29 août 2014

Munir Chafiq, du nationalisme de gauche à la théologie islamique de libération

La théologie de la libération de Munir Chafiq

Parti d’une tradition intellectuelle nationaliste de gauche, le penseur palestinien contemporain, Munir Chafiq, a trouvé dans la théologie islamique les fondements d’une nouvelle relecture politique révolutionnaire.



Les théologies islamiques de la libération 
Parti d’une tradition intellectuelle nationaliste de gauche, le penseur palestinien contemporain, Munir Chafiq, a trouvé dans la théologie islamique les fondements d’une nouvelle relecture politique révolutionnaire. En effet, l’œuvre de Chafiq se présente comme une tentative de reposer la question de la libération nationale et sociale dans les pays arabes et musulmans en tant que problème civilisationnel.
Pour cela, il part de la problématique réformiste de la décadence/dépendance/renaissance mais en tirant les enseignements des expériences du mouvement de libération arabe à travers ses diverses expressions nationalistes et socialisantes comme le nassérisme et le baathisme. La familiarisation de M. Chafiq avec les thèmes du nationalisme arabe et du marxisme rend incontestablement sa problématique plus riche.
Certes, l’œuvre de M. Chafiq n’est pas théologique au sens usuel du terme. La culture militante de l’auteur sur fond de nationalisme révolutionnaire et de marxisme reste prédominante dans l’analyse et le style. Mais le fait qu’il inscrive désormais le processus de libération nationale et sociale dans un cadre idéologique islamique conduit Chafiq à actualiser et à développer les arguments politiques fondamentaux des théologiens réformistes de la Nahda.
La conscience aigue du rapport des forces favorables à l’impérialisme et à ses relais locaux amène Chafiq à accorder à la foi une place centrale dans le dispositif idéologique de mobilisation sociale et politique des masses. La force du capitalisme et de l’impérialisme est surtout d’ordre matériel (économique et militaire). Les peuples dominés ne peuvent résister efficacement qu’en redécouvrant et en mobilisant leur force spirituelle qui pourrait ainsi fonder leur nécessaire unité d’action.
La critique du capitalisme n’est pas axée seulement sur ses conséquences économiques, sociales et politiques néfastes comme c’est le cas dans l’analyse des courants dits modernistes dans leurs versions nationalistes ou marxistes vulgaires qui se contentent de réclamer un réaménagement sinon une généralisation de la civilisation bourgeoise aux pays en voie de développement. La critique de Chafiq vise essentiellement la dimension « matérialiste » du système capitaliste qui, en mettant au centre de sa reproduction générale un facteur matériel (le capital), ne peut qu’appauvrir l’homme et la nature. C’est là que l’analyse politique de Chafiq rejoint la théologie réformiste.

Rationalité islamique
Sur le plan méthodologique, Chafiq commence par reprendre le combat mené précédemment par les maîtres de l’Islah ( réformisme musulman) contre les courants dits modernistes qui opposent abstraitement raison et foi. La démarche euro-centriste de ces courants les conduits à transposer mécaniquement l’expérience européenne de sécularisation au contexte historiquement différent de l’aire arabo-musulmane (1).
M. Chafiq ne nie pas l’objectivité de la raison mais il considère qu’il n’est pas rationnel de chercher à importer coûte que coûte un modèle historique surtout lorsque ce dernier a fini par montrer ses limites y compris là où il a pris naissance en Europe.
Le rationalisme bien compris devrait plutôt commencer par une recherche originale qui tienne compte des réalités propres à chaque société. A cet égard, Chafiq conclut que la bataille ne se déroule pas entre les partisans de la raison et ceux de la « déraison » mais bien entre les adeptes de deux rationalités différentes. A cet égard, la raison fondée sur la foi musulmane ne serait pas moins raisonnable que la raison fondée sur la philosophie des Lumières.
Au lieu d’opposer dès le départ la religion aux autres conceptions sociales du monde, il serait plus juste de considérer les réponses sociales qu’elles soient religieuses ou non dans leurs contenus respectifs en partant d’une démarche rationnelle et sociale. Pris dans l’engrenage de la polémique, Chafiq n’hésite pas à défendre une conception de la foi qui sacrifie à un rationalisme exagéré. Pour lui, ceux qui partent de la révélation la considèrent comme un des hauts degrés de la raison : « La foi ne se produit que dans et par la raison et le croyant n’atteint la foi que si la sa raison l’a acceptée » (2)
Cette rationalisation outrancière conduit logiquement Chafiq à délégitimer le recours, même limité au plan méthodologique, à d’autres doctrines étrangères à l’Islam. Pour lui, on ne peut adopter la méthode matérialiste-dialectique de Marx sans faire sien tout le système marxiste (3).
Pourtant un examen attentif de son analyse des rapports de dépendance dans lesquels se trouvent les sociétés arabes à l’égard du centre du capitalisme mondial montre que Chafiq est loin de pouvoir respecter lui-même cette consigne. Comme l’écrivait Marx, il ne faut pas juger un homme sur la conscience qu’il a de soi mais sur ce qu’il est réellement dans les rapports sociaux.
Mais l’apport le plus important de Chafiq à la théologie islamique de la libération doit beaucoup à la dimension historique héritée sans doute de son passé marxiste. Face aux problèmes actuels qui interpellent l’Islam, Chafiq n’a pas de réponse théologique abstraite mais il a le mérite de rappeler à chaque fois l’importance du contexte historique des normes qui posent problème dans l’islam tel qu’il est vécu par les sociétés musulmanes actuelles.
Sans céder à la solution de facilité qui consiste à fragmenter la doctrine musulmane par une sorte de sélection arbitraire, notamment dans la sphère juridique, Chafiq affronte le dogmatisme par le recours à l’histoire en cherchant à sauvegarder la légitimité et la cohérence du système de référence islamique. C’est peut-être un des points les plus discutables de l’œuvre de Chafiq mais, au moins, il a eu le courage de l’affronter et de proposer une lecture renouvelée de la Tradition.

Synthèse islamo-tiers-mondiste
Politiquement, Chafiq se situe dans une perspective à la fois islamique et révolutionnaire. A ce titre, il considère que l’Islam fut dès sa naissance une révolution et que de ce fait il peut encore servir de cadre idéologico-politique à une révolution anti-capitaliste et anti-impérialiste (4). L’appartenance des sociétés musulmanes à l’aire géographique des pays dépendants conduit Chafiq à allier lecture islamiste et lecture « tiers-mondiste » des faits contemporains.
Dans cette tentative de synthèse, Chafiq est amené à reprendre la critique de l’euro-centrisme qui explique généralement le capitalisme uniquement par référence au développement endogène qui aurait mené les sociétés européennes du féodalisme au capitalisme en omettant l’importance prise par la conquête et le pillage externes dès le départ dans la naissance même du système capitaliste.
Cette analyse n’a pas seulement une importance historique puisque de la réponse donnée à la question peuvent découler des réponses radicalement différentes quant à la nature et aux forces de la révolution anti-capitaliste (5).
Dans la définition des tâches révolutionnaires, Chafiq réfute la conception évolutionniste prédominante dans les milieux progressistes arabes.
Avant d’opposer dans l’absolu progrès et arriération, il est nécessaire de déterminer le critère qui permet de dire qu’il s’agit vraiment d’un progrès. Parmi les forces dites « progressistes » dans les pays du Sud, beaucoup se contentent de partir d’une définition du progrès empruntée au système de valeurs dominant basé sur l’idéalisation du progrès économique et technique sans prendre en compte la dimension sociale, psychologique et spirituelle (6).

Médiations politiques
Le fait de se placer dans une perspective anti-systémique globale que Chafiq définit comme « une guerre totale contre une guerre totale » (7) ne l’empêche pas d’envisager des médiations politiques et sociales nécessaires. A cet égard, Chafiq rappelle que tout en affirmant la supériorité de la communauté islamique transnationale, l’Islam reconnaît le fait national et ne cherche pas à le dissoudre et à le dépasser par la contrainte.
A la différence des nationalismes, l’Islam n’idéalise pas la nation qu’il considère comme une forme d’organisation sociale et historique comme le fut et continue de l’être dans certaines régions la tribu.
A cet égard, Chafiq met l’accent sur le fait que l’universalisme islamique ne peut être qu’un universalisme concret qui intègre le particulier sans en faire un absolu : la famille, la tribu, la région, la nation, la classe,etc. Cette position a une implication sociale directe : on n’atteint pas une meilleure organisation de la solidarité sociale par la désagrégation des structures traditionnelles (famille, clan, quartier) dans la mesure où la réduction de la relation sociale au binôme Individu-Etat ou Individu-Syndicat risque d’affaiblir la capacité de résistance et de protection des groupes en situation précaire contre système capitaliste (8).
Même s’il pose d’emblée la question politique dans une perspective de changement radical, Chafiq n’oublie pas la question de la démocratie mais il la rattache à sa problématique civilisationnelle de base. Pour lui, dans les sociétés dépendantes, l’occidentalisation des élites dirigeantes ne peut qu’engendrer l’autoritarisme voire le despotisme dans la mesure où l’absence d’enracinement socioculturel du pouvoir le met dans un rapport d’extériorité et de conflit avec la majorité de la population. D’un autre côté, les forces politiques qui posent la revendication démocratique tout en ignorant sa dimension culturelle auront du mal à établir une saine communication avec les masses, ce qui explique notamment leur faible audience sociale (9).

Notes :
(1) Munir CHAFIQ, L’Islam dans la bataille de la civilisation, Dar al-Baraq, Tunis, 1991, p. 136
(2) Op.cit, p.138
(3) Op.cit, p.159
(4) Op.cit, p.75
(5) Op.cit, p.44
(6) Op.cit, p.134
(7) Op.cit, p.147
(8) Op.cit, p.100