain. Libre aux meilleurs d'en
façonner en eux l'ébauche !
Je ne lis jamais plus de manuscrits : car je suis vieux, souffrant, chargé de
tâches, dont j'ai à peine le temps d'accomplir le plus urgent. - Mais j'ai lu le
vôtre, et je vous demande la permission de vous en parler, en toute franchise
fraternelle.
L'oeuvre est inégale. Elle est, en certaines parties, chargée de pensée profonde
et pathétique. En d'autres (celles de la fin) elle n'est pas arrivée à son point de
maturité. Sa qualité et son défaut est d'être une Confession, qui ne peut pas
cire complète, et qui sait mal s'objectiver. Selon mon impression, (qui peut
être fausse), il était un peu trop tôt pour l'écrire, vous n'avez pas assez de recul.
11 me semble que les éléments autobiographiques, qui sont le plus vrai et le
meilleur, se mêlent à des éléments d'invention, peut-être faits pour les
dépasser ; et ils ne s'accordent pas bien ensemble. La vie qu'on rêve, à vingt
cinq ans, et dont on s'enchante, s'ajuste souvent assez mal à la vie qu'on a ; et
en dépit de nos préférences, c'est la vie qu'on rêve, qui a tort (au moins en art).
Je l'ai éprouvé, pour mon compte, quand j'écrivais ma première oeuvre, où
j'avais mis toutes mes fièvres : je sentais vrai (je le croyais), j'écrivais faux. Et
j'oscillais entre le mièvre et le brutal.
Je suis surtout frappé par la deuxième partie de votre récit.
C'est le plus solide, le plus viril. Et c'est le noeud de la tragédie de pensée. Vos
hommes me semblent plus vrais et plus vigoureusement peints que vos
femmes, - sans doute parce que celles-ci, vous les aimez - Il y a pourtant
beaucoup de touches excellentes dans la figure de MILAINE.
Un malentendu qui s'élève entre les deux amants greffe sur le problème
principal une autre question, qui est plutôt suggérée que proposée en termes
nets, et qu'il eut peut-être été mieux d'écarter, car elle complique inutilement
la difficulté : c'est l'opposition protestantisme - catholicisme. Elle met l'accent,
dans tout le livre, sur le pur et rigide esprit protestant. Et le livre n'est nulle part
meilleur que quand cet esprit s'exprime dans toute sa pureté, dégagé des
autres effluves : car, dans ceux-ci, il se contraint, - ou se raidit - il n'est jamais
tout à fait à son aise
La conclusion est trop hâtive. L'apaisement - qui doit venir - est obtenu trop
brusquement, par volonté de finir. L'harmonie, "qui est la plus belle quand elle
s'opère entre les dissonances" (vous connaissez la parole d'HERACLITE que
j'aime à citer), ne peut-être le fruit que d'une longue suite d'épreuves et
d'efforts, sanctifiés par un loyal amour, tendre et vaillant. Et c'est pourquoi :
l'histoire du "PREMIER JOUR DE MA VIE" gagnerait à être écrite lorsqu'on en a
parcouru déjà le ou les suivants.
Voici mes premières impressions, - trop rapides - Elles gagneraient à profiter du
conseil que je viens de donner ; - attendre d'avoir relu et médité à loisir.
- Mais je suis pressé par le temps.
Pour l'instant, j'en ai assez vu pour connaître le grand sérieux et la solidité du
fond de votre âme et de votre art. J'ai pleine confiance dans votre avenir.
J'adresse au jeune couple mon affectueuse amitié, et vous prie de me croire,
cher Roger GARAUDY, votre cordialement dévoué.

Romain ROLLAND

Source: Mes témoins, Editions  A contre-nuit, pages 11 à 15, 

VOIR AUSSI: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2012/10/1939-romain-rolland-roger-garaudy.html