22 février 2014

Humanisme ou antihumanisme ?



La conception du socialisme et la conception de l'homme: humanisme ou antihumanisme?

 (extrait de "Le problème chinois", par Roger Garaudy, 1967, pages 224 à 240)

Au-delà du problème des voies de passage au
socialisme, c'est la conception même du socialisme
qui est mise en cause par les dirigeants
chinois.
Deux problèmes fondamentaux du socialisme
ainsi soulevés :
— Celui du refus d'une « société de consommation
» de type capitaliste ;
— celui de la signification de l'humanisme
marxiste.

1.     Le refus du « modèle » de la société de consommation
 de type capitaliste.
Le terme de « société de consommation » prête
à confusion parce qu'il laisse entendre qu'en
régime capitaliste peut se réaliser uniformément
et pour tous une extension sans limite de la
consommation. Il va de soi que ce que nous
mettons précisément en cause c'est d'abord cette
illusion intéressée, ensuite l'idée que le socialisme
se contenterait d'un accroissement purement
quantitatif des besoins et de leur satisfaction.
L'exemple typique de ce qu'il est convenu
d'appeler une « société de consommation » est
fourni par le système américain : par tous les
moyens de la radio, de la presse, du cinéma, delà
télévision, est stimulée une incessante course à
la richesse et au prestige.
Cette orientation découle de la nature même du
régime capitaliste, où la production n'a pas pour
fin de satisfaire des besoins sociaux mais d'assurer
des profits aux possesseurs des entreprises.
L'objectif premier est donc de conditionner les
individus pour les rendre consommateurs de
marchandises rentables.
Dans une telle perspective une consommation
qualitativement plus importante ne conduit pas
nécessairement à une promotion qualitative des
besoins de l'homme.
Nous en avons l'expérience dans un pays
comme la France où se produisent deux phénomènes
concomitants d'accroissement de la
consommation, aucun des deux ne créant les
conditions d'un épanouissement de l'homme.
a) Les apologètes du régime capitaliste présentent
souvent comme critère d'une élévation
du niveau de vie, ce qui est en réalité une manière
non pas de satisfaire des besoins nouveaux enrichissant
et ennoblissant la vie, mais de satisfaire
un besoin élémentaire biologique et non culturel,
d'une manière médiate et coûteuse. Par exemple,
lorsque le milieu naturel de l'homme a été saccagé
par la prolifération anarchique, cancéreuse, des
taudis ou des habitations-casernes,- l'élémentaire
et humble besoin d'air, de lumière, de verdure,
ne peut plus se satisfaire que par l'achat
d'une voiture, besoin devenu irrépressible car
elle seule permettra l'évasion motorisée du
dimanche ou des congés payés. Il en est de même
pour l'écran de télévision, ersatz le moins coû-
teux des voyages que l'on ne peut accomplir et
des spectacles que l'on ne peut se payer.
b) Tant que la loi du profit demeure le seul
régulateur de la production, et, par voie de conséquence,
de la consommation, la commercialisation
des instruments de culture, spectacles,
livres, disques, cinéma, etc., conduira le plus
souvent, non pas au développement et à la culture
de besoins spécifiquement humains, mais à
l'exploitation prioritaire des instincts de violence
et d'érotisme, à la perversion du jugement et du
goût, à la fabrication de fausses valeurs et de
mythes trompeurs, avec leur cortège de clichés
affectifs aliénants et d'arrière-mondes compensateurs.
L'exaspération artificielle de besoins élémentaires
implique une non moins artificielle insatisfaction
subie comme une fatalité. Engels citait
avec éloge le jugement de Morgan sur cette
« société de consommation » : « L'accroissement
de la richesse est devenu si énorme... et son
administration si hostile dans l'intérêt des propriétaires
que cette richesse, en face du peuple,
est devenue une force impossible à maîtriser.
L'esprit humain s'arrête, perplexe et interdit,
devant sa propre création. Mais cependant le
temps viendra où la raison humaine sera assez
forte pour dominer la richesse... La simple chasse
à la richesse n'est pas le destin final de l'humanité
bien que la loi du progrès reste la loi de
l'avenir comme il a été celle du passé... La dissolution
de la société se dresse devant nous, menaçante,
comme le terme d'une période historique
dont l'unique but final est la richesse \

1. F. Engels, L'Origine de la famille , de la propriété et de
l'État, Éd. Sociales, Paris, 1966, p. 163.

L'on ne saurait assigner pour tâche au socialisme
une victoire dans une compétition avec le
capitalisme, qui se situerait sur ce seul plan.
Le " modèle " de comportement qui se dégage
du style de la construction du socialisme en
Chine est la négation même du " modèle " de la
société de consommation, bien qu'il ne soit nullement
question ni de renoncer au développement
des moyens de production, ni d'accroître
la consommation, ni d'écarter par principe tout
stimulant matériel au travail.
Devons-nous en conclure que nous avons là
l'antithèse « pure » à la conception bourgeoise
de la vie, que le bien-être est une idée contrerévolutionnaire,
et que le socialisme peut et doit
être une collectivisation de la misère ?
Si le refus d'identifier le socialisme avec le
modèle de la société de consommation est incontestablement
positif, il convient de ne pas
confondre le communisme avec un rêve égalitariste
de paysans pauvres. Que l'écrasant retard économique
hérité du passé asiatique, féodal et
colonial, ait exigé des communistes chinois, pendant
les années de lutte armée, et longtemps
encore pendant la construction du socialisme,
un ascétisme héroïque, cela explique qu'aient
été mises au premier plan des valeurs radicalement
différentes de celles qui animent les
sociétés économiquement plus favorisées par l'histoire.
Cette tension exigée de tout un peuple a
une farouche grandeur et inspire le respect. Et
l'on comprend que n'aient guère été appréciées
certaines ironies sur un socialisme de « gens aux
idées élevées mais à l'estomac creux, assis autour
d'une table vide dans une complète égalité »,
bien qu'il soit nécessaire de rappeler que, quel
que soit le " modèle " de construction du socialisme,
dont l'élaboration dépend des conditions
objectives propres à chaque pays, i l existe une
conception du socialisme commune à tous les
marxistes : elle n'est nullement fondée sur une
conception ascétique, mais au contraire sur
l'épanouissement harmonieux et la satisfaction
des besoins de nature et de culture de tous les
hommes.
Il nous est donc impossible de voir dans l'idéal
d'un phalanstère aux vertus Spartiates l'aspect
le plus original du modèle chinois du socialisme.
Il faut se garder de faire ce qui reflète les insuffisances
du passé un trait essentiel du visage de
l'avenir.
Lorsqu'un philosophe chinois, professeur à
l'université de Pékin jusqu'en 1958, s'interrogeant
sur le problème du bonheur et du sens de
la vie considère comme partie non pas exclusive
mais partie intégrante du bonheur la paix et non
la guerre, le bien-être auquel aspirent tous les
hommes, l'amour et l'harmonie du couple, l'un
de ses critiques lui répond : « Les prolétaires
savent que le but le plus élevé de la vie, c'est de
servir la majorité de la population de la Chine et
du monde, et de lutter pour la complète victoire
du communisme en Chine et dans le monde
entier. » ( Quotidien de la lumière, du 25 décembre
1964.) Nul communiste ne peut contester la valeur
du sacrifice et de l'abnégation, et l'absolue
nécessité de les mettre au premier plan dans les
périodes difficiles de la révolution, de la guerre
nationale, de la construction du socialisme. Mais
l'erreur commence lorsqu'on veut faire une vertu
permanente et ultime de ce qui est nécessité
temporaire.
Le sacrifice de l'individu est une exigence douloureuse
et grande de la construction de l'avenir.
Ce ne peut en être la fin. La fin suprême des travaux
et des combats des communistes ce n'esti
pas le sacrifice de l'individu à la communauté
mais au contraire son épanouissement dans la
communauté.
« Le royaume de la liberté, écrit magnifiquement
Marx, commence seulement là où l'on cesse
de travailler par nécessité imposée de l'extérieur...
De même que l'homme primitif doit lutter contre
la nature pour pourvoir à ses besoins... l'homme
civilisé est forcé, lui aussi, de le faire quels que
soient la structure de la société et le mode de
production. Avec son développement s'étend
également le domaine de la nécessité naturelle,
parce que les besoins augmentent ; mais en
même temps s'élargissent les forces productives
pour les satisfaire. A ce niveau la seule
liberté possible est que l'homme social, les producteurs
associés règlent rationnellement leurs
échanges avec la nature... et qu'ils accomplissent
ces échanges en dépensant le minimum de forces
et dans les conditions les plus dignes, les plus
conformes à la nature humaine. Mais cette activité
constituera toujours le royaume de la nécessité.
C'est au-delà que commence le développement
des forces humaines comme fin en soi »

2. La signification de l'humanisme marxiste .
Ainsi se trouve posé, au terme de cet examen,
le problème de la conception marxiste de
l'homme et de l'humanisme.
Une fois de plus ce problème ne peut être posé
correctement qu'à partir du contexte propre à
la Chine, c'est-à-dire à la fois à partir des traditions
de la culture confucéenne qui pèsent d'un
poids si lourd, aujourd'hui encore, sur la pensée
chinoise, et à partir aussi des polémiques actuelles
des dirigeants chinois.

1. Karl Marx, L e C a p i t a l , livre III, chap. 48. Éd. Sociales,
t. VIII, pp. 198-199.

La morale confucéenne, nous l'avons vu, était
humaniste en ce sens qu'elle n'appelait pas
l'homme à se détourner du monde pour se tourner
vers un Dieu transcendant au nom d'un
spiritualisme dualiste, mais qu'au contraire elle
orientait la pensée et l'action de l'homme vers
les tâches terrestres, humaines.
En outre l'homme n'était pas considéré dans
cette perspective comme individu, mais essentiellement
dans ses rapports avec la société. La
conception traditionnelle de l'homme, en Chine,
est donc tout à fait étrangère à l'humanisme
individualiste qui a marqué profondément la
pensée occidentale depuis la Renaissance.
L'humanisme, en Europe, du 16e siècle jusqu'au
milieu du 19ee siècle, s'est fondé sur un
individualisme métaphysique, sur une conception
de l'essence de l'homme, ou de la « nature
humaine », que l'on pourrait définir une fois
pour toutes, en dehors du temps et de l'histoire,
en dehors aussi de la société. A la manière d'un
atomisme mécaniste en physique, l'on imagine
l'individu comme une unité achevée en soi,
définie par des caractères psychologiques éternels.
Entre ces atomes se noueraient des relations
sociales, extérieures par principe à l'individu.
Cette conception abstraite et métaphysique
de l'homme, comme individu, a joué en
Europe un rôle positif pour briser l'ordre politique
et social traditionnel, les hiérarchies féodales
consacrées par un ordre divin où la place
de chacun était assignée de toute éternité par
la Providence. L'affirmation bourgeoise de l'individu,
en rupture avec l'ordre immobile et les
hiérarchies du passé, a joué un rôle libérateur,
de la Renaissance à la Révolution française.
En Chine il n'en fut pas ainsi. Le mouvement
intellectuel correspond à ce qui s'est produit sur
le plan politique et social où l'on est passé directement
d'une société asiatique de type féodal
au collectivisme marxiste. L'étape du capitalisme,
qui est aussi celle de l'individualisme
bourgeois, a été sautée.
Si bien que la notion même d'« humanisme »,
identifiée avec la forme individualiste et métaphysique
qu'elle avait prise en Occident, fut rejetée
en bloc comme notion bourgeoise.
Le marxisme, en Chine, ne puisait pas aux
mêmes sources que Marx. Il n'était pas le dépassement
des philosophies dont Marx était nourri :
celle des matérialistes français du x v m e siècle
et de Rousseau, celle d'Adam Smith, celle de
Kânt et de Fichte, qui toutes mettaient si fort
l'accent sur le rôle de l'individu et sur le rôle du
sujet.
Il n'est donc pas surprenant que l'attitude des
théoriciens chinois à l'égard de l'humanisme
soit fort différente de celle de Marx, tout comme
leur conception de la dialectique était beaucoup
moins pénétrée de l'influence de Hegel que la
conception de Marx.
Le fondement théorique du rejet de l'humanisme
se trouve chez Mao Tsé-toung qui en
donne une formulation très précise dans ses
interventions à Yenan, en 1942, sur « les problèmes
de la littérature et de l'art » : c'est
une critique de la notion de « l'essence de
l'homme » fondée sur cette conception mécaniste
du reflet dont nous avons montré qu'elle
caractérisait la position de Mao Tsé-toung à
l'égard de la culture et des arts : « Toute culture
est le reflet, dans l'idéologie, de la politique
et de l'économie d'une société donnée1 . »
Partant de cet axiome de base, Mao Tsé-

1.       Mao Tsé-toung, OEuvres, t. III, p. 161.
      
toung disait à Yenan : « Prenons, par exemple,
la « théorie de l'essence humaine ». Existe-t-il au
monde une chose telle que l'essence humaine?
Bien sûr que oui. Mais i l n'existe dans le monde
qu'une essence humaine concrète, et non une
essence humaine abstraite. Dans la société de classes,
il n'existe qu'une essence humaine revêtant
un caractère de classe déterminé et non une essence
humaine extérieure aux classes. Nous sommes
pour l'essence humaine prolétarienne, pour
l'essence humaine de la grande masse du peuple,
alors que les propriétaires fonciers et la bourgeoisie,
bien qu'en paroles ils ne l'avouent
point et la présentent comme la seule essence
humaine... L'essence humaine dont ils parlent,
ce n'est rien d'autre, au fond, que l'individualisme
bourgeois 1 . »
Nous avons là un résumé, en quelques lignes,
de tous les contresens sur l'humanisme fondés :
1. Sur une théorie mécaniste du reflet.
2. Sur la réduction de l'homme aux rapports
de production.
3. Sur la confusion de l'humanisme marxiste
avec l'individualisme bourgeois.
Si l'on part en effet du postulat mécaniste
selon lequel toute culture n'est qu'un reflet de
la société dans laquelle elle est née, en excluant
(ce qui était caractéristique du matérialisme
dialectique de Marx) le moment actif de la
connaissance et le moment subjectif de l'action,
c'est-à-dire le moment de l'initiative humaine
dans la création de l'homme par l'homme,

1.       Mao Tsé-toung, op. cit., t. IV, p. 104.
2.        
alors en effet, le reflet disparaissant naturellement
en même temps que ce qu'il reflète, il
devient absurde de parler de l'homme en général
: mais seulement de l'essence1 humaine,
féodale, bourgeoise, prolétarienne. Nous avons
montré déjà à quel nihilisme à l'égard du passé
culturel conduit une telle conception. Il devient,
dans cette perspective, inintelligible qu'Homère,
ou Shakespeare, ou même Beethoven continuent
à nous émouvoir puisque nous n'avons rien de
commun avec cette humanité définie par d'autres
rapports de production que les nôtres
Pour forger l'homme de notre temps i l faudra
les proscrire comme porteurs nocifs des valeurs
d'un passé périmé.
Est-ce à dire que, pour n'être pas acculés
à ces conséquences ruineuses, nous devions nous
raccrocher à la conception métaphysique d'une
« nature humaine » ou d'une « essence humaine »
abstraite et immuable, caractéristique de l'humanisme
bourgeois? — En aucune façon. Il
suffit seulement de ne pas réduire arbitrairement
l'homme aux rapports de classe dans
lesquels i l est nécessairement et toujours engagé,
de ne pas considérer l'homme comme un simple
support des rapports de production.
Nous trouvons, dans Le Capital , la méthode
d'analyse fondant l'humanisme théorique et
pratique de Marx sur une tout autre base que
l'humanisme métaphysique. Marx définit « l'essence
de l'homme », c'est-à-dire ce qui distingue
l'homme de toutes les autres espèces animales,
nonpaspar un rapport de l'homme avec les autres
hommes et la société, mais d'abord par son
rapport avec la nature, par l’acte par lequel il
transforme la nature et, grâce à cette transfor-

1.       Ramenée à la conception empiriste du « reflet ».
2.        
mation, se transforme lui-même. Cet acte, c'est
le travail, sous sa forme spécifiquement humaine,
c'est-à-dire le travail précédé de la conscience
de son but1.
Avec ce travail commence l'histoire proprement
humaine, se distinguant de l'histoire de
la nature par le fait que l'homme a fait celle-là,
et non celle-ci2.
Il y a déjà là une première distinction radicale,
entre la conception marxiste et la conception
métaphysique de l'essence humaine :
« l'essence humaine », définie chez Marx par le
travail précédé de la conscience de son but
est historique .
Elle s'enrichit constamment : au lieu d'avoir
des « essences humaines » successives et étrangères
les unes aux autres : féodale, bourgeoise,
prolétarienne, définie en fonction des seuls
rapports de production , l'essence humaine s'enrichit
constamment par le développement,
grâce au travail, des forces productives (c'est-à-dire
des techniques et de l'homme qui les met
en oeuvre).
Ce développement des forces productives
permet à l'homme de s'objectiver dans des
oeuvres qui vont à la fois affiner ses sens et
multiplier ses besoins, en un mot accroître sa
culture.
Cette culture — et, plus généralement, cet
homme —, ce n'est donc pas un simple reflet
des rapports de classe, des rapports de production,
c'est tout l'ensemble des créations millénaires
des hommes et les transformations de
l'homme, de ses pensées, de ses sentiments, à
partir de ces créations accumulées.

1. Marx, L e C a p i t a l , t. I, p. 181.
2. lbid., t. II, p. 59.

Bien entendu, ce travail par lequel se définit
« l'essence humaine », et ces « forces productives »
dont le développement est au principe de la
croissance historique de l'homme, ne peuvent
être saisis que dans des rapports de production
déterminés : il n'existe pas, sauf dans un roman
comme Robinson Crusoé, de travail qui ne soit
engagé dans des rapports de production et
informé par eux. (Même Robinson, en utilisant
les objets techniques sauvés de l'épave, dépend,
par ces techniques et par le savoir qu'il a conservé,
de tout l'acquis antérieur de l'humanité,
et dès que commencera, avec Vendredi, sa
collaboration avec un autre homme, les rapports
qui s'établiront entre eux seront conditionnés
et par ces « forces productives » et par les réminiscences
des rapports de production d'autres
sociétés humaines.)
On ne peut donc que par une abstraction
scientifique distinguer ces deux moments. Mais
ce serait un étrange paralogisme que de conclure
que l'essence humaine se réduit aux rapports de
production et n'existé pas, sous prétexte qu'on
ne peut en effet la saisir qu'à travers tout le
réseau des rapports de production.
Un paralogisme de ce genre a conduit certains
philosophes à conclure que la matière
n'existe pas sous prétexte qu'on ne peut la
saisir en dehors des rapports techniques et
conceptuels qui permettent de l'expérimenter.
Marx nous a enseigné à ne pas tomber en
pareille erreur. Lorsqu'il écrit, dans sa V I e thèse
sur Feuerbach, que « l'essence humaine n'est
pas une abstraction inhérente à l'individu isolé...
elle est l'ensemble des rapports sociaux1 »,

1. Karl Marx, Études philosophiques, Éd. Sociales, Paris,
1961, p. 63.

il éclaire admirablement cette définition dans
l'Idéologie allemande en soulignant que « la
véritable richesse intellectuelle de l'individu
dépend entièrement de ses rapports réels1 ».
Il précise que ces rapports ne sont pas seulement
des rapports de production, mais aussi « une
somme de forces productives, un rapport avec
la nature et avec les individus 2 ».
Marx insiste sur cette distinction de principe
entre l'individu et la classe à laquelle il appartient
: « Les individus... trouvent leurs conditions
de vie établies d'avance, reçoivent de
leur classe leur position dans la vie et, du même
coup, leur développement personnel, tout tracés
et lui sont subordonnés. » Le problème de Marx
est précisément de libérer l'homme, chaque
homme, comme individu, des rapports de classe
qui l'oppriment; c'est pourquoi il ajoute, à
propos de cette « subordination des individus
isolés à la division du travail » : « Ce phénomène
ne peut être supprimé que si l'on supprime la
propriété privée 8 . » Alors, dit-il, « les individus
se soumettent à nouveau ces puissances objectives
4 » et « les individus participent (à la
société) en tant qu'individus8 ».
Marx résume tout cela en soulignant sans
équivoque possible, qu' « il y a une différence
entre la vie de chaque individu dans la mesure
où elle est personnelle et la vie dans la mesure
où elle est subordonnée à une branche quelconque
du travail et aux conditions qui en font
partie 6» . Marx précise à la même page : « Il ne
faut pas entendre par là que le rentier ou le
1. Karl Marx, L'Idéologie allemande, Éd. Sociales, p. 37.
2. I b i d . , p. 38.
3. I b i d . , p. 59.
4. I b i d . , p. 86.
5. I b i d . , p. 87.
6. I b i d . , p. 89.

capitaliste, par exemple, cessent d'être des
personnes ; mais leur personnalité est conditionnée
par des rapports de classe. »
Marx se garde donc bien de dissoudre l'individu
dans les rapports de classe, de faire de
l'individu une marionnette mise en scène par
les rapports de production. C'est pourquoi,
après avoir reproché à Bentham d'avoir défini
la « nature humaine » par les traits qui caractérisent
le petit bourgeois de son temps, il
ajoute : « Il s'agit d'abord d'approfondir la
nature humaine en général et d'en saisir ensuite
les modifications propres à chaque époque
historique1 . »
L'opposition entre l'individu et ce que les
structures du capital tendent à en faire est si
fondamentale chez Marx et caractérise si bien
son humanisme théorique et pratique qu'il
souligne constamment, dans Le Capital , la
nécessité historique de « remplacer l'individu
morcelé, porte-douleur, d'une fonction productive
de détail par l'individu intégral 2 ».
Ce qui fonde ainsi l'antihumanisme de Mao
Tsé-toung, c'est la réduction de tous les rapports
sociaux aux seuls rapports de production,
aux rapports de classe, et la réduction de l'individu
à un reflet de ces rapports.
L'on donne ainsi au marxisme un visage
inhumain qui n'est pas le sien.
Car on ne rejette pas seulement, du point de
vue esthétique, l'héritage de toutes les grandes
oeuvres du passé qui continuent à nous émouvoir,
même lorsque ont disparu tous les rapports
sociaux de la société où elles sont nées, parce
que nous retrouvons en elles « l'essence humaine
» la plus profonde : le moment d'un

1. Karl Marx, L e C a p i t a l , t. III, p. 50, Éd. Sociales.
2. I b i d . , t. II, p. 165.

dépassement des conditions existantes (même
si ces conditions historiques sont fort éloignées
des nôtres, qu'il s'agisse d 'Antigone ou de
Faust .
On nie aussi la possibilité simplement humaine
de sentiments ou de problèmes qui portent
toujours et nécessairement la marque des rapports
de classe sans pour autant s'y réduire.
« Si l'on doit parler d'amour, cet amour, dans
la société de classes, ne peut être, lui aussi, qu'un
amour de classe1. »
Ainsi à partir d'une juste dénonciation de
l'utilisation hypocrite, dans les sociétés de
classes, de l'amour abstraitement opposé à la
lutte des classes, l'on mutile l'homme de l'une
de ses dimensions fondamentales. C'est trop
vite « jeter l'enfant avec l'eau sale » que d'exiger
d'Héloïse ou de Bérénice qu'elles aient lu
Le Capital !
« L'amour authentique de l'être humain ne
sera possible que lorsque les classes auront été
supprimées dans le monde entier1 », proclame
péremptoirement Mao Tsé-toung. La « révolution
culturelle » reprend avec ensemble ce
thème : « Quelques oeuvres ne parlent que
d'amour et d'histoires romanesques... proclamant
que l'amour et la mort sont des sujets
éternels. Il faut s'opposer énergiquement à
toute cette camelote bourgeoise et révisionniste
1 . »
Il est significatif que les premières campagnes
systématiques contre l'humanisme aient commencé
en 1957 à l'occasion du soixante-quin-

1. Mao Tsé-toung, OEuvres, t. III, p. 82.
2. I b l o l . t. IV, p. 105.
3. Éditorial du 18 avril 1966, du Quotidien dt l'Armée de
libération, dans L a G r a n d e Révolution c u l t u r e l l e socialiste en
C h i n e , Éd. de Pékin, p. 5.

zième anniversaire de la mort de Dostoïevsky.
Un critique chinois ayant écrit que l'humanisme
était l'une des plus importantes contributions
historiques de Dostoïevsky, il lui fut répondu
que l'homme devait être considéré exclusivement
de façon concrète, c'est-à-dire comme totalement
inscrit dans le groupe social et la nécessité
historique et que décrire l'homme dans son
angoisse, dans sa recherche du sens de la vie,
dans sa solitude devant la mort était contraire
à la dialectique de la lutte des classes.
En 1960, lors du cinquantième anniversaire
de la mort de Tolstoï, un pas de plus fut franchi :
non seulement Tolstoï devait être considéré
comme un « propriétaire paternaliste », prêchant
« une des choses les plus indécentes du monde »,
la religion, mais l'admiration pour Tolstoï,
ruineuse pour l'esprit combatif du communisme,
était un appui à l'interprétation soviétique de
la coexistence pacifique! E n 1962, ShaoCh'en-lin,
qui était alors vice-président de l'Union des
Ecrivains et secrétaire de la Commission du
parti de cette union, considérait que « l'humanisme
socialiste est un terme utilisé par les
révisionnistes pour masquer leurs fins inavouables
». En 1964, pour avoir avancé qu'il fallait
se méfier d'une excessive simplification, il
fut à son tour accusé de défendre l'humanisme
bourgeois.
Au-delà de ces confusions idéologiques sur
l'humanisme théorique, il y a un problème
fondamental dont les conséquences pratiques
sont particulièrement graves : s'il est vrai que
l'individu n'a de réalité et de valeur que dans
la perspective des classes et de leur lutte, et
qu'en fonction des fins nationales, l'ennemi de la
nation ou de la classe (ou celui qui est défini
comme tel) perd sa qualité d'homme. Dans son
Enquête sur le mouvement paysan dans le Hou -
nan , Mao Tsé-toung, évoquant les « défilés
en grands bonnets » des Touhao et des Le Chen
disait : « Celui qui a ainsi défilé, ne fût-ce qu'une
fois, affublé de son grand bonnet, n'a plus droit
à aucun respect et on cesse même de le considérer
comme un être humain *. » Aujourd'hui,
avec la « révolution culturelle », ce sont même
de vieux militants vétérans de la Longue Marche
qui défilent parfois avec « les grands bonnets-»,
perdant, eux aussi, comme « révisionnistes »,
leur caractère d ' « être humain », en opposition
radicale avec l'enseignement de Marx disant
que le capitaliste même ne cesse pas d'être
une personne, même si sa personnalité est
conditionnée par les rapports de classe 2.
Nous arrivons ici au terme de la controverse
tragique, en prenant conscience que ce dont il
est question, au fond de ce débat, c'est de la
signification même du marxisme, de sa signification
théorique et pratique pour l'avenir de
l'homme.
Nul n'a le droit de se dérober à cette interrogation
ni de la concevoir à un moindre niveau.

Roger Garaudy

1. Mao Tsé-toung, OEuvres, t. I, p. 42.
2. Karl Marx, L'Idéologie allemande, p. 89.