04 février 2014

Leonardo Boff préface "Vers une guerre de religion ?" de Garaudy (1995). L'esprit de prophétie




Préface
Actualité de la prophétie

Ce que Dom Helder Camara, l'archevêque brésilien, est
pour les Eglises, Roger Garaudy l'est pour les sociétés occidentales.
Ils sont des amis depuis des années. Ils ont conclu
un pacte auquel ils sont restés depuis lors fidèles : pour l'un,
rétablir la dimension religieuse dans le socialisme ; pour
l'autre, redécouvrir la perspective de libération ouverte par
le christianisme.
Garaudy et Helder Camara ont réalisé dans leur vie ce
pacte conclu le 29 mai 1967 : Garaudy attache de plus en
plus d'importance à la dimension mystique de la vie et Helder
Camara à la dimension libératrice du christianisme.
L'esprit de prophétie les unit.
Le prophète est toujours l'homme d'un moment de l'histoire.
Il capte les cris venus du monde des « damnés de la
terre ». Il dénonce les injustices avec une indignation sacrée.
Mais il annonce aussi les rêves créateurs de sens, et il ouvre
l'histoire à un avenir porteur d'espérance.
Ce livre de Roger Garaudy prolonge le précédent1 : Avons -
nous besoin de Dieu ?, avec le même souci du destin de
l'humanité, à un moment où le monde est dominé par le
marché et par la dictature du modèle occidental de
croissance.
1. Avons-nous besoin de D i e u ?, Ed. Desclée de Brouwer, octobre 1993.

Ce modèle de mondialisation est profondément meurtrier.
Il coûte au monde un Hiroshima tous les deux jours. Vingt
pour cent de l'humanité détiennent quatre-vingt-trois pour
cent de la richesse mondiale. La faim existe dans le premier
monde et massivement dans le monde où il y a deux tiers
de pauvres. Un enfant sur huit souffre de faim aux Etats-
Unis. Au Brésil, toutes les quatre-vingt-dix secondes un
enfant meurt victime de la faim. Quinze millions et demi
d'enfants meurent chaque année dans le monde, ou par la
faim ou par des maladies provoquées par la faim. Qu'estce
que cette humanité, cruelle et sans pitié, « composée de
barbares motorisés vivant dans la jungle d'une préhistoire où
aucune conscience ne pense Dieu, l'unité de l'univers et son
sens » ? demande Garaudy.
Il existe aujourd'hui une grande division dans le monde
entre ceux qui mangent et ceux qui ne mangent pas, entre
ceux qui accaparent égoïstement pour eux les moyens de
vivre jusqu'à la satiété, et ceux qui sont abandonnés à leur
propre sort, mourant avant leur temps.
Personne ne peut accepter une telle situation. Toutes les
grandes traditions spirituelles et les grandes religions la refusent.
Pourquoi sont-elles muettes et inefficaces en face de ce
fléau mondial ? Parce que tout au long de l'histoire elles ont
pactisé avec les pouvoirs dominants et sont devenues des religions
de domination. Elles portent en elles le principe de la
libération et du dépassement de ces divisions inhumaines.
Elles portent témoignage que nous sommes tous à l'image
de Dieu qui a insufflé en nous l'esprit, et nous fait un devoir
d'être un avec le tout . Elles peuvent aider plus qu'aucune
autre force historique à la création d'une unité dynamique,
complexe, fraternelle et symphonique du monde. Mais, pour
cela, elles doivent se libérer de l'arrogance, de l'intégrisme,
de l'idéologie tribale et mortelle de « peuple élu » qui caractérise
les dominants.
Il est nécessaire de nous ouvrir à l'expérience originaire
de Dieu qui est espérance du sens et se révèle dans l'acte
créateur de l'homme, dans les arts, dans toutes les formes
d'expression par lesquelles il donne un sens à sa propre vie
et à celle de la société, et où il perçoit le sens de tous les sens
caché au coeur de toute véritable rencontre. C'est là
qu'émerge le sacré qui n'est pas nécessairement lié au « religieux
» ou au « cultuel », mais à tout ce qui agrandit les
dimensions de la vie et ouvre le coeur à des horizons toujours
plus vastes.
Garaudy trouve en saint Paul les germes d'un christianisme
de domination. C'est pourquoi le paulinisme politique s'articule
très vite avec les pouvoirs de ce monde, et se structure
comme religion de domination impériale du monde. Avec
érudition et avec le sens de l'actualité, il retrouve l'expérience
originaire de Jésus et sa signification libératrice pour toute
l'humanité. Seul ce christianisme-là est digne de s'étendre
au monde entier. L'autre est celui de l'Occident et comme
tel un accident.
Le christianisme libérateur se retrouve chez les sages de
toutes les cultures ; il s'apparente à toutes les grandes traditions
spirituelles qui ont toujours ouvert une perspective de
présence solidaire avec les opprimés et d'unité de la création
en sa totalité.
L'expérience originaire de Jésus est actualisée aujourd'hui
par le christianisme de libération en Amérique latine, en
Afrique et en Asie, et trouve son expression la plus forte dans
les communautés chrétiennes de base et la théologie de la
libération. De ce christianisme, selon l'auteur, dépend la survie
même de l'humanité.
Nous avons là un livre d'une grande densité, vibrant
d'amour et d'esprit prophétique.
Il contient des pages splendides qui invitent chacun à
découvrir en lui le Dieu qui l'habite, le pouvoir de capter
les énergies cosmiques qui vivent en lui et l'Energie animatrice
de tout. C'est un livre nécessaire pour aider les esprits
généreux à s'orienter dans le « débat du siècle ».

Leonardo BOFF,
Rio de Janeiro, 15 août 1994.