10 février 2014

Sur la question religieuse. Suite de la polémique avec le théoricien soviétique Ilytchev. Note de Roger Garaudy aux membres du Bureau Politique du Parti communiste français (1964)





Les membres du Bureau Politique disposent maintenant de la traduction de l'article d’Ilytchev.
Le Bureau Politique n'avait désavoué que la forme de mes déclarations de Lyon et le communiqué de l'Huma se bornait à rétablir le texte exact du rapport Ilytchev.
Mais l'article de Kanapa, dans l'Humanité du 11 mars, (La vie des chrétiens en U.R.S.S.), non seulement ne dit pas un mot sur les conceptions théoriques développées dans le rapport d’ Ilytchev, mais apporte caution, sur le plan des faits, à l'actuelle politique religieuse de nos camarades soviétiques.

Je tiens donc à formuler par écrit la triple série d’observations que j'ai présentées devant le BP
1. Sur le caractère non-marxiste de la conception de la religion exposée par Ilytchev,
2. Sur les conséquences pratiques de ces erreurs théoriques en ce qui concerne la politique religieuse de l’U.R.S.S. depuis 1959, politique à laquelle Kanapa (et nous en le publiant) donne sa caution,
3.  Sur les conséquences théoriques et pratiques que cette prise de position comporte pour notre Parti.


I - LE PROBLEME THEORIQUE

La thèse maîtresse (et d'où découle tout le reste) est formulée à la page 17 de la traduction : la victoire du socialisme a permis de supprimer la principale base sociale de la religion dans notre pays, celle de l'exploitation del'homme par l'hommeL   L’idéalisme, en tant qu'appui de la conception religieuse du monde, a été détrôné au profit de la philosophie matérialiste. De cette manière les racines les plus profondes de la religion ont été sapées en URSS.
Après quoi l'on ne parle plus que de survivances et recherchant les causes, on ne traite nulle part de ce que Marx considérait comme la racine sociale la plus profonde, la marchandise (voir tout le chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise).
Marx, à partir du moment où il a créé le marxisme (à partir de 1844-45) n'a jamais considéré comme l'origine ou comme la racine sociale la plus profonde de la religion l'exploitation de l'homme par l'homme mais le fait que, dés l’apparition de la marchandise, et tant que joue la loi de la valeur, les rapports sociaux perdent leur transparence. Il explique avec la plus grande clarté, dans le Capital (l,p91)que le monde religieux n'est que le reflet du monde réel et qu'une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise trouve dans la religion chrétienne le complément religieux le plus convenable.
Et Marx tire cette conséquence: En général le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale…ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect que le jour où s'y manifestera l'oeuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social»" (Le Capital I,p9l).Voir également Engels, Anti-Dühring p.355 et 356.
Les racines sociales les plus profondes de la religion, ne seront donc extirpées que dans la deuxième phase du communisme(et non pas encore par la seule réalisation du socialisme).

L’erreur fondamentale (et dont les conséquences sont meurtrières dans tous les domaines) c'est de prétendre qu'avec l'avènement du socialisme l'aliénation a déjà disparu (c’était l'argument de Kurella dans sa polémique contre moi et dont il a annoncé à Aragon et à moi-même qu'il allait la reprendre publiquement).
Or en ce régime socialiste (et jusqu'à la réalisation complète du communisme) subsistent les racines sociales objectives de l'aliénation :
    a) aliénation économique: la loi de la valeur continue à jouer,
    b) aliénation politique: l'Etat subsiste, c'est-à-dire que la force sociale demeure étrangère et supérieure à l'individu (et, hélas, des indices certains que chaque citoyen soviétique est loin de s'identifier à la société et d'agir en conséquence, se sont multipliés: déclaration de Krouchtchev révélant que la moitié du blé de l'Ukraine a été rentré illégalement, nécessité de l'intéressement personnel pour les paysans, peine de mort pour délits économiques (et cen'est pas une menace platonique), et, pour les ouvriers, renforcement du contrôle étatique par le livret de travail, etc.
(Je me demande, en passant, car c'est un autre problème, si le concept "Etat de tout le peuple", n'a pas été lancé prématurément et même s'il est possible de lui donner un contenu marxiste.)
    c) Il convient d'ajouter que Marx et Lénine ne parlaient pas seulement des racines "sociales" de la religion, mais aussi du résidu de croyances animistes, nées de l'impuissance devant la nature, quelle que soit la merveilleuse emprise de l'homme sur la nature, il subsiste encore de larges secteurs non dominés (la mort, par exemple) qui peuvent donner occasion à des interprétations irrationnelles.
Mais, même en faisant abstraction de ce dernier aspect, il n'est pas possible de parler de la religion en régime socialiste, en seuls termes de "survivance entièrement" étrangère à notre société puisque des racines sociales objectives demeurent.
Parler ainsi, comme le fait Ilytchev (et malheureusement il n'est pas le seul: de multiples textes soviétiques développent ce thème, et Kurella n'est pas seul en Allemagne à les reprendre) c'est confondre le problème des racines sociales de la religion et celui des conditions sociales de la propagande
religieuse liée aux rapports de classe. Lénine montrait excellement sur ce deuxième problème, que la véritable laïcité, la véritable séparation de l'Eglise et de l'Etat et de l'Eglise et de l'Ecole ne pouvait être réalisée que par la dictature du prolétariat: La dictature «lu prolétariat doit détruire jusqu'au bout les liens qui existent entre les classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes d'une part, et l'organisation de la propagande religieuse d'autre part. (Lénine, Oeuvres. Tome 29, p. 107)
Cette oeuvre a été heureusement accomplie en U.R.S.S., mais cela ne suffit pas pour extirper les racines sociales les plus profondes de la religion.
Et si l'on commet l'erreur de confondre les deux choses, l'on est conduit à la conception typiquement idéaliste exprimée par Ilytchev (p.34): Si nous pouvions — et nous devons le faire — donner à toute la génération montante une bonne éducation
dans l'esprit de la conception scientifique, on pourrait en
finir dans un proche avenir avec l'idéologie religieuse dans notre pays. Conception idéaliste qui repose sur le postulat qu'il n'y a plus de racines objectives de la religion en U.R.S.S. Or, tant que ces racines objectives existent pour un matérialiste marxiste, la lutte idéologique demeure une condition nécessaire, mais non suffisante, de l'élimination des croyances religieuses.

Cette erreur théorique fondamentale a des conséquences pratiques désastreuses: en effet, à partir du moment où l'on s'imagine qu'il n'y a plus de racines objectives à la religion, il devient inintelligible que le nombre descroyants, 47 ans après la Révolution, demeure si grand, et l'on est conduit à nier les faits les plus évidents et a se mettre en contradiction avec soi-même. Par exemple, Ilytchev rappelle les justes principes du marxisme-léninisme enmatière de lutte anti-religieuse:
a) La lutte contre la religion ce n'est pas la lutte contre les croyants, mais la lutte contre les idées antiscientifiques, contre l'idéologie religieuse.(p. 20)
b) D,ans le travail pour surmonter l'idéologie religieuse on ne peut admettre une attitude sèchement administrative, on ne doit pas blesser les sentiments des croyants.(p. 27)
Mais dans la pratique l'on fait le contraire. Et c'est là le plus grave.



II . LA PRATIQUE CORRESPONDANT A L'ERREUR THEORIQUE.

L’on peut, en gros, résumer les faits s’inscrivant en faux contre les principes proclamés, en deux groupes:
1. Une conception caricaturale et antimarxiste de la religion chez Ilytchev (et d'autres) se traduisant dans la propagande à la base par des obscénités dignes de "La Calote" ou de Lorulot.
2. Une répression administrative systématique depuis 1959.

1. La conception de la religion exposée par Ilythchev
Paraphrasant, on les transposant, les textes de Marx de 1843, Ilytchev écrit (p15) : Et la religion? Maintenant comme jadis, elle tue dans l'homme ce qui est volontaire, actif, créateur, le tire non en avant mais en arrière,fait de lui un fainéant, un esclave de Dieu, uniquement capable de rester à genoux et d'implorer la grâce divine.

Cette conception
a) est antidialectique . DDans le texte fameux de 1843, tiré de L'Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, l'on détache trop souvent du contexte la seule formule: la religion est l'opium du peuple. Marx, à cette époque n'est pas encore marxiste, mais un disciple de gauche de Feuerbach.
(Feuerbach venait, en 1841,de publier L'essence du christianisme,et, Engels écrit dans son Ludwiq Feuerbach (p. 23): Nous fûmes tous momentanément des feuerbachiens). Marx a néanmoins déjà une conception dialectique de la religion. Après avoir repris, presque textuellement, les formules de Feuerbach, Marx ajoute: La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle.(Textes de Marx sur la religion p.42).
Il est remarquable que même à cette étape encore spéculative de sa pensée, avant de poser comme il le fera plus tard, le problème religieux d'une manière  historique, c'est-à-dire scientifique, Marx dégage déjà deux moments dialectiques
du phénomène religieux: il est expression et protestation.
Lorsque Marx et Engels, en pleine possession de leur doctrine, abordant les problèmes religieux, cette dialectique "sur place" des textes de 1843, se déploie historiquement: Marx et Engels ne parlent plus de " la religion en général, dans la perspective métaphysique de l'anthropologie de Feuerbach, et leurs analyses historiques montrent que la foi religieuse, précisément parce qu'elle est un reflet des conditions existantes, peut jouer un rôle différent aux différentesépoques, et qu'il serait antiscientifique de projeter à toutes les époques de l'histoire ("Maintenant comme jadis" r écrit Ilytchev) le rôle joué par la religion au temps de la Sainte—Alliance.
Engels, par exemple, dans ses études sur le Christianisme primitif, même avec les matériaux très limités dont il disposait alors, montrait remarquablement comme le christianisme primitif était à la fois expression et protestation et comment cette protestation, ne pouvant s'appuyer sur aucune force historique capable de résoudre les contradictions réelles, se projetait en espérance illusoire.
Il montre aussi comment, avec Constantin, cette religion joue un rôle radicalement différent, devient un instrument de domination d'une classe possédante après avoir exprimé la protestation impuissante et les espoirs des massesOpprimées.
Lorsqu'il traite de la Guerre des paysans, il montre comment une forme de l'Idéologie religieuse sert de justification cotte fois à une lutte révolutionnaire réelle : la protestation ici  prend une forme militante. Il montre commentl'hérésie était liée à l'insurrection. (Oeuvres d'Engels. E.S. La Guerre des paysans,p40). Elle voulait que les conditions d'égalité du christianisme primitif soient ... reconnues comme normes pour la société civile. De l’égalité des hommes devant Dieu elle faisait découler l'égalité civile et même, en partie déjà, l'égalité des fortunes. Engels rappelle les thèmes de l'agitation révolutionnaire de Thomas Munzer: le ciel n'est pas quelque chose de l'au-delà, c'est dans notrevie même qu'il faut le chercher; et la tâche des croyants est précisément d'établir ce ciel, le royaume de Dieu, sur la terre (p. 48). Pour Münzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d'Etat étranger, autonome, s'opposant aux membres de l a société (p49). Lorsqu'éclate l'insurrection de l'automne de 1513 la bannière des insurgés du Bundschuh porte l'inscription: Seigneur, soutiens ta justice divine (p. 6 l).

Cela ne signifie pas que la religion est le moteur de l'histoire, pas plus qu'elle n'en est toujours le frein. Pour un matérialiste marxiste, elle est un reflet de forces plus profondes, elle devient elle-même une force matérielle en pénétrant les masses et elle joue par conséquent un rôle différent selon les situations historiques. Marx n'hésitait pas à reconnaître (Manifeste contre Kriege - 1846) dans l'amour du prochain, que prêchait le christianisme antiqueune des sources d'où découla l'idée des réformes sociales tout comme, en d'autre temps il endort l'homme avec une tiède bouillie sentimentale qui le nourrit…  C'est pourquoi la seconde source des exigences de réformes sociales, la sourcela plus importante de la conception socialiste du monde, c'est la lutte de classes.(Il est remarquable que ce texte, qui figurait dans les Morceaux choisis de Marx et Engels sur
la religion, dans l'édition d'avant-guerre des E.S.I. 1936,
p75, ait disparu dans le recueil nouveau des Editions Sociales).
Ce qui se dégage de l'enseignement des oeuvres scientifiques de Marx et d'Engels c'est que la religion n'est jamais le moteur de l'histoire et qu'elle n'est pas toujours un frein, elle joue, comme toute superstructure, un rôle différentselon les conditions historiques.
La thèse antihistorique d’Ilytchev selon laquelle la religion en tous temps et en tous lieux (maintenant comme jadis) détourne l'homme de l'action, de la lutte et du travail, est en contradiction flagrante avec la réalité historique.
Indépendamment des exemples déjà cités, donnés par Engels (Christianisme primitif, Guerre des paysans), il suffit de rappeler la conquête arabe (du 7e au 11e siècle), où la conception religieuse la plus fataliste qui soit, loin de détourner de la lutte, a servi de justification au fanatisme des conquérants les plus infatigables, ou encore l'expérience des puritains hollandais qui, faisant du travail un « sacrement", se sont révélés, en conquérant leur sel contre la mer avec leurs digues, parmi les plus extraordinaires bâtisseurs de l'histoire.
Dans la lutte comme dans le travail peut-on dire que la religion a fait des conquérants arabes ou des bâtisseurs hollandais des "fainéants" capables seulement de "se traîner sur les genoux pour implorer la grâce divine"?

Quel est,actuellement, le rôle historique joué par la foi chrétienne?
Elle demeure une force matérielle qui continue à jouer, pour l'essentiel, un rôle réactionnaire comme le prouve l'attitude de la Papauté et des Episcopats nationaux à l'égard du fascisme italien et allemand, le rôle joué par l'épiscopat portugais dans l'avènement de Salazar, par l'épiscopat espagnol lors de la rébellion de Franco, par l'épiscopat français lors de l'avènement de Pétain puis de de Gaulle» (Sur ces questions voir mon livre sur L'Eglise, le communisme et les  chrétiens.)
Mais si l’on examine le développement du mouvement chrétien dlalectiquement, c'est-à-dire dans sa totalité et avec ses contradictions internes, l'on constate que le mouvement de l'histoire se reflète profondément dans l'évolution des masses religieuses: les victoires du socialisme, la croissance du mouvement ouvrier et de ses Partis communistes, l'ampleur des mouvements de libération nationale, les progrès prodigieux des sciences et des techniques, ont exercé une influence profonde dans l'esprit des croyants (qu'il s'agisse des musulmans, des catholiques, des protestants ou des bouddhistes).
Pour nous on tenir aux chrétiens, il est remarquable que le Concile, au cours de ses deux premières sessions ait systématiquement (c'est le fait le plus saisissant) rejeté au second plan la tradition au profit de la révélation, ce qui, traduit du langage "romain", signifie un recul de l'héritage médiéval (appelé pudiquement "tradition") au profit de la "révélation" (c'est-à-dire, en fait d'une tentative de retour aux origines, au christianisme primitif). Cela s'exprime, chez les éléments les plus avancés, par une volonté d'intégrer à leur foi l'humanisme scientifique et l'humanisme moral. (Au cours de la dernière Semaine de la Pensée marxiste c'était le sens profond des interventions des R.P. Dubarle, Jolif,  Cardonnel). Il ne s'agit plus de personnalités isolées mais d'un mouvement profond (même s'il n'est pas encore majoritaire dans l'Eglise, loin de là) qui exprime l'orientation d'un grand nombre de chrétiens» (L’on pourrait faire les mêmes remarques à propos de l'évolution de grandes masses protestantes: le changement radical d-'un théologien comme Karl Barth est aussi significatif que l'orientation symbolisée, chez les catholiques, par la pensée de Teilhard deChardin, ou chez les Anglicans, par celle de l'évêque Robinson, si différentes que soient les démarches de chacun.)

Lorsqu'Ilytchev cite (p. 13 et 14) la Revue du Patriarchat de Moscou ou des sermons prononcés à Lougansk ou à Vilnius, reprenant, sur la science, des thèmes du Père Teilhard, ou, sur la-politique, des thèmes qui furent ceux de Thomas Münzer, il ne voit là, à la manière des philosophes français du 18e siècle, que paroles hypocrites ou impostures habiles, alors qu'un «matérialiste marxiste peut aisément y voir le reflet, dans les masses, des succès remportés par les sciences et par le socialisme.
Au temps du christianisme primitif ces espérances chrétiennes ne pouvaient déboucher sur aucune perspective réelle: au temps de Thomas Münzer, elles ne pouvaient que conduire à l'utopie de combats héroïques mais sans avenir. Aujourd'hui il existe une force historique, la classe ouvrière et son Parti communiste, qui ouvre une perspective réelle et conduit un combat efficace. Au nom de quel principe théorique du marxisme ne pouvons-nous admettre que des croyants, éprouvant les mêmes contradictions objectives que nous, protestant contre elles, et s'engageant pratiquement dans le combat, même si l'interprétation qu'ils donnent de leur attitude est mystifiée, illusoire, puissent honnêtement et courageusement participer à ce combat ?
Ilytchev lui-même est obligé de constater que des croyants en U.R.S.S. ont une attitude consciencieuse envers leurs obligations dans l'industrie, veillant sur la propriété sociale, se conduisent dignement dans la vie courante (p13)
Mais, pour maintenir à tout prix, même contre les faits, sa thèse intenable, il ajoute : Ils le font en général pour d'autres motifs que leurs convictions religieuses (p, 13). Ce qui est évident (voir plus haut la religion n'est pas lemoteur) mais ce qui détruit sa thèse selon laquelle la religion fait nécessairement des fainéants indifférents au sort de la patrie et de l'Etat, ce qui est en contradiction avec de nombreux faits de l'histoire, y compris de l'histoirede 1’U.R.S.S, dans la guerre comme dans la paix.

Bien entendu la conception caricaturale d’Ilytchev, mécaniste et antihistorique, lorsqu'elle se répercute à la base, se traduit par une propagande digne de La Calote et de Lorulot chez nous.
Dans le numéro 8 de 1963, de la revue Science et Religion (Naouka i religia), revue mensuelle scientifique et populaire de la société pour la propagation du savoir , l'on trouve, entre autres, des dessins représentant deux popes jouant au ping—pong avec des crucifix en guise de raquettes, le pope ivrogne, le pope se faisant baiser le main par une paysanne mais baisant, lui, celle d'une putain, etc. (ci—joint reproduction de la page.)

Comme le dit excellemment Ilytchev (qui recommande cette Revue malgré ses faiblesses !): ne blessons pas les sentiments des croyants !
L'on conçoit aisément, dans de telles conditions, la répugnance des enseignants, des savants, des artistes, à participer à une besogne de ce style.
Ilytchev se plaint de ces réticences (p. 29): Pourquoi, dans de tels problèmes, nos poètes, compositeurs et peintres restent-ils éloignés?
Dans Science et religion (n° 1, de 1962, p. 6), l'on peut lire, à propos des enseignants: Nombreux sont ceux qui considèrent comme inutile, et même comme nuisible, de soulever ces problèmes à l'école, sous prétexte qu'ils n'intéressent pas les élèves et peuvent provoquer une curiosité déplacée pour les problèmes religieux. Dans le numéro suivant, on nous apprend que beaucoup d'enseignants préfèrent s'en tenir à une explication scientifique du monde mais pensent qu'un enseignement systématiquement antireligieux peut se transformer en une propagande indirecte d'idées et de représentations religieuses(n° 2 de 1962, p. 13).
Dans le numéro 8 de la même année nous apprenons que la jeunesse se désintéresse de la lutte contre la religion (n° 8 de'1962, p. 4). Dans le même numéro l'écrivain Pomerantsev écrit à propos de la Revue: Aucun croyant ne la prendra en mains… Pourquoi écrivez-vous donc cette Revue? Sans doute pour vous—mêmes.(p. 4)
Dans le numéro 3 de 1961, la revue constate: Notre travail n'intéresse guère les savants, les écrivains, les dramaturges, les cinéastes.
Dans le numéro 3 de 1962 (p. 10): Les écrivains cherchent tous les prétextes pour ne pas faire de conférences antireligieuses. Apparemment ils ne sont pas très forts en ce domaine. Et, en général, nos écrivains les plus en vue se tiennent à l'écart de la lutte contre la religion. Dans le même numéro la Revue déplore que Radio—Moscou ait dû renoncer à organiser une causerie sur le thème: opposition entre morale communiste et morale religieuse faute de trouver un conférencier valable pour la faire.
J'avoue qu'après avoir pris connaissance du livre de Jaroslavski: La Bible pour les croyants et les incroyants,
vieillerie datant de 30 ans, dans le genre Lorulot, et rééditée en 1950, et m'être opposé à sa traduction "en français (qui était déjà commencée aux Editions en Langues étrangères de Moscou) je comprends parfaitement et je partage cette réserve. Participer à une entreprise d'une telle bassesse (la collection de Science et religion, la grande revue officielle de l'athéisme créée en 1959 se trouve au 19 rue St Georges à la garde de Wanda) ce serait discréditer notre doctrine et notre Parti. J'ai appris récemment que Gilbert Mury avait refusé un article qui lu  était demandé
par cette revue. J'estime que ce refus a bien servi notre Parti.



2 - Y a-t-il depuis 1959 une répression administrative?

Dans le numéro/11 mars de l'Humanité Jean Kanapa sous le titre La vie des chrétiens en U.R.S.S, quelques réponses à des affirmations erronées riposte des arguments développés dans le livre d'un antisoviétique, Nikita Struve, Les chrétiens en U.R.S.S (Editions du Seuil 1963).
Il est d'ailleurs regrettable que Kanapa ne dise pas que c'est à lui qu'il répond car il serait utile de réfuter, à partir des sources soviétiques, qui sont sous la main de Kanapa, bien des allégations calomnieuses de ce personnage.  Par contre Kanapa répond par des affirmations pures et simples ("C'est faux") à des faits sur lesquels Struve apporte des références précises de la presse soviétique. J'en ai, pour ma part, vérifié un bon nombre (dans Questions de Philosophie, dans Science et religion et dans Le droit soviétique et l'Etat, et malheureusement, je n'ai pas pu prendre en défaut notre auteur sur ses textes (sur ses interprétations c'est autre chose).
Par exemple, Kanapa déclare: il y a moins d'églises en service aujourd'hui qu'il y a vingt ans, et cela vient de ce qu'il y a moins de gens qui éprouvent le besoin d'y aller , alors elles ferment d'elles-mêmes. Sur quoi il fait un parallèle grotesque avec la moindre fréquentation des églises en France (Voir
à ce sujet l e livre de Mury Essor ou déclin du catholicisme français, qui donne les justes proportions de ce mouvement réel.
Or,
1°) Il ne s'agit pas d'un mouvement portant sur vingt ans mais sur quatre ans : la révision de la politique religieuse soviétique date de 1959.
2°) Les textes soviétiques nous apprennent qu'il n'est pas vrai qu'il y ait eu brusquement à partir de 1959, une désaffection pour la pratique religieuse. Dans les Question de philosophie n° 8 de 1959, p. 180, nous lisons: En liaison avec le renforcement des positions de l'athéisme et de ses progrès futurs, l'activité des organisations religieuses, au cours des trois ou quatre dernières années s'est sensiblement renforcée. Cela a conduit à ce que certains croyants ont porté davantage d'intérêt aux questions religieuses, ont participé plus fréquemment aux pratiques religieuses et, en certains endroits, le nombre des membres des sectes a grandi. (article de Khoudiakov).
Le 12 janvier 1961 la Komsomolskaia Pravda, s'alarme de ce que la proportion des nouveaux nés baptisés s'accroît, le rapport du camarade Khrouchtchev à la session du Comité Central de juin 1963, d'après le compte rendu donné par l'Académicien Frantsev (Président de l'Académie des Sciences sociales) dans le numéro d'août 1963 de Science et religion a lancé le mot d’ordre d’empêcher 1’extension des conceptions religieuses ce qui ne correspondrait guère, c'est le moins que l'on puisse dire, à une situation où le nombre des pratiquants s'effondrerait brusquement, mais au contraire semble répondre à une recrudescence de la vie religieuse (sans quoi d’ailleurs on se demanderait à quoi rime ce brusque tintamarre).

Or Ilytchev nous apprend que le nombre des églises diminue et Kanapa le confirme.
Struve» additionnant le nombre des églises fermées, à partir de chiffres publiés par divers journaux soviétiques (il eut été facile à Kanapa de vérifier chaque référence), prétend (p. 260 de son livre) qu'on a fermé, en quatre ans près de 50 % des églises existantes. Voilà un chiffre à réfuter, sans quoi il sera difficile de nier l’existence de mesures administratives.
Sur la surveillance administrative, le numéro de février 1964 de la Revue Le droit soviétique et l'Etat nous apprend (p.51 :  Le fait de l'enregistrement d'une société religieuse auprès des organismes d'Etat compétents institue des rapports administratifs et juridiques, dont les éléments sont, d'une part, les droits et obligations des membres de l'association religieuse, d'autre part le droit et 1’obligation, pour les organes enregistreurs de surveiller l'activité de cette association.
La même revue, dans le même article sur Le Droit soviétique et la liquidation des préjugés religieux, nous apprend que la Constitution de la République soviétique de Lettonie interdit la préparation collective des mineurs à la confirmation
(page 54). Cette interdiction du catéchisme est d'ailleurs générale. L’enseignement religieux collectif des enfants (organisation de cercles religieux non enregistrés, écoles, cathéchisme pour les mineurs, etc. ) est considéré comme action criminelle, punie par la loi (p 55). Et encore, ajoute cette revue juridique, il conviendrait de préciser juridiquement le concept de enseignement religieux collectif, en reconnaissant comme tel toute sorte d'enseignement religieux (par exemple: lecture de la bible, du Coran, organisation d'un cercle religieux) dans lequel seraient invités ne fut-ce que deux mineurs. Il conviendrait même de considérer comme crime punissable par la loi, tout enseignement religieux même individuel, s'il est donné systématiquement par un desservant du culte, un prédicateur ou un autre membre d'une organisation religieuse.(p55)

Tels sont les faits, exclusivement tirés des publications soviétiques. (Sans parler d'une recrudescence d'antisémitisme qui mériterait une étude particulière).



III - LES CONSEQUENCES THEORIQUES ET PRATIQUES
POUR NOTRE PARTI.

Il ne nous appartient pas de juger des conséquences d'une telle politique en U.R.S.S., en particulier en ce qui concerne les musulmans, contre qui la pointe semble dirigée, et les remous que cela soulèvera dans les pays arabes.
Mais en ce qui nous concerne il me semble très dangereux de nous porter garants d'une telle politique.
C'est déjà très grave du point de vue idéologique : la publication du communiqué de l'A.F.P. dans l'Huma n'a soulevé aucune protestation. (Même pas de notre correspondant à Moscou). Que tant de camarades aient pu se désintéresser
d'un tel communiqué ou l'accepter me paraît très inquiétant.

C'est plus grave encore du point de vue politique.
Le fait que nos camarades soviétiques pensent et agissent ainsi est déjà en lui-même fort gênant, même si notre attitude était irréprochable car nous donnons à penser aux chrétiens : Les communistes sont tolérants et tendent la main tant qu'ils ne sont pas au pouvoir, mais après...
Mais nous ne nous contentons pas de nous taire, nous corrigeons aussitôt la moindre incorrection à l'égard d'Ilytchev, sans revenir sur le fond théorique de son intervention et sur sa signification pratique.
Pire encore: nous nous engageons, avec Kanapa, dans une défense de l'indéfendable. (Je ne parle pas de l'interview de Nicedème: si l'on se contentait de lui laisser la responsabilité de ses propos, passerait encore, bien qu'en
un tel domaine la vérité vaille mieux que l'astuce). Mais
l'article de Kanapa du 11 mars et son chapeau  à l'interview du 14 nous solidarisent avec une théorie et une pratique contraire à nos principes.
Sur des positions justes nous parviendrions à faire comprendre à un grand nombre de chrétiens honnêtes les conséquences antisoviétiquos et anticommunistes de la campagne entreprise par nos ennemis sur le problème religieux en U.R.S.S. Mais cette façon de coller aux thèses et à la pratique d'Ilytchev
et de son Parti ne permet pas de faire cette nécessaire séparation.
Déjà même des catholiques qui participent à notre lutte pour l a paix comme Madaule, Chatagner, Liégé, n'ont pu s'abstenir d'entrer dans le Comité aux côtés de gens dont certains sont très malintentionnés.

Ce qui est en jeu, sur le fond, c'est tout le problème de nos rapports avec les chrétiens.

Je propose donc que
1) d'urgence, il soit dit clairement et officiellement, dans une forme peut-être moins brutale que je ne l'ai fait à Lyon, que sur le fond nous ne pouvons pas, comme marxistes, adopter la position actuelle de nos camarades soviétiques sur le problème religieux telle qu'elle est définie dans le rapport
D’Ilytchev.
2) Sur le plan des faits, que l'on arrête la campagne de Kanapa dont j'ai, dès le premier jour, signalé à Waldeck Rochet les répercussions néfastes.
3°) Que l'on dise fraternellement mais fermement et officiellement à nos camarades soviétiques notre point de vue sur ces questions.
Il y a quelques années nous avons adopté parfois, sur divers problèmes, des positions de nos camarades soviétiques qui se sont révélées par la suite fausses et meurtrières. Nous l'avons fait de bonne foi, ignorant la réalité. Maintenant
il y a des théories que nous pouvons vérifier et des faits que nous connaissons. Nous savons. Ne pas leur dire notre avis serait les encourager et nous rendre complices.
En ce qui concerne notre pays et notre Parti l'attitude de nos camarades soviétiques sur plusieurs problèmes de philosophie des sciences et d'esthétique eut été désastreuse pour nous si nous les avions encore une fois suivis.
Sur le problème religieux c'est beaucoup plus grave. D'autant plus que les possibilités qui nous sont offertes par l'état actuel de l'opinion dans les milieux chrétiens sont immenses. Nous ferions des progrès beaucoup plus rapides dans la voie de l'unité si nous adoptions une ligne de principe claire et
résolue: la preuve c'est que les trois plus importantes manifestations du Parti, on province, dans la dernière période, furent les soirées consacrées au cours
des Semaines de la Pensée marxiste, au problème chrétien. A Rennes, à Lyon, et plus encore à Montpellier, à trois reprises nous avons largement dépassé les 1.000 personnes (avec chaque fois une majorité de chrétiens). Sur les répercussions
il suffit de demander l'opinion de Balmigère qui présidait à Montpellier, de Capiévic à Lyon, de Auber à Rennes. Or l'Humanité n'a rien publié sur ces manifestations marquant nos progrès chez les chrétiens français (il est encore heureux que l'on ait publié l'interview de Maurice aux Canadiens), alors qu'on a multiplié les communiqués, articles et interview cautionnant les plus fâcheuses erreurs théoriques et pratiques commises en U.R.S.S. Cette option est désastreuse.
Il importe de redresser d'urgence. L'honneur de notre Parti et notre travail de masse en dépendent.

Le 16 mars 1964
R. GARAUDY

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Ci dessous extrait du livre de André Dupleix, futur Cardinal: