03 septembre 2014

Marxisme, foi et politique. Entretien avec Roger Garaudy (1985)



In Concordia. Revista Internacional de Filosofía, n. 9, 1986, p. 43-56.

Vous avez été longtemps considéré comme l'un des principaux
philosophes marxistes français. Quelle serait actuellement votre
position à l'égard du marxisme? Y a-t-il eu une remise en question de
cette philosophie?
Garaudy: Il est exact que j'ai été pendant des années non seulement un
militant du Parti Communiste français mais un théoricien du marxisme:
j'ai dirigé la revue théorique du Parti et le Centre d'Etudes et de
Recherches Marxistes. Mais je ne considère pas qu'il y ait eu une
remise en question du marxisme. Vous remarquerez que dans mon
dernier livre, Biographie du XXème siècle, le chapitre sur le marxisme est

de loin le plus important concernant la philosophie moderne. Je pense
qu'il n'y a pas eu de ma part rupture avec le marxisme, que je ne
considère pas comme une philosophie mais essentiellement comme une
méthodologie de l'initiative historique, c'est-à-dire, à la fois la science
et l'art de dégager les contradictions d'une époque dans un pays pour
découvrir, à partir de l'analyse de ces contradictions, le projet capable
de les surmonter. De ce point de vue le marxisme me paraît parfaitement
actuel, à condition de ne pas répéter les formules de Marx mais
de nous instruire à partir de sa méthode. Je considère par conséquent
le marxisme comme une force vivante, et ceci n'interfère nullement le
problème religieux: quand j'étais un dirigeant du Parti Communiste
français j'étais un des organisateurs du dialogue entre chrétiens et
marxistes; je considérais qu'il n'y avait pas là une contradiction mais
au contraire une complémentarité, le christianisme étant notre manière
d'Occidentaux de nous ancrer dans la famille abrahamique, c'est-à-
dire, dans une foi qui, au-delà de nos petites raisons et de nos petites
morales, considère qu'il y a des valeurs absolues. Aujourd'hui,
comme musulman, je n'ai pas changé le moins du monde cette certitude
que j'avais puisé d'abord dans Kierkegaard en 1943 et que je considère
aujourd'hui comme une condition même de la survie de nos sociétés,
parce qu'une société qui voudrait faire abstraction de la dimension
transcendante de l'homme est vouée à la désintégration: qu'elle se dise
capitaliste -qui est par excellence le matérialisme et l'athéisme ou
qu'elle se dise socialiste -alors qu'elle n'en est qu'une variante, qui
a peu à voir avec le marxisme; Marx disait déjà des interprétations
déterministes de sa doctrine: si c'est cela le marxisme, moi, Karl
Marx, je ne suis pas marxiste.

Cela signifie-t-il que le marxisme est "insuffisant" comme
perspective de sens? Si le marxisme n'est qu'une méthodologie, peut-on
dire qu'il n'apporte aucune réponse à la question du sens?
R.G : S'il est "insuffisant", c'est au même titre que n'importe
quelle science. Aucune science ne nous assigne des fins. Et, ce que je
reproche précisément à la science, au sens occidental du terme, c'est
d'avoir oublié deux dimensions essentielles de la raison: au-delà d'une
science qui recherche des causes, une sagesse qui recherche des fins,
c'est-à-dire, qui ne se pose pas seulement la question du comment,
mais la question du pourquoi, et qui remontant des fins subalternes à
des fins plus hautes, cherche quelle est la fin dernière de notre action.
Or, une telle science et une telle sagesse prennent nécessairement
conscience à la fois de leurs limites et de leurs postulats, et, par conséquent,
le relais d'une telle science est assuré par une révélation, qui
n'est pas du tout une limitation de la raison, mais qui est, au contraire,
une raison sans frontières, c'est-à-dire, une raison consciente de
ses postulats.

Lorsque vous parlez du marxisme comme d'une méthode, et
que vous ajoutez ensuite qu'il est une science, n'y a-t-il pas une
confusion entre deux choses très différentes?
Le marxisme est une méthode scientifique qui nous permet,
lorsqu'il s'agit de l'homme aliéné, d'établir des lois qui portent sur le
passé. Mais ce qui caractérise l'homme, c'est précisément qu'il est
toujours devant un éventail de possibles; il est responsable de son
propre avenir, de sa propre histoire. Marx disait fort bien, dans L'idéologie,
allemande: l'homme fait sa propre histoire. Mais il ne la fait pas
dans des conditions arbitraires, mais dans des conditions structurées
par le passé. Et je retrouve dans le Coran une idée tout à fait semblable:
l'homme est le seul être vivant qui puisse désobéir à la loi de
Dieu. Lorsqu'une pierre tombe, lorsqu'un arbre pousse, lorsqu'un animal
obéit à son instinct, il y a obéissance à la loi de Dieu; l'homme seul a
ce privilège redoutable de pouvoir désobéir, et c'est ce qui le rend
responsable de sa propre histoire. L'homme trouve dans la Révélation
-que ce soit la Torah juive, l'Evangile chrétien ou le Coran- la guidance,
le but, mais il a la pleine responsabilité de découvrir les moyens,
et de ce point de vue le marxisme est une des méthodes les plus efficaces
des sciences sociales.

Le marxisme n'est-il pas beaucoup plus qu'une simple méthode,
dans la mesure où la science implique la systématisation d'un
ensemble d'affirmations concernant des phénomènes qui se produisent
dans des secteurs très concrets de la réalité?
Non, une science est le contraire d'un système. Une science
est essentiellement une méthode, qui a conscience -lorsqu'elle est une
véritable science- de ses limites et de ses postulats, c'est-à-dire, la
conscience de ne pas nous assigner des fins. La question que j'ai
entendue à la télévision française il y a six mois: est-ce que l'ordinateur
peut remplacer l'homme? est le type de la question absurde. Sans
aucun doute, l'ordinateur nous aide à répondre à nos questions, mais
l'homme seul pose des questions. La science nous donne des moyens
et, à ce titre, je crois que le marxisme nous donne des moyens beaucoup
plus que toute autre forme d'économie politique. Mais il ne nous
donne pas des fins. Le problème est d'assigner des fins aux méthodes
et à la science qui nous donnent des moyens.

Dans quelle mesure peut-on dire que le marxisme ne nous
assigne pas des fins? La libération de l'homme de l'aliénation n'est 
elle pas une fin?
Oui, je crois que cela est un aspect qui me paraît fondamental.
Aujourd'hui, comme musulman, lorsque j'entends parler des
formes du riba, c'est-à-dire, du profit sans travail, je ne trouve de
meilleure analyse des formes modernes du riba que dans le premier
chapitre du Capital de Marx et dans les écrits sur l'aliénation de 1844.
Nous avons là la partie vivante du marxisme. Pour le reste, Marx, qui
était un homme qui avait un esprit scientifique, montrait, au même
moment où il établissait dans le Capital les lois de la valeur et de la
plus-value, à partir de quel moment historique cesserait d'être valable
telle loi; c'est un exemple d'humilité que malheureusement ses disciples
n'ont pas suivi.

Vous reconnaissez alors que le marxisme assigne des fins?
Non, je dis simplement qu'il nous donne des moyens pour
surmonter ces aliénations. Mais Marx n'a jamais prétendu donner une
fin dernière à l'homme. La libération de l'aliénation n'est pas un but, ;
mais un moyen. Si on est prisonnier, sortir de la prison est un moyen,
et une fois que l'on sera dehors il faudra trouver des fins. Marx nous 
a appris comment nous pouvons sortir de la prison. La liberté commence
à partir de la limitation du temps de travail, ce qui montre très
bien que, chez Marx, la liberté est conçue sous son aspect négatif:
comme rupture de nos chaînes. Mais le problème commence lorsqu'on
se demande: et après cela, qu'est-ce qu'on va faire de sa liberté? La
définition du socialisme que Marx nous donne ne porte pas seulement
sur les moyens -la socialisation des moyens de production, par exemple,
mais aussi sur le possible: dans l'Idéologie allemande, le socialisme
est défini comme un régime qui donne à chaque entant qui porte
en lui le génie de Mozart ou de Raphaël la possibilité de devenir 
Mozart ou Raphaël. Marx voulait donner des possibilités à l'homme,
mais il n'a jamais abordé le problème des fins dernières. C'est pourquoi
je n'ai jamais vu de contradiction entre le marxisme et le 
christianisme, et pas davantage entre le marxisme et l'Islam.

Comment concevez-vous aujourd'hui la légitimation d'une
pratique politique libératrice?
C'est là qu'il y a je ne dis pas une rupture avec Marx -
parce que Marx était un homme qui avait le sens de l'histoire-, mais
une nouveauté par rapport à Marx. Je crois que le problème ne se
pose plus aujourd'hui comme il se posait au temps de Marx. Marx a
fait une analyse remarquable des freins que le capitalisme anglais dans
la deuxième moitié du XlXème siècle mettait au développement humain;
pour lui, une révolution consistait à rompre les obstacles que les rapports
de production mettaient au développement des forces productives.
Je crois, et cela s'est manifesté avec éclat dans le mouvement de mai
1968, que ce problème n'est plus aujourd'hui le nôtre. D'abord parce
que le capitalisme n'a pas représenté un frein au développement des
forces productives -comme on pouvait le croire au temps de Marx mais
avec des crises, des soubresauts et des convulsions il a permis un
très grand développement des forces productives. En mai 68 pour la
première fois -et il y a eu là une nouveauté par rapport même à
Marx- notre jeunesse s'est aperçu que le capitalisme est plus dangereux
par ses succès que par ses échecs, et elle a mis en cause un modèle
de croissance et un modèle de culture. Elle a critiqué un modèle de
croissance -comme l'ont fait également avec force les révolutions chinoise
et iranienne- qui consiste essentiellement à produire de plus en
plus et de plus en plus vite n'importe quoi -l'utile, l'inutile, le nuisible,
voire le mortel-. C'est ce système de croissance qui prive la vie
humaine de son sens, comme l'ont vu des gens comme Sartre -car telle
qu'elle se déploie dans ce systèrne la vie est une passion inutile-,
comme Jacques Monod -qui ne voit l'histoire que comme un enchevêtrement
de hasard et de nécessité- ou comme Camus -qui décrivait la
radicale absurdité du monde-. Le problème essentiel qui a été posé en
1968, de manière souvent chaotique et utopique, était de concevoir un
autre système de développement, qui ne se limite pas à la croissance
économique, et aussi de concevoir une autre conception de la culture,
basée sur une réflexion sur les fins. Il est frappant de voir que ce
 sont précisément les sociétés les plus riches où se trouve le plus grand
 nombre de suicides d'adolescents -le record est aux Etats-Unis et en
 Suède; dans les pays les plus riches, on ne meurt pas par manque de
moyens, comme dans les pays du tiers monde, mais par absence de
 fins. Je crois que nous avons là le problème nouveau qui nous est posé:
celui de retrouver un sens et des fins. Depuis la renaissance -
c'est-à-dire, depuis la naissance simultanée du capitalisme et du
socialisme-, l'homme a cessé de poser le problème des fins.

L'action politique libératrice se fonde donc sur la foi?
Pas sur la foi, mais sur une nouvelle conception de la culture.
Je ne crois pas qu'il puisse y avoir un ordre économique et
politique nouveau sans un ordre culturel nouveau, c'est-à-dire, sans une
véritable réflexion sur les fins. Dans la société technicienne, on demande
seulement: comment aller sur la lune? Comment on peut faire
une bombe atomique? On ne se pose jamais la question: pourquoi
faut-il aller sur la lune? Il y a peut-être des urgences plus grandes. La
science et la technique sont sans doute une des plus grandes conquêtes
de l'homme, à condition de leur assigner des fins et de leur permettre
de servir non pas à la destruction ou à l'asservissement de l'homme,
mais au contraire à son épanouissement.

A partir de quoi peut-on assigner ces fins?
Je crois que cela ne relève pas de la science. Je pense que
les fins dernières de l'homme ne peuvent pas être démontrées rationnellement;
je ne crois pas qu'il y ait une démonstration de l'existence
de Dieu. J'ai toujours éprouvé un malaise devant les preuves de
l'existence de Dieu de Saint Thomas d'Aquin et de quelques autres,
parce que si l'on pouvait le prouver, on ferait de Dieu un objet comme
les autres. Dieu échappe,, par définition même, à la fois à nos sens et
à nos concepts; par conséquent, la foi ne peut être qu'un postulat. Or,
postulat n'est pas synonyme d'arbitraire. Le postulat d'Euclide n'est
pas quelque chose d'arbitraire; si je veux construire une table, il faut
que j'utilise le postulat d'Euclide. Par contre, si je travaille à une
autre échelle il faut que j'utilise d'autres postulats et, à chaque fois,
le postulat n'est pas démontrable, mais il est la condition nécessaire
d'une action cohérente. La foi a pour moi le caractère du postulat; elle
est ce qui n'est pas démontrable mais qui est nécessaire pour donner
un sens à mon action. Etre dans la foi, c'est dire: le monde a un 
sens et je suis responsable de la réalisation de ce sens.

Le problème est de savoir si la technique et la science
sont simplement des moyens, ou si elles sont des réalités si
"englobantes" qu'elles ne laissent pas de marge pour poser la question 
du sens.
Lorsque la science a cette prétention, je dis franchement
qu'il s'agit d'un dogmatisme totalitaire. Ce n'est plus de la science,
mais du scientisme; ce n'est plus de la technique, mais de la technocratie.
Je dirais que la raison d'être de tout ce que je fais aujourd'hui,
c'est précisément de combattre cette insuffisance. L'homme est
trop grand pour se suffire à lui-même.

Pour faire cette critique de la science et de la technique,
n'est-il pas nécessaire de conserver toujours un fondement rationnel,
afin de maintenir ouverte la possibilité du dialogue?
Mais il n'est pas question de sombrer dans l'irrationnel. Il
n'y a rien de plus rationnel que d'analyser les conséquences. Nous allons
vers un suicide planétaire. Une science qui n'a pas su s'assigner
des fins nous a donné les moyens de détruire le monde; Hiroshima nous
a permis de détruire soixante-dix mille personnes en un instant. Aujourd'hui,
nous avons l'équivalent d'un million de bombes d'Hiroshima,
de quoi détruire soixante-dix milliards d'êtres humains: voilà où mène
une science qui a perdu le sens de ses fins. Il n'y a rien de plus rationnel
que cette analyse. Quand je constate que les frigorifiques d'Europe
regorgent de viande et de beurre et que quatre-vingts millions
d'êtres humains dans le tiers monde meurent de faim, il n'y a rien de
plus rationnel que de constater que cette science nous a conduits à la
pire irrationalité, à la gestion la plus désastreuse de la planète qu'on
puisse imaginer.

La critique de la science serait par conséquent un dévoilement
de l'irrationalité de la rationalité scientifique?
Absolument. Cette raison-là a conduit à la pire des déraisons,
c'est-à-dire, à la possibilité d'une guerre atomique et à la mise
en place d'un système qui conduit à affamer une partie du monde en
rendant l'autre de plus en plus riche.

La vraie rationalité, celle qui critique l'irrationalité de
cette rationalité de mort, a donc une exigence éthique?
Absolument. Ce que j'appelle l'irrationalité de la science est
le refus de réfléchir sur les fins, c'est-à-dire, séparer la science de la
sagesse, la recherche des causes de la recherche des fins.

Peut-on dire que, pour vous, la raison a toujours une sorte
d'hypothèque éthique?
La raison dite scientifique aujourd'hui est une raison infirme.
mutilée. Une raison plénière est celle qui s'exerce à la fois dans la
recherche des causes et dans la recherche des fins, c'est-à-dire, dans
la sagesse. Une science séparée de la sagesse est une fausse science.

La vision des fins serait dès lors la vision éthique.
Oui, la vision des fins contient toutes les dimensions. Une
raison plénière contre une raison mutilée.

Vous avez dit que la philosophie occidentale est une philosophie
de la sécession et de la suffisance. Or, en même temps vous
faites état de deux versants: le versant "ascendant" -Nietzsche, Marx,
Husserl, etc- et le versant "descendant" -le pragmatisme, le positivisme,
le scientisme, etc-. N'y a-t-il pas un risque de réduction, dans
cette interprétation de la philosophie occidentale, dans la mesure où
l'on peut trouver dans cette philosophie des penseurs qui "traquent" la
suffisance -pour employer votre expression-? Je pense en particulier à
Blondel, que vous citez souvent dans votre Biographie du XXè siècle.
C'est un jugement seulement global. Je constate d'abord que
cette philosophie est complètement coupée de la vie; la philosophie ne
joue actuellement aucun tôle dans l'organisation des sociétés. Je ne nie
pas du tout qu'il y ait eu des efforts remarquables -Nietzsche, Marx,
Husserl même- qui ont essayé de poser le problème des fins, mais il
faut bien dire qu'ils ont parlé dans le désert. Aucune politique, aucune
action sociale au monde ne s'inspirent de telles philosophies. Ce qui a
triomphé, c'est le positivisme, le scientisme et la technocratie, et
c'est cela même qui caractérise les sociétés occidentales. Ceci dit, ces
formes de pensée n'ont fait que décrire le monde; elles n'ont pas
contribué du tout à le changer. Quant aux autres, on ne les a pas écoutés.
J'ai montré comment Blondel a été étouffé par une coalition
d'une Eglise dogmatique et de l'athéisme positiviste; Nietzsche, on l'a
fait passer pour fou, et ainsi de suite.

Mais est-ce qu'on peut juger la philosophie occidentale par
les vainqueurs uniquement?
Je veux dire que c'est une certaine forme de vie, de vie
mutilée, qui l'a emporté sur toutes ces spéculations philosophiques. Or,
cela ne s'est produit qu'en Occident. Qui s'intéresse aujourd'hui à ce
que dit le professeur de philosophie, sinon les élèves qui sont obligés
de passer un examen ou ceux qui veulent devenir professeurs de philosophie?
Et ce que je critique dons mon livre, c'est cette philosophie de
professeurs de philosophie, qui n'est faite que pour eux; c'est un petit
jeu, que l'on peut jouer entre soi, entre gens bien élevés dans le cinquième
arrondissement, mais qui n'a aucune espèce d'engrenage sur la
réalité. Moi, je me suis aperçu, malheureusement très tard -je devais
avoir quarante-cinq ans-, qu'ayant passé tous les examens possibles en
philosophie, j'ignorais tout de la philosophie chinoise, islamique, indienne,
de la spiritualité africaine ou amérindienne. J'ignorais tout, sauf la
pensée de l'Occident. Cette découverte a été pour moi une révolte,
qui a été déterminante pour le reste de ma vie, d'autant plus que cette
façon de nous limiter à l'Occident -on n'a qu'à regarder les programmes
de l'agrégation de philosophie- nous enferme en nous-mêmes
et nous enchaîne à une philosophie qui n'est plus une manière de vivre
-comme partout ailleurs dans le monde- mais seulement une manière
de penser.

La philosophie de Blondel n'est-elle pas aussi une manière
de vivre?
C'est pour cela qu'on l'a étouffé aussitôt. Personne aujourd'hui
ne parle de Blondel. Ce versant de la philosophie occidentale ne
joue plus aucun rôle, exactement comme le christianisme. Quel rôle
joue le christianisme dans l'organisation des rapports sociaux? Aucun.
Il nourrit des vies intérieures admirables, des chrétiens individuels qui
font de leur personne vraiment un réceptacle de l'enseignement du
Christ, mais ceci ne joue aucun rôle dans la vie politique.

Vous êtes sans doute au courant de l'expérience des communautés
ecclésiales de base en Amérique Latine?
Oui, c'est un des rares cas où l'on essaye de faire quelque
chose qui est combattu même par l'Eglise officielle; on sait comment
Jean-Paul II traite les théologies de la libération. Et c'est pourtant un
exemple incontestable d'une renaissance du christianisme -ou plutôt
d'une naissance du christianisme- comme moteur d'une vie sociale.
C'est pourquoi j'ai tant d'admiration pour les théologies de la libération,
et je souhaiterais -je le dis en passant- qu'il y ait en Islam des
théologies de la libération.

Mais l'existence même de ces communautés de base qui
ont actuellement un rôle très actif dans les luttes sociales en Amérique
Latine, ne remet-elle pas en question votre interprétation du christianisme
comme une foi qui n'a pas pu répondre à la dimension communautaire
de l'homme?
Je n'accuse pas le christianisme, je constate seulement que
ce christianisme, qui est la plus extraordinaire brèche créée dans l'histoire
humaine, ne s'est jamais réalisé au cours de l'histoire dans une
société chrétienne. Nous avons vu des constantinismes, des théocraties,
des saintes alliances, des inquisitions, des croisades, des doctrines
sociales de l'Eglise, et lorsqu'il y a un effort pour incarner le christianisme
dans la vie politique, comme dans les communautés de base
dont vous parlez, tout le monde s'acharne contre lui.

Y a-t-il eu des incarnations historiques de l'Islam?
Non, j'ai dit plusieurs fois qu'il n'y a aucune société islamique.
L'Islam n'existe que dans un livre et dans le coeur de millions
d'hommes, exactement comme le christianisme n'existe que dans un livre
et dans le coeur de millions d'hommes...

...et dans les communautés de base...
Oui, mais ces communautés de base sont en opposition
avec...; elles n'ont jamais été une société dominante. Il n'y a jamais
eu une société chrétienne, pas plus qu'il n'y a jamais eu de société islamique
depuis la petite communauté de Médine.

Pour revenir à votre dernier livre, j'ai été un peu surpris
de voir que vous consacrez seulement neuf pages, sur un total de presque
quatre-cents, pour définir le rôle que peut jouer la philosophie
occidentale actuellement dans le monde; il s'agit, selon vous, d'un rôle
essentiellement critique. Mais alors, il serait difficile de considérer la
philosophie occidentale comme morte.
J'essaye, dans les dernières pages, de voir ce que l'on peut
carder de la philosophie occidentale, et il m'a semblé que sa partie la
plus vivante est la critique, c'est-à-dire, la prise de conscience, qui
commence surtout avec Kant, que tout ce que je dis de l'homme, de
la nature, de l'histoire ou de Dieu, c'est un homme qui le dit, un être
relatif. Cela est, à mon avis, la grande tradition que nous devons garder;
elle va de Kant â Husserl, à Marx, à Nietzsche -à tous ceux qui
ont fait une critique vraiment fondamentale-. Mais cela n'est que la
philosophie occidentale, qui a toujours été une réflexion sur la possibilité
de la connaissance et, très rarement -comme dans le cas de Blondel
et d'autres philosophies marginalisées- une réflexion sur les fins.

Quand vous parlez de la sécession de l'Occident, j'ai
l'impression que vous concevez la critique de la suffisance comme une
critique "extérieure", s'enracinant dans d'autres types de sagesse. N'y
a-t-il pas là un risque d'impossibilité de communication avec les occidentaux?
Les deux tiers de mon livre sont consacrés à cette critique
interne, et je ne pense pas qu'on puisse dire que je la sous-estime.
Mais, à mon avis, cette critique a une double limite. D'abord, nous venons
de le dire, cette critique n'engrène pas sur la vie -et par conséquent
ce n'est pas une critique de cette philosophie qui la remettra
sur les rails-; il faut montrer qu'il y a autre chose qui intéresse les
millions de gens et non pas seulement les professeurs de philosophie.
Et, deuxièmement, tout ce qu'il y a de vivant dans cette philosophie a
été systématiquement ou marginalisé ou déformé. Dans mon livre
j'oppose précisément la philosophie de l'action de Blondel à une soi disant
philosophie de l'action qui est le pragmatisme et qui en est le
contraire; j'oppose le marxisme de Marx à la déformation qui a été
faite en Union Soviétique. Or, je constate que tout le versant vivant a
été systématiquement détruit en Occident.

Il est donc devenu irrécupérable?
Si, je donne une place énorme à Blondel et à la philosophie
chrétienne qui se rattache à sa lignée, à Marx -contre les soi-disant
marxistes-, à la conception nietzschéenne du monde, qui est une remise
en question radicale des valeurs, à la conception critique de Kant et à
Husserl. Mais même si nous redonnons vie à tout cela, nous ne toucherons
pas beaucoup les gens, parce qu'ils s'en fichent. L'immense majorité
est dominée par le pragmatisme américain, même si l'on en ignore
le nom. La pratique dominante s'inspire beaucoup plus de cela que de
Blondel. C'est pourquoi la récupération ne me paraît pas avoir ici une
importance énorme; ce qui me paraît le plus important, c'est de dire
aux Occidentaux: il faut en finir avec le préjugé selon lequel l'Occident
aurait pour mission de civiliser le monde. Il faudra apprendre à
écouter les autres. C'est ce que j'ai essayé de faire, par exemple,
dans Comment l'homme devint humain, qui est une sorte de contre-histoire!
montrant que dans l'hominisation de l'homme la part de
l'Occident n'est ni unique ni la première, et que les autres civilisations
ont apporté beaucoup plus pour humaniser l'homme que l'Occident lui-même.

Il s'agit aussi de savoir si l'Occident a un héritage qui
peut-être n'est pas vivant chez ses intellectuels, comme les philosophes
d'aujourd'hui, mais qui est vivant dans le peuple. Il y a une tradition
populaire. En Amérique Latine, par exemple, la philosophie de la libération
s'est développée sur la base de la tradition populaire. Voyezvous
en Occident la possibilité d'une tradition populaire, d'une tradition
de sagesse?
Beaucoup moins, parce qu'en Occident malheureusement il
n'y a pas beaucoup de différence entre les goûts et les orientations de
la bourgeoisie et celles du peuple; la bourgeoisie a un pouvoir de
manipulation extraordinaire; aujourd'hui avec les média et surtout avec
la télévision -qui est le meilleur moyen de décerveler le peuple, il
y a une telle pression que même ces communautés de base ne sont
peut-être pas possibles chez nous.

Vous pensez que le projet historique de l'Occident est déterminé
par le projet de la bourgeoisie?
Malheureusement, oui. Depuis la Renaissance, ce projet a
triomphé partout. Et en Amérique Latine, à travers les Etats-Unis et
les armées latino-américaines qui ne sont que des relais des Etats-
Unis contre leurs propres peuples, le modèle occidental est impitoyablement
imposé. Helder Camara m'a raconté comment ses prêtres ont
été arrêtés et torturés.

Mais, en même temps, on a une histoire de résistance, et
cela est très important en vue de la re-définition de la fonction de la
philosophie.
Je ne crois pas que ce soit la philosophie qui ait déterminé
la résistance en Amérique Latine, mais la foi.

Je parlais d'une redéfinition de la fonction de la philosophie
à partir de cette histoire de la résistance.
Là, je vous dirais franchement que la philosophie n'a aucune
fonction sociale actuelle. Ce qui meut les peuples, c'est la foi.

Sur quelle base vous parlez alors du rôle critique de la
philosophie aujourd'hui?
La philosophie peut nous permettre de ne pas absolutiser
même cette résistance. Comme disait magnifiquement Brecht, il faut
changer le monde et puis il faudra changer ce monde changé, et ne
pas avoir l'illusion qu'on peut s'installer dans une révolution. Cela est
le seul rôle qu'elle peut jouer, et encore ce n'est pas le rôle des philosophes;
c'est la fonction critique elle-même. C'est quelque chose de
très simple, on n'a pas besoin de Kant pour dire que tout ce que je
dis, c'est un homme qui le dit, et que par conséquent je ne suis pas
un fonctionnaire de l'absolu. Si je suis persuadé que je détiens une
vérité absolue, définitive et achevée, si vous n'êtes pas d'accord avec
moi vous êtes ou bien un malade -et il faut alors vous envoyer à l'asile
psychiatrique- ou bien un malfaisant -et il faut vous pendre.

Oui, mais quand vous parlez de la philosophie, on pourrait
aussi comprendre cela comme une réminiscence d'une position léniniste
de la vision de l'intellectuel comme moteur et animateur de la conscience
du peuple. Lorsque je parlais de la résistance comme le fond à
partir duquel on peut redéfinir la fonction de la philosophie, j'entendais
par là le dialogue du philosophe avec le peuple. A travers ce dialogue,
la philosophie devient une activité collective et non plus l'activité
d'un sujet isolé.
Mais cela, ce n'est plus de la philosophie. L'activité collective
est une affaire de foi, et c'est pour cela que des gens comme
Helder Camara ont beaucoup plus d'importance que n'importe quel philosophe.
Mais la philosophie au sens occidental, c'est-à-dire, technique
du terme, est devenue une activité desséchée complètement en dehors
de la vie.

Et la philosophie marxiste ?
La philosophie marxiste, si elle était marxiste, ce serait très
bien, mais il y a longtemps qu'elle a cessé de l'être. Elle est devenue
une sorte de religion d'Etat.

La philosophie marxiste n'est-elle pas présente, de façon
vivante, dans beaucoup de pratiques libératrices qui se réalisent dans le
tiers monde? Au Nicaragua, par exemple?
Je crois que cette philosophie a eu une fois dans sa vie une
influence en dehors de l'Europe. C'était en Chine, parce que le
marxisme y est devenu chinois. Quelles que soient les réserves qu'on
peut faire sur son oeuvre, Mao a eu le génie de s'apercevoir que le
marxisme ne rentrerait en Chine que s'il devenait chinois. Et il a pensé
la dialectique non pas seulement à travers Hegel mais à travers le
taoïsme, le socialisme non pas seulement à travers Saint Simon et
Fourier mais à travers les grandes révoltes paysannes qui ont parsemé
l'histoire chinoise, et il a remplacé l'économisme à l'anglaise par de
volontarisme confucéen. Mais ailleurs, quel rôle joue le marxisme en
Afrique? Il n'a aucune racine dans ce continent. Il est tellement
l'aboutissement de toute la pensée européenne, que lorsqu'il a voulu se
transporter ailleurs il ne s'est pas enraciné. Aujourd'hui, les théologies
de la libération ont plus d'importance en Amérique Latine que le
marxisme.

Mais il y a aussi un phénomène d'inculturation du marxisme
en Amérique Latine; vous citez vous-même dans votre livre le nom de
Mariâtegui.
Oui, il y a eu là un effort pour enraciner le marxisme non
seulement dans la tradition d'Amérique Latine, mais dans la tradition
indienne; c'est un peu ce que Mao a fait pour la Chine. Mais malheureusement
le travail de Mariâtegui n'a pas été développé.

Il faut dire que le marxisme a toujours été en Amérique
Latine un phénomène peu populaire.
Et je crois qu'une désaffection pour les partis communistes;
malheureusement, le marxisme n'a pas été remplacé par une autre
doctrine. Ceux qui ont quitté le marxisme ont en général sombré dans
le désespoir.

Pour revenir â la question du dialogue entre l'Orient et
l'Occident, j'aimerais obtenir une précision sur une affirmation de
votre dernier livre. Vous dites qu'un vrai dialogue se réalise là où
chaque interlocuteur a conscience qu'il a quelque chose à apprendre de
l'autre; à partir de là, comment peut-on comprendre cette affirmation
selon laquelle l'Islam est la religion, ou celle selon laquelle l'Islam est
la seule foi capable de mobiliser les multitudes? Dans quelle mesure
peut-on concevoir la possibilité d'un dialogue à partir d'un tel point de
départ?
Ce point de départ est le plus oecuménique qui soit. Quand
je dis que l'Islam est la religion, Islam ne signifie pas les formes de
foi qui se sont développées après le message de Mohammed. Islam
signifie soumission à Dieu. C'est vrai de la religion juive, c'est vrai de
la religion chrétienne. C'est depuis le moment où Dieu a insufflé eh
l'homme son esprit -comme il est dit dans le Coran- qu'existe l'Islam, i
L'Islam n'est pas une religion qui est née au Vllème siècle avec Mohammed,
qui répète lui-même ce que Dieu lui a dit de répéter: je ne suis
pas un innovateur parmi les prophètes. Il vient confirmer, corriger
lorsqu'il y a eu des déformations, compléter une révélation qui a été
celle de tous les prophètes. Par conséquent, j'entends par Islam non
pas ce qu'on appelle aujourd'hui les musulmans, mais tous ceux qui
pratiquent la soumission à Dieu. Et c'est vrai non seulement de la
tradition des gens du Livre -juifs, chrétiens et musulmans-, mais c'est
vrai de toutes les autres religions. Il est dit aussi dans le Coran: il y
a des prophètes dont je t'ai parlé et des prophètes dont je ne t'ai pas
parlé; on ne dit rien, par exemple, sur l'Inde, où il y a eu des prophètes
qui sont à l'origine des Védas, des Upanishads, du Baghavad-Gîta.

L'essentiel est de savoir si cette soumission à Dieu est
individuelle ou collective, car si elle est individuelle, il est difficile de
comprendre son importance pour le changement de la société.
Au contraire, le changement social suppose précisément ce
changement individuel. Dans le Coran -et je m'excuse de le citer une
nouvelle fois- il est dit: Dieu ne change jamais une société si les
hommes qui la composent ne changent pas ce qui est en eux. Parce
qu'l y a beaucoup de révolutionnaires qui veulent tout changer, sauf
eux-mêmes. La grande force de la théologie de la libération est, à
mon avis, qu'elle lie la piété personnelle avec l'action sociale. C'est la
première fois que cela se produit dans l'histoire de l'Eglise, et il me
semble que c'est quelque chose de prodigieux.

Vous dites que l'Islam est venu compléter les autres religions.
Non, ce n'est pas l'Islam, c'est le Prophète. A l'époque de
Jésus, la formule "rendons à César ce qui est à César et à Dieu ce
qui est à Dieu" était la plus subversive qu'on puisse employer. En face
de l'Empereur romain -qui était dieu- se présente quelqu'un qui se
permet de lui enlever une part de son pouvoir; cela méritait la mort,
ce n'est pas une erreur judiciaire qui a fait condamner Jésus. Mais
chez ses disciples, et surtout à partir du constantinisme, cette formule
a été interprétée dans un sens purement conservateur: laissez César
agir de son côté, puis nous, nous, garderons notre petit dieu à l'intérieur
de nous. A partir de là, la religion devient vraiment l'opium du
peuple. Le principe de l'enseignement de Mohammed était, au contraire,
que cette foi doit régir toutes les dimensions de la vie. Ce principe
a pu être mal interprété, mais cela est autre chose; ce qui me
paraît fondamental, c'est le principe que la foi régit toutes les relations
humaines. L'idée fondamentale est très simple: Dieu voit tout, ce
qui fait que, dans une transaction commerciale, je peux tromper mon
partenaire, mais je ne peux pas tromper Dieu. Dès lors, si je me
comporte en soumis à Dieu, je dois obéir comme si l'autre me voyait
aussi bien que Dieu. Il n'y a donc pas de domaine réservé à César.

Le problème qui se pose alors est celui des médiations. Ce
que vous dites est clair, en effet, pour le croyant: il ne peut pas
tromper Dieu. Mais, pour le non-croyant?
Notez qu'il y a, parmi les non-croyants, beaucoup qui se disent
non-croyants et qui sont des croyants; je-—pense, par exemple, à
des communistes athées avec qui j'ai été en captivité.

C'est vrai, mais pour l'organisation de la société il faut
des médiations. Et je ne crois pas que la médiation de la foi soit
appropriée, parce qu'il y a beaucoup de peuples qui ne sont pas
croyants. Pour vous, l'évidence est qu'il faut se soumettre à Dieu;
mais cela n'est pas du tout évident pour tout le monde.
Mais dans la mesure où il existerait au monde des hommes
de foi -qu'ils soient chrétiens, juifs ou musulmans-, cela se répandrait
comme une traînée de poudre. Lors de mon expérience de captivité
en Afrique, j'ai rencontré des hommes, qu'on définit comme « animistes »,
d'une qualité humaine extraordinaire. Qu'est-ce que ça peut me
faire que cet homme me parle de fétiches, à partir du moment où sa
vie est dominée par un tel respect de l'autre et une telle communauté?

Cela est vrai dans le cadre d'une petite communauté.
Mais dans le cadre d'une société mondiale?
Si les chrétiens vivent en chrétiens, les musulmans en musulmans
et les juifs en juifs, cela fera déjà la majorité de l'humanité.
Par conséquent, c'est au niveau des hommes que cela doit changer.
Sinon, la médiation dont vous pariez va être la trique: si je veux imposer
à des gens qui n'ont pas la foi les formes de ma foi, je n'ai
plus qu'à employer la répression.

Il n'est pas évident qu'il y ait changement du monde du
fait de la simple privatisation de la foi.
Cette foi non-privatisée, vous l'avez vue faire quelque chose
de convenable? Moi, je ne- l'ai vue faire que des bêtises: saintes alliances,
inquisitions, etc. La religion institutionnalisée, c'est l'évêque qui, à
l'époque du colonialisme, venait donner le baptême de la liberté au
bateau d'esclaves qui partait pour l'Amérique.

Mais cette expression de la religion institutionnalisée n'est
pas la seule possible; nous évoquions tout à l'heure l'expérience des
communautés de base.
Les communautés de base sont un ensemble de gens qui ont
une véritable foi personnelle, sans laquelle nulle communauté n'est
possible.

Mats c'est une foi qui a d'emblée une dimension sociale...
Oui, mais cette révolution doit commencer dans chacun. Ce
qui fait la force de ces communautés de base, c'est précisément que
chacun se considère personnellement responsable de l'autre. C'est là
que commence la foi. En dehors de cela, il n'y a que la répression. Je
suis contre toute Eglise; malheureusement en Islam, qui en principe est
contraire à l'idée d'Eglise, il s'en constitue souvent une. Une Eglise a
toujours été une catastrophe; le Christ n'a jamais fait une Eglise. Et
il n'était pas un philosophe, lui non plus. Chaque fois que Dieu envoie
au monde un messager, il ne choisit jamais un philosophe ou un docteur
de la Loi: il envoie un berger comme Moïse, un ouvrier charpentier
comme Jésus ou un petit commerçant illetré comme Mohammed.

Vous disiez que vous regrettez qu'il n'y ait pas de théologie
de la libération en Islam. Quelle serait selon vous la raison de
cette absence?
Tout simplement, le fait qu'il n'y a pas de théologiens en Islam,
malheureusement. On a développé la jurisprudence, mais très peu
la philosophie; on ne mettait rien d'intermédiaire entre l'enseignement
de la foi et la jurisprudence, il n'y avait pas de rationalisation de la
foi. En un sens, c'était bien; j'aime mieux cela que Saint Thomas d'Aquin,
Averroes et Maîmonide, qui ont été la catastrophe des trois religions
révélées, dans la mesure où l'on a mis la philosophie grecque au
milieu. Et la philosophie grecque est comme le rayon de la mort: là où
elle passe, la foi ne repousse plus.

N'y a-t-il pas aussi, dans la pensée grecque -et comme dit
le père Chenu dans l'introduction de votre livre- une densité humaine
tout à fait remarquable?
J'admire beaucoup le père Chenu, mais j'avoue que son
admiration pour Aristote, pour le droit romain et pour Saint Thomas
d'Aquin m'est toujours restée étrangère. Il y a une densité humaine
dans la tragédie grecque, tout au moins chez Eschyle et Sophocle,
mais c'est surtout dans ce qu'on appelle les présocratiques. Or, les
présocratiques ne sont pas des Grecs; ce sont des gens qui sont
imprégnés de philosophie orientale. Qu'il s'agisse d'Heraclite, de Thaïes
de Milet, d'Anaximène et d'Anaximandre, ce sont tous des gens qui vivent
dans une satrapie de la Perse, c'est-à-dire, qui sont au contact
des philosophies hindoue et persane.

Il y a une autre question sur laquelle nous souhaiterions
vous interroger: votre critique de la démocratie occidentale. Vous dites
que la participation du peuple au pouvoir devient une fiction par la
puissance de manipulation des média, et vous définissez cette démocratie
comme une démocratie de la jungle. Pourriez-vous développer un
peu plus votre conception d'une démocratie alternative? S'agit-il d'une
"démocratie directe"? De la Schura?
Le terme Schura est très mal défini dans* le Coran; il exclut
simplement l'idée d'une monarchie absolue, ainsi que l'idée d'une
démocratie qui serait une simple addition de bulletins de vote. La
Schura est une consultation des hommes de foi; dès qu'il n'y a plus
cette foi, il ne reste que la jungle des appétits concurrents, au niveau
des individus ou au niveau des groupes. A notre époque, cette situation
s'est beaucoup aggravée par la manipulation de l'opinion. En 1848,
quand on voulait prendre le pouvoir on prenait l'Hôtel de Ville; c'est
une idée qui ne viendrait aujourd'hui à personne, car, à notre époque,
c'est de la télévision qu'il faut s'emparer. Si on a la télévision, on a
le pouvoir. La télévision est devenue l'instrument le plus terrible de
destruction de la démocratie, avec les journaux, le cinéma, l'édition...
A partir du moment où tout ceci est dans les mains de l'argent, il ne
peut plus y avoir de démocratie. Qu'est-ce qu'un "fait", pour les journalistes?
Si vous aimez votre femme, ce n'est pas un fait, cela n'intéresse
personne. Si vous la tuez, vous avez droit à trois lignes. Si
vous la coupez en morceaux, vous avez droit à une colonne. Si vous la
mangez -comme cela est arrivé il n'y a pas longtemps-, vous avez
droit à une page pendant trois semaines. Voilà donc ce qu'est un fait
journalistique. Le changement radical, ce serait que le fait soit un
signe des temps, comme disait le bon pape Jean, c'est-à-dire, un indice
de ce qui est en train de naître et de se développer pour que l'homme
devienne humain. C'est pourquoi les problèmes essentiels aujourd'hui
sont, à mon avis, la construction d'un nouveau modèle de croissance,
d'un nouveau modèle de culture et d'un nouveau modèle de communication.
Or, cela ne peut naître que de gens qui ont la foi, dans le
sens actif du mot, c'est-à-dire, de gens qui croient que le monde a un
sens et que notre raison d'être dans le monde est de réaliser ce sens.
La foi est essentiellement une façon d'agir, et non pas la simple adhésion
à un dogme.

 Propos recueillis par Raûl Fornet-Betancourt et Alfredo Gâmez-Muller
à Chennevières-sur-Marne le 16 novembre 1985


Sommaire du n°9 de Concordia

Rath, Matthias. "Menschenrecht zwischen Individuum und Gesellschaft". Concordia, n. 9, 1986, p. 2-18.

Sing, Horst. "Universalität der Menschenrechte- Pluralität Kultureller Identitäten". Concordia, n. 9, 1986, p. 19-26.

Calvez, Jean- Yves. "Fonder les droits de l'homme philosophiquement et théologiquement". Concordia, n. 9, 1986, p. 27-33.

De Charentenay, Pierre. "Les droits de l'homme ne se divisent pas". Concordia, n. 9, 1986, p. 34-42.

Garaudy, Roger. "Marxisme, foi et politique (entretien)". Concordia, n. 9, 1986, p. 43-56.

Sobrino, Jon. "La dimension divine de la lutte pour les droits humains". Concordia, n. 9, 1986, p. 57-67.

Panikkar, Raimundo. "La dialéctica de la razón armada (entrevista)". Concordia, n. 9, 1986, p. 68-89.

De Reyna, Wagner. "La aventura de l nave". Concordia, n. 9, 1986, p. 90-98.