25 janvier 2014

Tout ce qui est foi monte; et tout ce qui monte converge (Teilhard de Chardin)


Manifestement, l'Humanité d'aujourd'hui, dans la mesure même où elle prend conscience de son unité, non plus seulement en arrière dans le sang, mais en avant, dans le progrès, éprouve le besoin vital de se rejoindre sur elle-même. De toutes parts, et plus spécialement entre branches religieuses, un mouvement de réunion se dessine. Découvrir enfin quelque chose qui resserre, au-dessous ou au-dessus de ce qui divise. On peut dire que ce voeu, au lendemain de la guerre (ce texte est écrit en 1947, ndlr), surgit en tous points, spontané et unanime. Mais, de quel côté regarder et chercher pour trouver ce mystérieux principe de rapprochement ? Est-ce en bas ou est-ce en haut ? Est-ce dans un intérêt commun, - ou bien dans une foi commune ?
Loin de nous de sous-estimer, en pareille matière, l'extraordinaire efficacité de l'intérêt commun. Le succès indéniable, sous nos yeux, des entreprises communautaires où la vie matérielle de chaque individu devient essentiellement dépendante du bon fonctionnement de l'association; bien mieux, encore, et, à une échelle mondiale, l'exemple de la dernière guerre où la menace d'un même danger a, pour un temps, soudé entre elles de larges fractions de la Terre, tout cela prouve péremptoirement que la nécessité physique, lorsqu'elle se trouve coïncider, est un facteur de synthèse entre particules humaines. Mais cette forme de synthèse, observons-le, demeure doublement fragile: fragile, d'abord, parce que la coïncidence qui la sous-tend est, par nature, momentanée et accidentelle; et fragile, surtout, parce que sous la pression du besoin ou de la crainte, des éléments papprochés ne cohèrent entre eux que par l'xtèrieur et la surface d'eux-mêmes. L'onde d'intérêt ou de peur une fois passée, l'union se désagrège, sans avoir donné naissance à une âme. - Ce n'est pas forcée du dehors, c'est insérée du dedans, que l'unité humaine peut durer et grandir.
Et voilà bien, nous semble-t-il, où se découvre le rôle capital, "providentiel", réservé dans l'avenir à ce que nous avons appelé la foi en l'homme (souligné par nous, ndlr). Une profonde aspiration commune, se dégageant de la structure même prise par le monde moderne, n'est-ce-pas exactement ce que nous pouvions désirer le plus, ce dont nous avions le plus besoin pour contrebalancer autour de nous les puissances montantes de dissolution et de dispersion ?
Ici, toutefois, prenons garde.
Récemment, et en particulier, sous la plume sympathique de Aldous Huxley, on a vu s'exprimer l'effort pour formuler et fixer, en une série de propositions abstraites, le fonds philosophique commun sur lequel pourraient s'étendre, pour faire avancer le Monde, tous les hommes de bonne volonté. Nous croyons cette tentative utile. Mieux encore, nous sommes convaincus que, graduellement, en pensée religieuse comme en sciences, un certain noyau de vérité universelle se forme et grossit lentement, le même pour tous. Sans cela, y aurait-il une véritable évolution spirituelle ? Mais, dans cette construction (infiniment précieuse) d'un point de vue commun sur le Monde, nous trompons-nous en voyant le résultat et le point d'appui, plutôt que le principe et l'acte générateur d'une véritable union ? Par nature, toute formulation abstraite tend à trancher, peut-être prématurément pour l'ensemble, l'ambiguïté de l'avenir. Elle risque de fixer le mouvement, alors que c'est du mouvement surtout que peut sortir l'effet désiré d'unification (id.supra).

Tout autrement, dans son jeu, agit et opère la foi en l'Homme au stade juvénile où nous pouvons l'observer en ce moment.
A l'origine, bien sûr, elle présuppose, cette foi, une, certaine conception, basale et basique, de la place de l'Homme dans la Nature. Mais, à partir de cette plate-forme commune, rationalisée, elle s'élève chargée de mille potentialités diverses, plastiques ou même fluides, - insécable, pourrait-on dire, sous les expressions antagonistes que la pensée, dans ses tâtonnements, est amenée à lui faire subir temporairement. Insécable, et même triomphante. Car malgré toutes divisions apparentes (voilà le point important !) elle continue à unir, et même à rapprocher tout ce qu'elle imprègne, invinciblement. Prenez en ce moment même, les deux extrêmes autour de vous: ici un marxiste et là un chrétien, tous deux convaincus de leur doctrine particulière, mais tous deux aussi, on le suppose, animés radicalement d'une foi égale en l'Homme. N'est-il pas certain - n'est-ce pas là un fait quotidien d'expérience - que ces deux hommes, dans la mesure même où ils croient (où ils sentent chacun l'autre croire) fortement à l'avenir du Monde, éprouvent l'un pour l'autre, d'homme à homme, une sympathie de fond, - non pas simple sympathie sentimentale, mais sympathie basée sur l'évidence obscure qu'ils voyagent de conserve, et qu'ils finiront, d'une manière ou de l'autre, malgré tout conflit de formules, par se retrouver, tous les deux, sur un même sommet ? (id.supra)- Chacun à sa façon, sans doute, et en directions divergentes, ils pensent avoir résolu, une fois pour toutes, l'ambiguïté du Monde. Mais cette divergence, en réalité, n'est pas complète ni définitive, aussi longtemps du moins que, par un prodige d'exclusion inimaginable ou même contradictoire (parce que rien ne resterait plus de sa foi !) le marxiste, par exemple, n'aura pas éliminé, de son matérialisme, toute force ascensionnelle vers l'esprit. Poussées à bout, les deux trajectoires finiront certainement par se rapprocher. Car, par nature tout ce qui est foi monte; et tout ce qui monte converge inévitablement. (souligné par nous,ndlr)

En somme, on pourrait dire que la foi en l'Homme, de par son universalité et son "élémentarité" réunies, se découvre à l'examen comme l'atmosphère générale au sein de laquelle peuvent le mieux (ou même seulement) croître et dériver l'une vers l'autre, les formes supérieures, plus élaborées, de croyance auxquelles nous participons tous à des titres divers. Non pas formule, mais milieu d'union.
De cette foi élémentaire, primordiale, nous ne doutons pas que tous ne soient plus ou moins touchés. Autrement, serions-nous vraiment de notre temps ? Que si d'elle, toutefois, par la force même de notre spiritualisme, nous avions l'impression de nous méfier, ou même d'être immunisés, regardons plus attentivement jusqu'au fond de nous-mêmes. Nous disions tout à l'heure que l'esprit n'a qu'un seul sommet. Mais, en revanche, il n'a aussi qu'une seule base. Cherchons bien et nous trouverons que notre foi en Dieu, si détachée soit-elle, sublime en nous un flot montant d'aspirations humaines, et que c'est dans cette sève originelle qu'il faut nous replonger si, avec les frères que nous ambitionnons de réunir, nous voulons communiquer.


Pierre Teilhard de Chardin, Paris, février 1947. Troisième partie intitulée "Pouvoir rapprochant" et conclusion d'une conférence donnée le 8 mars 1947.Oeuvres complètes, Editions du Seuil, 1959, Tome 5, pp 240 à 243.