29 janvier 2014

D'où vient la science moderne ?




A) : LES SAVANTS ARABOPHONES

Rappelons qu’en 476 ap. JC, l’Empire romain d’Occident s’effondre. En 529, Justinien, l’empereur de Byzance, ferme l’École néoplatonicienne d’Athènes. Les philosophes Damascius, Simplicius, Eulamios, Priscien, Hermias, Diogène, Isidore se réfugient dans l’Empire persan des Sassanides, puis à Harrân (Mésopotamie, Irak). Un acte aussi grave sonna le thrène de l’extinction du savoir en Europe. La philosophie et la science prirent la route de l’Orient. C’est ce que les historiens appellent la translatio studiorum, le transfert des centres d’études. On comprend pourquoi le Moyen-Âge occidental s’ouvre sur la noirceur. Il en est autrement en Asie, plutôt heureuse de profiter des grandes connaissances des intelligences mises en fuite par Justinien. Bagdad et Damas sont devenus les principaux centres du haut savoir et de la haute connaissance.

1.- Al-Kindi (801-873) figure parmi les premiers philosophes et les savants du monde arabe. En témoignent ses livres de science : Deux d’entre eux méritent d’être mentionnés : L’Optique et la Catoptrique, un commentaire critique des travaux d’Euclide d’Alexandrie (325-265), repris par son successeur Apollonios de Perga (262-180), et un Traité d’optique, le De aspectibus, ainsi traduit en  latin par Gérard de Crémone, supra cité. Les œuvres scientifiques d’Al-Kindi ont inspiré plus tard l’Épître sur les miroirs ardents d’Ibn al Haythan (965-1039). La célébrité d’Al-Kindi est due à une autre publication, le Traité sur les degrés, traduit plus tard en latin avec pour titre le De gradibus. Pour la première fois, il y montre l’importance des mathématiques en pharmacologie.

2.- Ibrahîm Ibn-Habib Al-Fazâm, un astronome persan du VIIIe siècle après JC, construisit le premier astrolabe (du grec astros, astre, et de lambanein, prendre) arabe, une invention du savant grec Hipparque (-190 à -120), développée par Ptolémée (368/366 - 283) ou Archimède (287-212). Pour une latitude donnée, l’astrolabe permet d’obtenir une représentation plane simplifiée du ciel à une date quelconque. Il a été très utile pour la navigation en haute mer, surtout du XVe au XVIIe siècle. L’astrolabe pouvait aussi mesurer la hauteur des astres. Un autre savant arabe, Al-Fargâni (800 - 870), a écrit un livre sur l’astronomie et sur la construction des astrolabes.

3.- Coryphée du monde de son temps, le médecin philosophe  Ibn Sina (980-1037), nom traduit en français par Avicenne, est considéré comme l’autorité dans toutes les facultés de médecine du Moyen-Âge. Son Urjûza fi t-tibb/Poème sur la médecine, au fond un manuel de pathologie, était incontournable jusqu’à la découverte en 1628 de la grande circulation sanguine par l’Anglais William Harvey.[1]

À Ibn Sina (Avicenne) on doit la première description clinique de la méningite dans l’histoire de la médecine. En passant, mentionnons face à Ibn Sina le grand Abû Al-Qâsim ou Albucasis (936-1013), un prince de la chirurgie, inventeur de forceps, connu à l’époque autant en Orient qu’en Occident.

4.- Omar Khayyâm (1048 - 1131), poète, philosophe néoplatonicien, mathématicien, fut le premier spécialiste du calcul de la probabilité. Il en est le Père lointain.

5.- Notons aussi qu’aux côtés des grands mathématiciens comme Abû Kâmil (850-930), Abraham Bar Hiyya, dit Savasorda (1065-1136), siègent des médecins célèbres.

Tel est le cas d’Abû al  Kâsim (936-1013), gynécologue, inventeur de forceps, et chirurgien dentiste, d’Al-Rrâzi (865-925), un éminent chercheur, le premier qui utilisa les narcotiques comme agents anesthésiques. Il a écrit un livre sur la varicelle, et sur la peste. Ses travaux de recherche portaient aussi sur la chimie et la minéralogie. Al-Râzi est un incroyant très anti-religieux. Quant à Ibn Zuhr (1092-1161), encore appelé Abenzoar, il est le Père de la trachéotomie. La première description de l’endocardite est de lui.

6.- Comment oublier le grand Qustâ Ibn Lûqâ (830-912), le premier des neurobiologistes connu. Quelle avancée remarquable pour l’époque ! Développée dans son Traité sur la différence de l’âme et de l’esprit/De differentia animaeet spiritus, cette neurobiologie évoquait l’activité du vermis cérébelleux, une valve, croyait Qustâ, entre les deux hémisphères de cet organe de la fosse postérieure du crâne.

Selon Qustâ Ibn Lûqâ, le vermis cérébelleux était tenu responsable de la plus ou moindre diffusion du pneûma, le souffle vital, dans le sang. La diffusion sanguine du pneûma se traduisait par un effet hypo ou franchement anesthésique.

Comme déjà mentionné, grand médecin, Ibn Rushd, en français Averroès de Cordoue (1126-1198), dans son Colliget, son Livre des généralités sur la médecine, faisait de la chair de vipère l’ingrédient le plus important de la Thériaque, du grec thèrion (θηριον), antidote, un chapitre réservé à la toxicologie. Le venin de cet animal, croyait-il, avait des vertus thérapeutiques. Supra cité, le médecin philosophe juif Moïse Maimonide (1135/1138-1204) confirma cette découverte. Aujourd’hui, du venin de certains ophidiens on a pu extraire l’héparine, un anticoagulant très utilisé en médecine.

2.- LES SAVANTS DE LA SCOLASTIQUE LATINE

À partir du Xe siècle, le savoir revint en Occident grâce aux invasions arabes. Gérard de Crémone (1114-1187), Jean Avendauth, alias Abraham Ha-Levi Ibn Dawûd, (1110-1187), et Dominicus Gundisalvi (1105-1181) de l’École de Tolède (Espagne)  assurèrent la traduction latine des œuvres venues de l’Orient, mais dans une perspective chrétienne.

Selon Alain de Libera, Dominique Gundissalinus (qu’on appelait couramment Gundisalvi), fut au XIIe siècle « l’un des promoteurs de l’acculturation philosophique chrétienne à la Tolède reconquise en 1085. »[2] Quoiqu’il en soit, pendant longtemps Tolède demeura un grand centre culturel de l’Islam occidental hispano-maghrébin.

Jean Fidanza de Toscane, alias saint Bonaventure, prêtre franciscain, un aristotélicien d’inspiration augustinienne,  se réfère aussi à cette neurobiologie cellulaire de Qûsta Ibn Lûqâ. Ainsi, pour le Maître toscan, intéressé à la science de son époque, le « sens commun », c’est-à-dire celui retrouvé chez les hommes et les animaux, prend différents noms selon la partie du cerveau où il est localisé. Dans la partie antérieure Bonaventure loge l’imagination, dans la partie moyenne, la faculté d’estimation, et à la partie postérieure la mémoire.

Quant à Thomas d’Aquin, saint Thomas, le Docteur à l’intelligence angélique, un aristotélicien réformateur, il a lu toutes les traductions latines disponibles des philosophes et des savants arabes. Avec beaucoup de révérence saint Thomas appelle Averroès Le Commentateur (toujours avec un C majuscule) d’Aristote.
La psychologie de l’Aquinate est « franchement orientée vers l’expérience », indique M. Barbado.[3] Dans le Super Boetium De Trinitate/Sur le De Trinitate de Boèce l’Aquinate écrit: « L’expérience sert de pierre de touche pour contrôler la légitimité des conséquences déduites. »[4] Dans le Contra Gentiles/La Sommes contre les Gentils il affirme que « l’expérience est l’alpha et l’oméga dans la philosophie de la nature, qui emprunte surtout les démonstrations a posteriori. »[5] Saint Thomas serait-il le Père lointain de la science expérimentale ? En outre, la philosophie de la nature inclut en grande partie l’étude de l’âme. « Il est dans le rôle du physicien de considérer une certaine espèce d’âme, à savoir celle qui n’est pas sans matière », précise Aristote.[6] Sur ce point, le Docteur angélique rejoint le Père du péripatétisme. Cette « espèce d’âme » n’est autre que l’âme intellective. Elle dépend des facultés sensitives en tant qu’elle reçoit de ces dernières les objets sur lesquels elle travaille. Toutefois, c’est ici que saint Thomas se démarque du Stagirite, le travail de l’âme intellective s’exécute sans le concours des organes du corps. Bien plus, le saint Docteur, « avec un grand bon sens scientifique, se sépare d’Aristote dans le problème des localisations cérébrales et il place dans le cerveau les quatre sens internes: sens commun, imagination, mémoire et cogitative; et il insiste particulièrement sur la localisation de cette dernière faculté, à laquelle, précisément parce qu’elle est la plus parfaire dans l’ordre sensitif et se trouve sur les confins de la spiritualité, il attribue de très hautes fonctions que quelques Scolastiques postérieurs n’ont pas osé concéder à une fonction organique. »[7]
Thomas d’Aquin a donc dépassé Aristote. C’est d’ailleurs l’opinion du professeur de neurologie à la Faculté de Médecine de Paris, Jean Lhermitte. Il l’exprime dans Les fondements biogiques de la psychologie : « Avec Aristote qui semble n’avoir jamais vu un cerveau humain adulte, la route qui conduisait, par la physiologie expérimentale, sa connaissance de plus en plus approchée des fonctions encéphaliques, se trouve brusquement barrée pour de longues années. De quel poids lourd n’a-t-elle pas pesé sur la science et la philosophie médiévales, cette doctrine du Stagirite, jusqu’à en étouffer le jaillissement? Comment eût-on osé tenter des expériences quand Aristote avait décidé, contre toute évidence cependant, que chez aucun animal le sang n’est sensible quand on le touche, non plus que ne le sont les sécrétions des intestins, non plus que l’encéphale et la moelle? Et quel mépris du ridicule ne fallait-il pas pour faire front contre le pontife de la philosophie spéculative qui n’hésitait pas à écrire qu’il suffisait du plus simple coup-d’œil pour voir que le cerveau n’a point la moindre connexion avec les parties qui servent à sentir. »[8]
En effet, si Thomas d’Aquin « hésite un peu en se demandant si l’organe du mouvement doit se placer dans le cœur  ou dans la tête, il semble ne point douter quand il s’agit de l’influence du cerveau sur les fonctions de la connaissance, laissant de côté toutes les arguties aristotéliciennes pour se ranger du côté des médecins. »[9] Le Docteur angélique connaissait les œuvres des médecins arabophones, telles que : l’Urjûza fi t - tibb (Le Poème sur la Médecine) d’Ibn Sina  (Avicenne, 980-1037), le Colliget (Le Livre des Généralités sur la Médecine) d’Ibn Rushd (Averroès, 1126-1198), le Fusul Moussa (Les aphorismes médicaux) du Juif-espagnol Moshé Ben Maïmon (Moïse Maimonide, 1135-1204).
L’âme fonctionne conjointement avec le corps, siège des sens. C’est pourquoi chez les êtres corporels, l’âme, forme substantielle, est unie au corps, matière, assemblage d’éléments biochimiques. Cette forme substantielle, de plus, subsistante, incorruptible, chez l’homme, est une essence rigoureusement unie au corps. Cette essence est l’actualité première du composé humain. Ce n’est pas mon corps qui, d’un côté, vieillit, et mon âme qui, de l’autre côté pense; c’est moi tout entier. Une psychologie de l’essence que celle de saint Thomas.

Tel est l’essentiel de l’hylémorphisme ou théorie hylémorphique, un emprunt de Thomas d’Aquin à Aristote. Cette théorie constitue la base de toute la psychologie actuelle.

Thomas d’Aquin fut l’élève d’Albert le Grand (1200-1280), en même temps qu’Ulrich de Strasbourg (1225-1277), Dietrich de Freiburg (1250-1310) et Jean Eckhart (1260-1324), tous, des prêtres dominicains, et surtout des sommets de la Scolastique latine.

Savant plus que philosophe », dit de lui Paul Foulquié (Le problème de la connaissance, op. cit., p. 61), Albert le Grand était bien imbu de l’œuvre scientifique d’Avicenne, et très redevable de cette doctrine de la biologie cellulaire cérébrale. Il s’est intéressé à toutes les sciences de la nature, la botanique, la zoologie, la physiologie, la biologie générale, la botanique, la météorologie, la minéralogie, l’anthropologie. Il avait aussi beaucoup de penchant pour ce qu’on appelle de nos jours la géologie. Il représente à lui seul une vraie encyclopédie des sciences naturelles. Il a réalisé des enquêtes auprès de médecins, de sages-femmes, voire de prostituées. Il a rédigé le premier traité de sexologie du Moyen Âge. Il s’est intéressé à l’alchimie. Pour ce Maître, comme pour son lointain prédécesseur, Jâbir Ibn Hayyân (721-815), l’alchimie, science de conversion des métaux, finira par déboucher sur une science exacte, la chimie. Albert le Grand annonce Lavoisier.

La rumeur a ajouté d’autres centres d’intérêt, tels que, selon Alain de Libera, « l’obstétrique, la magie, la nécromancie. Le Grand et Le Petit Albert, Les Secrets des femmes, Les Secrets des Égyptiens, que l’on sait aujourd’hui apocryphes»[10]

Un autre grand génie du XIIIe siècle, Roger Bacon (1214-1292), déjà s’orientait vers la méthode expérimentale. Roger Bacon fait figure de prédécesseur de Claude Bernard (1813-1878).

Rappelons aussi que, passionnée par l’art d’Esculape, la première mystique catholique allemande, Hildegarde de Bingen (1098-1179), a publié un Livre de médecine simple ou médecine naturelle et un autre Livre de causes et des remèdes.

Je termine avec cette pensée du physicien Pierre Duhem (1861-1916) qui partage la même foi que moi : « La science moderne a été allumée par une étincelle jaillie du choc entre la théologie du paganisme hellénique et la théologie du christianisme. »[11]

[1].- La petite circulation pulmonaire a été décrite par l’Arabe Ibn al-Nafis (1210-1288). Son oeuvre passa inaperçue. Realdo Columbo (1516-1559) émit l’idée d’une circulation pulmonaire. Les études de Michel Servet (1511-1553) l’officialisèrent. Servet fut brûlé vif par Calvin. Il avait contredit le corpus médical gréco-arabe. Plus grave, il avait osé affirmer que « la Sainte Trinité est un chien des Enfers à trois têtes. »

[2].- La philosophie médiévale, PUF, 1993, p. 157.

[3].- Introduction à la psychologie expérimentale, P. Lethielleux Éditeur, 1931, p. 150.

[4].- Q. 6, a. 2. 

[5].- Introduction à la psychologie expérimentale, op. cit., p. 163.

[6].- Métaphysique Ε (VI), 1, 1026a, 5.

[7].- Introduction à la psychologie expérimentale, op. cit., pp. 167-168.

[8]. -Ibidem, p, 169.

[9]. -Ibidem, p. 168.

[10].- Ibid., p. 397. Albert le Grand aurait fabriqué un « androïde » en 30 ans de travail. L’épisode est retrouvé dans les Rheinland Sagen du Deutscher Sagenschatz. « Irrité par son trop grand babil et caquet », Thomas d’Aquin, l’élève d’Albert, aurait détruit cette statue merveilleuse qui pouvait accueillir par un triple Ave mécanique. Réf. Albert le Grand et la Philosophie, Alain de Libera, Librairie Philosophique J. Vrin, 1990, p. 13. De même, si Albert le Grand tolérait la pratique talismanique, son élève, saint Thomas d’Aquin, en fut un adversaire intraitable.

[11].- Cité par Claude Tresmontant in La métaphysique du christianisme et la naissance de la philosophie chrétienne, Seuil, 1961, p. 92.

Michel-Ange MOMPLAISIR
sur le blog de Camille Loty-Malebranche

25 janvier 2014

Tout ce qui est foi monte; et tout ce qui monte converge (Teilhard de Chardin)


Manifestement, l'Humanité d'aujourd'hui, dans la mesure même où elle prend conscience de son unité, non plus seulement en arrière dans le sang, mais en avant, dans le progrès, éprouve le besoin vital de se rejoindre sur elle-même. De toutes parts, et plus spécialement entre branches religieuses, un mouvement de réunion se dessine. Découvrir enfin quelque chose qui resserre, au-dessous ou au-dessus de ce qui divise. On peut dire que ce voeu, au lendemain de la guerre (ce texte est écrit en 1947, ndlr), surgit en tous points, spontané et unanime. Mais, de quel côté regarder et chercher pour trouver ce mystérieux principe de rapprochement ? Est-ce en bas ou est-ce en haut ? Est-ce dans un intérêt commun, - ou bien dans une foi commune ?
Loin de nous de sous-estimer, en pareille matière, l'extraordinaire efficacité de l'intérêt commun. Le succès indéniable, sous nos yeux, des entreprises communautaires où la vie matérielle de chaque individu devient essentiellement dépendante du bon fonctionnement de l'association; bien mieux, encore, et, à une échelle mondiale, l'exemple de la dernière guerre où la menace d'un même danger a, pour un temps, soudé entre elles de larges fractions de la Terre, tout cela prouve péremptoirement que la nécessité physique, lorsqu'elle se trouve coïncider, est un facteur de synthèse entre particules humaines. Mais cette forme de synthèse, observons-le, demeure doublement fragile: fragile, d'abord, parce que la coïncidence qui la sous-tend est, par nature, momentanée et accidentelle; et fragile, surtout, parce que sous la pression du besoin ou de la crainte, des éléments papprochés ne cohèrent entre eux que par l'xtèrieur et la surface d'eux-mêmes. L'onde d'intérêt ou de peur une fois passée, l'union se désagrège, sans avoir donné naissance à une âme. - Ce n'est pas forcée du dehors, c'est insérée du dedans, que l'unité humaine peut durer et grandir.
Et voilà bien, nous semble-t-il, où se découvre le rôle capital, "providentiel", réservé dans l'avenir à ce que nous avons appelé la foi en l'homme (souligné par nous, ndlr). Une profonde aspiration commune, se dégageant de la structure même prise par le monde moderne, n'est-ce-pas exactement ce que nous pouvions désirer le plus, ce dont nous avions le plus besoin pour contrebalancer autour de nous les puissances montantes de dissolution et de dispersion ?
Ici, toutefois, prenons garde.
Récemment, et en particulier, sous la plume sympathique de Aldous Huxley, on a vu s'exprimer l'effort pour formuler et fixer, en une série de propositions abstraites, le fonds philosophique commun sur lequel pourraient s'étendre, pour faire avancer le Monde, tous les hommes de bonne volonté. Nous croyons cette tentative utile. Mieux encore, nous sommes convaincus que, graduellement, en pensée religieuse comme en sciences, un certain noyau de vérité universelle se forme et grossit lentement, le même pour tous. Sans cela, y aurait-il une véritable évolution spirituelle ? Mais, dans cette construction (infiniment précieuse) d'un point de vue commun sur le Monde, nous trompons-nous en voyant le résultat et le point d'appui, plutôt que le principe et l'acte générateur d'une véritable union ? Par nature, toute formulation abstraite tend à trancher, peut-être prématurément pour l'ensemble, l'ambiguïté de l'avenir. Elle risque de fixer le mouvement, alors que c'est du mouvement surtout que peut sortir l'effet désiré d'unification (id.supra).

Tout autrement, dans son jeu, agit et opère la foi en l'Homme au stade juvénile où nous pouvons l'observer en ce moment.
A l'origine, bien sûr, elle présuppose, cette foi, une, certaine conception, basale et basique, de la place de l'Homme dans la Nature. Mais, à partir de cette plate-forme commune, rationalisée, elle s'élève chargée de mille potentialités diverses, plastiques ou même fluides, - insécable, pourrait-on dire, sous les expressions antagonistes que la pensée, dans ses tâtonnements, est amenée à lui faire subir temporairement. Insécable, et même triomphante. Car malgré toutes divisions apparentes (voilà le point important !) elle continue à unir, et même à rapprocher tout ce qu'elle imprègne, invinciblement. Prenez en ce moment même, les deux extrêmes autour de vous: ici un marxiste et là un chrétien, tous deux convaincus de leur doctrine particulière, mais tous deux aussi, on le suppose, animés radicalement d'une foi égale en l'Homme. N'est-il pas certain - n'est-ce pas là un fait quotidien d'expérience - que ces deux hommes, dans la mesure même où ils croient (où ils sentent chacun l'autre croire) fortement à l'avenir du Monde, éprouvent l'un pour l'autre, d'homme à homme, une sympathie de fond, - non pas simple sympathie sentimentale, mais sympathie basée sur l'évidence obscure qu'ils voyagent de conserve, et qu'ils finiront, d'une manière ou de l'autre, malgré tout conflit de formules, par se retrouver, tous les deux, sur un même sommet ? (id.supra)- Chacun à sa façon, sans doute, et en directions divergentes, ils pensent avoir résolu, une fois pour toutes, l'ambiguïté du Monde. Mais cette divergence, en réalité, n'est pas complète ni définitive, aussi longtemps du moins que, par un prodige d'exclusion inimaginable ou même contradictoire (parce que rien ne resterait plus de sa foi !) le marxiste, par exemple, n'aura pas éliminé, de son matérialisme, toute force ascensionnelle vers l'esprit. Poussées à bout, les deux trajectoires finiront certainement par se rapprocher. Car, par nature tout ce qui est foi monte; et tout ce qui monte converge inévitablement. (souligné par nous,ndlr)

En somme, on pourrait dire que la foi en l'Homme, de par son universalité et son "élémentarité" réunies, se découvre à l'examen comme l'atmosphère générale au sein de laquelle peuvent le mieux (ou même seulement) croître et dériver l'une vers l'autre, les formes supérieures, plus élaborées, de croyance auxquelles nous participons tous à des titres divers. Non pas formule, mais milieu d'union.
De cette foi élémentaire, primordiale, nous ne doutons pas que tous ne soient plus ou moins touchés. Autrement, serions-nous vraiment de notre temps ? Que si d'elle, toutefois, par la force même de notre spiritualisme, nous avions l'impression de nous méfier, ou même d'être immunisés, regardons plus attentivement jusqu'au fond de nous-mêmes. Nous disions tout à l'heure que l'esprit n'a qu'un seul sommet. Mais, en revanche, il n'a aussi qu'une seule base. Cherchons bien et nous trouverons que notre foi en Dieu, si détachée soit-elle, sublime en nous un flot montant d'aspirations humaines, et que c'est dans cette sève originelle qu'il faut nous replonger si, avec les frères que nous ambitionnons de réunir, nous voulons communiquer.


Pierre Teilhard de Chardin, Paris, février 1947. Troisième partie intitulée "Pouvoir rapprochant" et conclusion d'une conférence donnée le 8 mars 1947.Oeuvres complètes, Editions du Seuil, 1959, Tome 5, pp 240 à 243.

20 janvier 2014

Manifeste de l'Encyclopédie de la Renaissance française. Roger Garaudy - 1945



Paris-mars 1945

Rédigé par Roger Garaudy, alors membre de la section
d’Education du Comité central du Parti communiste français

(dans "Peut-on être communiste aujourd'hui ?", Roger Garaudy évoque le projet finalement avorté d' Encyclopédie de la renaissance française. A lire ici)




18 janvier 2014

Garaudy vu par Denis Touret

Roger Garaudy (1913-2012)

Intellectuel idéaliste, catholique puis protestant puis communiste stalinien, puis marxiste dissident proche des idées gauchistes en mai 1968, puis catholique puis musulman, à la recherche de la Vérité du Tout, de l'Absolu.
Auteur d'une cinquantaine d'ouvrages, notamment de Dieu est mort, P.U.F., Paris, 1962 ; Karl Marx, Seghers, Paris, 1965 ; Lénine, P.U.F., Paris, 1968 ; Le Grand tournant du socialisme, Gallimard, Paris, 1969 ; Reconquête de l'espoir, Grasset, Paris, 1971 ; Appel aux vivants, Seuil, Paris, 1979 ; Pour l'avènement de la femme, Albin Michel, Paris, 1981 ; Mon tour du siècle en solitaire, mémoires, Robert Laffont, Paris, 1989 ; Avons-nous besoin de Dieu, avec une introduction de l'abbé Pierre, Desclée de Brouwer, Paris, 1993 ; Souviens-toi : brève histoire de l'Union soviétique, Le Temps des cerises, 93500 Pantin, 1994 ; Vers une guerre de religion ? Débat du siècle, Desclée de Brouwer, Paris, 1995 ; L'Islam et l'intégrisme, Le Temps des cerises, Pantin, 1996 ; Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, Librairie du savoir, Paris 1996 ; Grandeur et décadences de l'Islam, Alphabeta & chama, Paris 1996 ; Les Etats-Unis avant-garde de la décadence, Editions Vent du Large, Paris, 1997 ; Le procès du sionisme israélien, Editions Vent du Large, Paris, 1998 ; L'avenir mode d'emploi, Editions Vent du Large, Paris, 1998 ; L'Islam en Occident, Cordoue capitale de l'esprit, L'Harmattan, Paris, 2000 ; Le terrorisme occidental, Al-Qalam, Luxembourg, 2004.
Mettant notamment en cause dans son ouvrage Les Mythes fondateurs... la politique de l'Etat d'Israël à l'égard des palestiniens il est soutenu par son ami l'abbé Pierre, qui est alors exclu de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) dont il était membre d'honneur, et doit se retirer (provisoirement) de la vie médiatique à la demande du Cardinal Jean-Marie Aaron Lustiger, archevêque de Paris.
Pour "Les Mythes fondateurs" Roger Garaudy a été condamné, le 17 février 1998, par la 17ème chambre du Tribunal correctionnel de Paris pour "diffamation raciale" du fait que "l'imputation d'une exagération du génocide à des fins politiques et cyniques porte à l'évidence atteinte à l'honneur et à la considération de l'ensemble de la communauté juive", et pour "contestation de crimes contre l'humanité" "empruntant pour ce faire largement à ce qu'une littérature révisionniste abondante a déjà publié sur le sujet", donc pour antisémitisme et révisionnisme, à 120.000 francs d'amende et à verser des dommages et intérêts aux organisations suivantes : la Licra, le Mrap, des associations de déportés.

C'est un lieu commun de dire qu'il s'est produit plus de changements en ce siècle qu'en cinq mille ans de notre histoire écrite. Que penser d'un homme qui, ayant eu la chance d'être contemporain de cette prodigieuse mutation, serait resté assis à la même place en la regardant passer ?
Mon tour du siècle solitaire, p.9.

La véritable Histoire est une histoire d'âme. Celle des franchissements de seuils nouveaux dans la création de formes nouvelles de la libération de l'homme. Elle est l'histoire des sagesses, des religions et des arts qui ont rendu visible leur marche invisible. Notre avenir a besoin de prophètes et de poètes, non de Césars et de Napoléons.
Les profondes révolutions font appels à une société ouverte, universelle, où l'homme n'est humain qu'habité par le tout. ... Nous sommes responsables de ce que chacun de nos gestes contient d'éternité.

Ibidem, pp. 432-433 et 435.

 Tous les peuples, avant même la découverte de l'écriture, ont élaboré des traditions orales, reposant parfois sur des événements réels, mais ayant pour caractère commun de donner une justification souvent poétique de leurs origines, de leur organisation sociale, de leurs pratiques culturelles, des sources du pouvoir des chefs ou des projets futurs de la communauté.
Les mythes fondateurs, p.243.

 Ce que l'on appelle "L'Histoire", est écrite par les vainqueurs, les maîtres des empires, les généraux ravageurs de la terre des hommes, les pillards financiers des richesse du monde assujettissant le génie des grands inventeurs de la science et des techniques à leur oeuvre de domination économique ou militaire.
Ibidem, p.245.

 Staline est allé s'asseoir à un coin de la table, puis il se lève et se dirige vers nous ; il pose affectueusement ses mains sur les épaules de Maurice (Thorez). Je suis assis en face de Maurice et de Jeannette (Veermersch) et je n'en crois pas mes yeux de me trouver à moins d'un mètre de Staline.
A cet instant, ce visage si proche et si familier éveille en nous les souvenirs et les sentiments les plus chers de notre coeur : je pense à mon tout petit Jean qui dit toujours devant ce portrait :"C'est pépé Staline" et c'est bien un visage de père qui illumine notre table de son sourire rayonnant à la fois de force tranquille et de bonté.

in le journal L'Humanité, 16 octobre 1952, à l'occasion des 70 ans du "petit père des peuples".

 La grandeur de Fils du peuple, c'est précisément de n'être pas la vie d'un être d'exception, mais, au contraire, la vie d'un homme dont les combats et la pensée s'identifient à la vie, au combat, à la pensée de la classe ouvrière parvenue à ce point de maturité historique où elle porte en elle les espérances de l'avenir national.
Cahiers du communisme, 3 mars 1960, p. 457, à l'occasion de la réédition de Fils du peuple, agiographie signée par Maurice Thorez mais rédigée par M. Jean Fréville, sur les "conseils" de Staline, publié en 1937, qui a notamment pour objet de construire le chef charismatique du parti communiste français, et qui devient le manuel incontournable des militants (Stéphane Sirot, Maurice Thorez, Presses de Sciences Po, Paris 2000).

 LA RESTAURATION DU CAPITALISME
C'est ainsi qu'un apparatchik membre du Bureau Politique du Parti politique de l'URSS, Boris Eltsine, dans la logique d'un système soviétique qui, depuis 20 ans, a abandonné tous les principes (même pervertis) du socialisme et n'en exploite plus que le nom, opère ouvertement, avec l'appui des États-Unis et de l'ensemble du monde capitaliste, le passage de la tentative illusoire de Gorbatchev d'une réforme du socialisme à une restauration du capitalisme.
La mise en scène du « coup d'Etat» du 19 août 1991, qui porte Eltsine au pouvoir, est révélatrice.
Le groupe des comploteurs est au sommet de l'État et de ses moyens de répression, dominant les ministères de la Défense et de l'Intérieur, et tout l'appareil du Parti. Or, des 180 divisions que compte l'armée soviétique, ils n'en contactent que quinze, et n'en mobilisent que cinq, avec ordre de ne pas tirer. En même temps, comme dans le plus extravagant scénario d'Hollywood - sans doute l'empire du mal, comme disait Reagan - ils commandent à une usine de Pskov... 250 000 paires de menottes!
Du côté du ministère de l'Intérieur, aucune communication téléphonique intérieure ou extérieure n'est coupée, sauf celle de Gorbatchev.
Souviens-toi, p. 76-77

 La mission confiée à Boris Eltsine lorsqu'il fut flanqué de son conseiller américain Jeffrey Sachs, est précisément de livrer son pays à cette prostitution. Il suffit pour cela, selon les directives du syndic de liquidation Jeffrey Sachs, qui fut désigné par les Etats-Unis, de se soumettre, contre promesse d'aide financière, aux exigences du «Fonds Monétaire International » (F.M.I.), bras temporel des Etats-Unis pour la politique économique à 1'égard du tiers monde.
Boris Eltsine, suivant les consignes de son mentor américain, a appliqué à la lettre le programme du F.M.I. avec une docilité exemplaire, organisant le chaos.
La privatisation systématique est décidée par cet ancien dirigeant communiste dogmatique et autoritaire. Dirigeant jusqu'en 1989 de la Fédération communiste de l'Oural et membre du Bureau Politique, Eltsine, reniant en bloc tout son passé, s'est converti en ennemi implacable du communisme et du socialisme. Il est, comme tel, utilisé pour détruire de fond en comble l'économie et l'État, afin de laisser place aux affairistes et aux spéculateurs internationaux.
Souviens-toi, p. 83

LES ETATS-UNIS, AVANT-GARDE DE LA DECADENCE
Pour comprendre comment, aujourd'hui, la désintégration des mœurs et des arts a pour l'une de ses causes essentielles la diffusion (et les illusions) du «mode de vie américain », il est nécessaire de situer le problème dans la perspective de l'histoire américaine, car la décadence de la culture, ne jouant aucun rôle régulateur dans la vie de la société, découle de la formation et de l'histoire des États-Unis. En Europe, la culture et les idéologies ont toujours joué un rôle important dans la vie politique, qu'il s'agisse par exemple de l'Europe de la Chrétienté, de l'âge des Lumières et de la Révolution française, du siècle des nationalités - et des nationalismes - ou du marxisme et de la Révolution d'octobre. En Amérique, en dehors des autochtones indiens dont la haute culture régulait les relations sociales (comme chez les Incas), mais qui ont été décimés à 80 % par le grand génocide, refoulés, marginalisés et finalement parqués dans les réserves, tous les hommes qui peuplent aujourd'hui les États-Unis sont des immigrants. Quelles que soient leur origine et leur culture première, ils sont venus essentiellement pour chercher du travail et gagner de l'argent. Irlandais ou Italiens, esclaves noirs déportés aux Amériques, Mexicains ou Portoricains, ils avaient chacun leur religion et leur culture; mais pas une religion et une culture communes. Le seul lien qui les rassemble est analogue à celui qui lie le personnel d'une même entreprise. Les États-Unis sont une organisation de production régulée par la seule « rationalité» technologique ou commerciale, à laquelle on participe comme producteur ou consommateur, avec pour seule fin un accroissement quantitatif du bien-être. Toute identité personnelle, culturelle, spirituelle ou religieuse est considérée comme une affaire privée, strictement individuelle, qui n'intervient pas dans le fonctionnement du système. A partir de telles structures sociales, la foi, la foi en un sens de la vie, ne peut vivre que dans quelques communautés qui ont gardé l'identité de leur culture ancienne, ou chez quelques individus héroïques. Dans l'immense majorité de ce peuple, Dieu est mort, parce que l'homme y a été mutilé de sa dimension divine: la quête du sens. La place est alors libre pour le pullulement des sectes et des superstitions, les évasions de la drogue ou du petit écran, le tout recouvert d'un puritanisme officiel qui s'accommode de toutes les inégalités et de tous les massacres, et leur sert même de justification.
Les Etats-Unis avant-garde de la décadence, pp. 21-22
 La violence la plus sanglante et sa caution par une religiosité hypocrite est un trait permanent de l'histoire des États-Unis, depuis leur origine. Les premiers puritains anglais qui débarquèrent en Amérique y apportaient la croyance la plus meurtrière pour l'histoire de l'humanité: celle de « peuple élu », légitimant, comme des « ordres de DIEU », les exterminations et les vols de la terre des autochtones selon le modèle du livre biblique de Josué, où le « DIEU des armées» donne à « son» peuple la mission de massacrer les premiers habitants de Canaan et de s'emparer de leur terre.
De même que les Espagnols avaient appelé « évangélisation» le génocide des Indiens du sud du continent, les puritains anglais invoquèrent, pour justifier leur chasse aux Indiens et le vol de leur terre, le livre de Josué et les «exterminations sacrées» (herem) de l'Ancien Testament. « Il est évident, écrit l'un d'eux, que DIEU appelle les colons à la guerre. Les Indiens se fient à leur nombre, à leurs armes, aux occasions de faire le mal, comme probablement les anciennes tribus des Amalécites et des Philistins qui se liguèrent avec d'autres contre Israël. » (Truman Nelson: « The Puritans of Massachussets : From Egypt to the Promised Land. Judaïsm. » Vol. XVI, n° 2. 1967.)
Ibidem, p. 23
 Les États-Unis sortirent de la guerre dans une position de domination totale, une position sans parallèles historiques. Leurs rivaux industriels avaient été détruits ou sérieusement affaiblis, alors que leur production industrielle avait presque quadruplé durant les années de guerre.
Les États-Unis possédaient, à la fin de la guerre, la moitié de la richesse mondiale, alors que leurs pertes humaines étaient dérisoires comparées à celles du reste du monde. Cette guerre avait coûté à l'Allemagne plus de 7 millions et demi de morts (dont la moitié de civils), à la Russie plus de 17 millions de morts (dont 10 millions de civils), à l'Angleterre et à la France un million de morts, dont 450 000 civils, aux États-Unis 280 000 soldats (l'équivalent des morts par accidents d'automobiles aux États-Unis pendant la durée de la guerre).
Ibidem, p. 33
 Le« nouvel ordre mondial» rêvé par les dirigeants américains est un autre nom pour la domination mondiale des États-Unis.
Le « droit d'ingérence» est le nouveau nom du colonialisme. Débarrassées du contrepoids de l'Union Soviétique (bradée par les dirigeants russes et désintégrée par les nationalismes), les Nations Unies, composées désormais des États-Unis, de leurs débiteurs et de leurs clients, deviennent une chambre d'enregistrement des volontés américaines pour leur servir de couverture et d'alibi. La gigantesque machine militaire américaine, constituée au temps de l'affrontement Est-Ouest, devenait disponible pour d'autres tâches. L'Europe ne pouvait être une rivale mais une vassale. Le traité de Maastricht dit explicitement, à trois reprises qu'il s'agit d'en faire :"le pilier européen de l'Alliance atlantique".
Ibidem, pp. 74-75

Politique et finalité humaine.
Ce cauchemar n'est pas seulement dans le gouffre de nos écrans, mais au cœur même de nos vies et c'est à ce niveau aussi qu'il faut le combattre; la politique ne devenant alors que l'extérieur de l'intériorité des arts et de la foi. La prétention à la domination mondiale des États-Unis est devenue si évidente (par le délabrement de la vie qu'ils prétendent exporter et imposer au monde entier), qu'elle soulève des colères à l'échelle universelle. L'Europe même, partageant pourtant les privilèges de l'Occident, commence à s'éveiller de la longue torpeur qui l'empêchait de prendre conscience qu'elle est en train d'être dépendante sinon colonisée.
Ibidem, p. 149

16 janvier 2014

Eveilleurs


Intervention de René Nouailhat pour l’éméritat de Luc Collès
à l'Université catholique de Louvain
le 11 décembre 2013




 Luc Collès. Photographie empruntée au site de l'ABPF

Monsieur le Vice-recteur, Monsieur le Doyen,
Mesdames et messieurs les responsables et les professeurs de l’Université Catholique de Louvain,
chers proches et amis de Luc Collès,

Quel privilège, et quel grand plaisir, de dire quelques mots ici en hommage au professeur Collès, à notre cher Luc.
Je le fais au titre de la situation qui était la mienne au Centre Universitaire Catholique de Bourgogne, où j’ai assuré la direction des études et de la recherche jusqu'à cet été et où, dans cette responsabilité, j’ai invité et accueilli Luc depuis 1997. Je le fais aussi au nom de mes collègues et amis du CUCDB, son président Pierre-Henri Lemaire, son directeur général Philippe Richard, le directeur de l'IFER Eric Vinson, et notre ami commun Jean-Claude Rizzi, fondateur du CUCDB, ancien directeur du groupe Saint-Bénigne où Luc intervient aussi, et consul de Belgique à Dijon ; il est bien sûr de tout cœur avec nous aujourd’hui.
Mon propos voudrait rendre hommage à un homme de grande culture, et surtout d’interculture, à un homme de convictions, à un éveilleur de sens.
*
 Tout d’abord, l’homme de culture, de culture large, de cultures au pluriel.
La culture, c’est apparemment de l’identitaire. C'est une façon d’être avec, d’être par, d’être pour, d’être dans. C’est ainsi que l’on parle d’une culture familiale, d’une culture d’entreprise, d’une culture nationale, ou de culture méditerranéenne.  Mais nous savons bien que toutes les cultures sont poreuses, et aujourd’hui plus que jamais prises dans la logique d’irrésistibles rencontres, d’influences et de contaminations réciproques, et de transformations. Jean Claude Guillebaud appelle à "comprendre comment se construit sous nos yeux une modernité métisse à laquelle toutes les sociétés humaines sont aujourd’hui conviées"
Dans le champ francophone, Luc est de la sorte homme de l’interculture, de cultures croisées et en dialogue, et de ce fait de profonde reliance. Ce que dit bien le titre d’un de ses ouvrages : Littérature comparée et reconnaissance interculturelle. Ses analyses nous décentrent d’une rive à l’autre de la Méditerranée, et au-delà, car sa curiosité est sans frontières. Je n’oublierai jamais son enthousiasme quand il a découvert l’établissement de Dakar où je lui avais proposé de faire un cours pour une formation du CUCDB délocalisée au Sénégal, à Sainte-Marie de Hann : Luc y a trouvé un lieu fièrement ouvert à toutes les cultures du monde, cultures de toutes les époques et de tous les temps, au service d’une éducation à la paix. Une école qui honorait tout particulièrement Nelson Mandela, figure de l’humanisme universel, comme viennent de le manifester l’émotion et la reconnaissance mondiale de cette grande figure du combat pour la paix et la justice.
Je profite de cette évocation pour te dire, Luc, les félicitations et les amitiés que la directrice de ce bel établissement, Marie-Hélène Cuenot, m’a chargé de te transmettre.
*
Ensuite, l’homme de conviction.
Ta passion de la diversité culturelle t’a plongé dans la complexité de notre monde. Elle t’en a fait ressentir profondément les drames, les déséquilibres, les injustices, les souffrances. Tu n’en es pas un spectateur dégagé, mais tu en es un témoin engagé, au nom de ta foi chrétienne et avec ton empathie pour les différents mondes culturels.
Sous ta délicieuse douceur et ton apparente candeur, tu es un homme de fortes convictions. Tu respectes chaque personne, mais pas nécessairement toutes les idées ni tous les comportements. Tu es ferme sur les critères de discernement que sont pour toi les Droits de l’homme et les valeurs de l’Evangile. Ce qui te conduit, en situation de transmission, à l’exigence de donner des repères existentiels, et c’est en ce sens que tu pratiques l’enseignement de la littérature.
Les repères existentiels étaient jadis transmis à tous par les Eglises. Ces structures se sont délitées, et cette transmission se fait aujourd’hui autrement, selon d’autres modalités et souvent dans de nouvelles recompositions. Comme Luc l’écrit au début de son étude sur Neutralité et engagement, "au moment où les religions perdent leur emprise sur la société et subissent une importante désaffection, on découvre l’intérêt des faits religieux d’un point de vue culturel, historique et patrimonial".
C’est dans cette perspective qu’il fut envisagé de développer l’enseignement du fait religieux en France voici douze ans, notamment dans le domaine des Lettres. L’éclairage n’y est plus confessionnel, mais laïque, au sens français de l’expression. Le fait religieux y est saisi dans sa double dimension factuelle et spirituelle : le factuel par les textes et le contexte social par lesquels ils sont produits, et le spirituel par lequel ces textes prennent forme et sens.
C’est là un programme qui convenait parfaitement à Luc, à ses recherches, et à son évolution personnelle, comme il l’a évoqué lors du symposium que nous avons organisé ensemble à l'UCL, dans ce même amphithéâtre, en avril dernier. Je le cite : "J’ai commencé mes recherches en lettres en pleine période formaliste. Nous étions à la fin des années 70. A la manière de Todorov qui, dans Devoirs et Délices, en vient non pas à renier, mais à dépasser sa période formaliste, je pense être devenu aujourd’hui un passeur de frontière en quête de sens. J’ai pris conscience que, pendant quatorze ans, comme professeur de français dans le secondaire, j’avais véhiculé une conception étriquée de la littérature, qui la coupait du monde dans lequel on vit. Dorénavant, mes étudiants constatent que la littérature leur permet de s’interroger sur leur identité et sur les rapports qu’ils nouent avec les autres hommes et avec notre environnement. C’est ainsi qu’ils s’émancipent par le savoir". Et Luc Collès d’ajouter : "Le premier conseil à donner à l’enseignement est qu’il n’oublie pas l’herméneutique anthropologique".
Le parcours de Luc est ainsi emblématique de l’histoire intellectuelle européenne des années 1970-2000, depuis le formalisme structuraliste jusqu’à la réaffirmation du sujet - le sujet lecteur comme le sujet auteur -  et l’émergence des questions du sens - le sens dans la littérature ou le sens de la littérature. Ce fut aussi la trajectoire du philosophe Roger Garaudy, qu’il aime citer en écho à son propre itinéraire. Sortir des schématismes d’une pensée dogmatique, Garaudy s’est lui aussi ouvert à d’autres mondes, au monde de l’Autre, à la dimension symbolique, spirituelle et transcendantale de l’homme.
*
 Enfin l’éveilleur de sens.
 Réussir cette conversion de l’intelligence reste un défi. C’est le constat amer d’Edgar Morin : "La mission essentielle de l’enseignement est de nous préparer à vivre. Or il manque à l’enseignement, du primaire à l’université, de favoriser des connaissances vitales. On n’enseigne pas ce qu’est l’être humain. On n’enseigne pas non plus la compréhension d’autrui et de soi-même". Cette compréhension, il faut parvenir à la mettre en mots. Ce n’est pas gagné.
Nous n’y sommes pas préparés. Comme le dit le professeur Maurice Sachot, notre collègue et président de nos jurys rectoraux à Dijon : "Certes les connaissances que nous avons des faits religieux sont considérables. Mais nous ne savons pas les traiter. Les catégories que nous utilisons pour en rendre compte ne sont pas des catégories scientifiques. Elle sont tautologiques, elles reprennent purement et simplement celles que les religions ont-elles même façonnées pour se penser et se dire. Les enseignants se sentent particulièrement démunis pour aborder la question des faits religieux. Ils ne disposent pas d’outils conceptuels satisfaisants". On le voit en histoire, où la présentation des religions en leurs genèses reste marquée par les visions apologétiques de ce qu’on appelait l’histoire sainte. Ce l’est tout autant en littérature où devrait émerger la problématique existentielle. 
Ce défi, Luc a su le relever à Dijon, par une fine mise en synergie du croire et du savoir et par les outils de l’interculturalité. Du "fait religieux", Luc en saisit les expressions symboliques par lesquelles se vivent les identités et les représentations par lesquelles se construisent les apprentissages. Il les poursuit par une immersion dans le monde de l’autre pour en analyser les recompositions et les métissages, par son empathie pour en comprendre ce qui s’y vit.
J’ai appris de Luc que c’était là le sens belge de la neutralité. Non un no man’s land des convictions dans lequel, pour reprendre un mot de Roger Garaudy, on laisserait "les hommes sans repères, livrés à un scientisme d’ordinanthrope", mais une posture d’équité pour toujours d’abord tenir compte de l’autre, de ses stéréotypes, les élucider pour former à l’esprit critique.
C’est donc comme didacticien du fait religieux que Luc a enseigné à Dijon depuis plus de quinze ans, dans le cadre de la convention qui a pu lier le CUCDB à l’UCL pour la formation des enseignants. Une formation au contenu original assurée par Luc et la trentaine de ses collègues dont il a su solliciter les compétences dans le programme du DU "Sciences et enseignement des religions", monté avec Bernard Descouleurs, puis dans celui du master d’Etat "Sciences de l’Education et de l’enseignement du fait religieux".
Cette formation a marqué nos étudiants. Le décentrement auquel invite le questionnement de la méthode interculturelle est aussi un excentrement, un travail sur soi qui fait grandir, par la compréhension de l’autre, la compréhension de soi. "Comment accueillerons-nous l’étranger si à nous-mêmes nous sommes devenus étrangers ?", interrogeait Dominique Ponnau, directeur de l’Ecole du Louvres, lors d'une de nos sessions. La méthode interculturelle de Luc Collès sait y répondre par l'analyse et la générosité. C’est une pédagogie de l’intelligence et du cœur.
*
 Homme de cultures plurielles et passeur de frontières, didacticien et pédagogue, éveilleur de sens, de grand courage intellectuel, universitaire de convictions et d’engagements, telles sont les qualités que je voulais particulièrement souligner pour exprimer à notre ami Luc mon admiration et ma gratitude.
J’ai eu cette chance merveilleuse : nos chemins se sont croisés, et nous en avons fait un chemin partagé, un chemin de profonde fraternité.

14 janvier 2014

Avortement du socialisme au XXe siècle, pourquoi ?



LES ESSAIS AVORTÉS
DU SOCIALISME

Il a fallu deux siècles, après la Révolution française, pour dénoncer
ce que Marx a appelé, dès le milieu du siècle dernier, les « orgies
du capitalisme», pour prendre conscience du retour à la jungle
constituée par l'idéologie et la pratique de la « liberté du marché »
qui a conduit aujourd'hui à la cassure du monde en deux : Nord et
Sud, avec les conséquences du modèle occidental de croissance : i l
coûte au Tiers Monde, de morts autant qu'un Hiroshima tous les
deux jours... et l'écart ne cesse de grandir.
A l'intérieur même des pays riches ne cesse de croître une cassure
semblable entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas : la montée
inexorable du chômage, de l'exclusion, de l'inégalité... et l'écart ne
cesse de grandir.
Actuellement un tiers de 2 800 millions de travailleurs sur la
Terre sont chômeurs. Entre 1990 et 1993 la production des pays du
Tiers Monde a baissé de 10 %.
Il en fut de même avec la restauration du capitalisme dans les
pays de l'Est : en 1992, 73 % des foyers bulgares avaient un revenu
inférieur au salaire minimum officiel, contre 42 % en 1990. En 1992
plus de 50 % des foyers polonais atteignaient le niveau de pauvreté
contre 40 % en 1991. Il en était de même en Union Soviétique où
100 millions de personnes avaient des revenus inférieurs au seuil de
la pauvreté en 1991.
Dans les pays subsahariens le taux de chômage atteignait 51 %,
le double des années 50.
En Amérique Latine le chômage, dans les secteurs urbains, est
passé de 13,4 à 18,6 %.
Alors que 350 personnes disposent d'un revenu égal à 2 milliards
et demi d'habitants dans le monde.
La Révolution française avait remplacé les hiérarchies du sang
par les hiérarchies de l'argent, en prenant soin, par la loi « Le
Chapelier » (17 juin 1791), d'interdire l'organisation ouvrière. Elle
désarmait par avance les couches sociales défavorisées susceptibles
de mettre en cause les nouvelles hiérarchies. Cette interdiction
durera un siècle, jusqu'à la création des syndicats (1887). Babeuf
(1760-1797) avait montré les limites de cette révolution créant de
nouveaux rapports fondés sur la défense de la propriété, et la
« liberté » pour elle de s'accroître au détriment des non-propriétaires.
Dans le n° 34 de son « Tribun du peuple », Babeuf, écrit
déjà : « Qu'est-ce que la Révolution française ? - Une guerre déclarée
entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres.»
Contre l'anarchie économique du régime thermidorien, en 1795,
dans son « Manifeste des plébéiens », paru dans le numéro 35 de son
« Tribun du peuple » il dénonce « la loi barbare dictée par le capital .»
Il se suicida avant d'être exécuté à Vendôme le 28 mai 1797.
Napoléon consolida par la dictature le système créé au nom de
la « liberté ». L'un de ses ministres, Champigny, représentant
typique de la nouvelle aristocratie d'argent, écrivait au comte
d'Antraigue, « légitimiste » resté fidèle à l'Ancien Régime : « Il nous
faut un Roi qui soit Roi parce que je suis propriétaire. » (Lettre du 21
août 1801)
Napoléon avait en effet codifié de la manière la plus lucide et la
plus systématique, dans le « Code Napoléon » de 1804, les principes
de propriété et de « laissez-faire » instaurés depuis 1789.
Louis Blanc (1812-1882) dans son « Histoire de 10 ans», a discerné
cette idée maîtresse : « Napoléon, dit-il , a continué l'oeuvre de
l'Assemblée Constituante. La tyrannie cachée dans le principe du «laissez-
faire », il l'a favorisée. En un mot, il a fortifié tout ce qui sert de base,
aujourd'hui, à la domination bourgeoise. »
Napoléon donnait en effet le premier exemple de cette vérité,
vérifiée depuis lors, de Louis-Philippe à Napoléon III, et à
Pinochet, que le « libéralisme économique » loin de se confondre
avec la liberté de l'homme, s'accommode aussi bien d'un régime
politique dictatorial que d'une « démocratie » camouflant cette dictature
de l'argent.
Le système peut également trouver dans la religion ses justifications
aussi bien que dans l'athéisme. encore, Napoléon est un
précurseur. Roederer, dans ses « Mémoires » rapporte cette confidence
de Napoléon : « Une société ne peut exister sans l'inégalité des
fortunes, et l'inégalité des fortunes ne peut exister sans religion. Quand
un homme meurt de faim à côté d'un autre qui regorge, il ne lui est pas
possible d'accéder à cette différence s'il n'y a pas une autorité qui lui dise :
Dieu le veut ainsi, il faut qu'il y ait des pauvres et des riches, mais ensuite
et pendant l'éternité ce partage se fera autrement.»
C'est pourquoi cet athée tint à être couronné par le Pape.
C'est exactement le langage que, pendant la Restauration, tenait
Chateaubriand : « Un État politique où des individus ont des milliers de
revenus, tandis que d'autres individus meurent de faim, peut-il subsister,
quand la religion n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour
expliquer le sacrifice ? » (Mémoires d 'Outre Tombe.T.VL, p. 451, Ed.
Brie).
Au milieu du XIXe siècle Louis Veuillot (1813 -1883) proclame :
 Quand on ne croit pas en Dieu, il faut être propriétaire pour croire à l a
propriété. » (C'est dans ce contexte qu'il faut situer la formule de
Marx de 1845 : « La religion est l'opium du peuple ».)
Le socialisme est né d'abord de la révolte contre l'inhumanité du
système de la « liberté économique » dont prenaient conscience des
chrétiens qui refusaient de s'en rendre complice. Le Père
Lacordaire, par exemple, formulait le principe même de cette
déshumanisation de l'homme : « Entre le fort et le faible, c'est la liberté
qui opprime et la loi qui libère. »
Le socialisme est né de la recherche de cette « loi » qui permettrait
à l'homme de devenir humain. Il y a, jusqu'ici, échoué trois
fois : en 1848, n'étant qu'une révolte, i l fut vaincu en trois jours. En
1871, la Commune de Paris ne vécut que trois mois et fut écrasée
par les forces conjointes de Bismarck et de Thiers, l'armée prussienne
encerclant Paris et rendant à Thiers les soldats faits prisonniers
à Sedan par la trahison de Bazaine, demandant au chef des
armées prussiennes de laisser son armée assiégée sortir de Sedan
pour prévenir une insurrection possible à Paris.
En Union Soviétique l'espérance renaissait avec la Révolution
d'Octobre 1917 pour succomber 70 ans plus tard : elle vécut en état
de siège dès sa naissance, par la volonté de Clemenceau et de
Churchill inventant les premiers « la politique du fil de fer barbelé
», ancêtre du « Mur de Berlin » qui tentait d'y répondre.
L'encerclement capitaliste, depuis le soutien accordé, dès 1918,
aux contre-révolutionnaires, comme Denikine ou Wrangel, par
tous les gouvernements capitalistes d'Europe, jusqu'à la « guerre
froide » contre l'« Empire du mal », jusqu'à la « guerre des étoiles »
de Reagan, ne s'interrompit que quatre ans : après avoir vu en
Hitler le meilleur « rempart » contre le bolchevisme, et avoir favorisé
sa montée en puissance en lui fournissant, jusqu'en 1938 l'acier,
l'argent et les concessions nécessaires (comme Munich en 1938)
pour lui permettre d'exercer cette fonction.
Alors qu'Hitler, comme préalable à l'exécution de cette fonction,
veille à n'être pas pris en tenaille entre l'Est et l'Ouest, envahit la
France et bombarde l'Angleterre, le seul salut pour elles fut l'Union
Soviétique et ils durent faire alliance avec elle.
Elle subit l'invasion et l'occupation massive des deux tiers de
l'armée allemande et, finalement libéra l'Europe, à partir de
Stalingrad et jusqu'à Berlin, en brisant l'armée allemande.
Lorsqu'elle eut payé dans cette guerre le plus lourd tribut d'héroïsme
et de sacrifices (17 millions de morts), le cercle se referma sur
elle dès le « discours de Fulton » de Churchill (1946) inaugurant la
nouvelle croisade.
L'Union Soviétique succomba, non par une défaite militaire mais
par une implosion économique et politique ; non parce qu'elle avait
suivi les doctrines de Marx, mais parce qu'elle les avait trahies.
Marx avait reconnu dans la Commune de Paris la «forme enfin
trouvée » d'un régime socialiste. Or, ce qui caractérisait la Commune
de Paris, c'était, sur le plan économique, la gestion par les travailleurs
eux-mêmes des entreprises abandonnées par leurs propriétaires
capitalistes qui avaient rejoint la contre-révolution versaillaise
de Thiers.
C'est ce que Lénine appellera plus tard, dans son dernier article
dans la « Pravda », le « système coopératif » qui était pour lui l'essence
du socialisme, et que l'on appellera, en 1968, « l'autogestion».
Sur le plan politique, Marx n'avait cessé, depuis la fondation,
par lui, de la Première « Internationale » (1864), de refuser tout
principe de « parti unique » : il entendait au contraire y réunir tous
ceux, quelle que soit leur idéologie, qui entendaient briser le système
capitaliste. Lorsqu'il salue, comme « forme enfin trouvée »
d'un régime socialiste, la Commune de Paris, les 60 membres du
Comité central de la Commune comptent une large majorité de
« proudhoniens », une minorité de « blanquistes » et un seul
« marxiste ».
Sur le plan national, la Commune est fondée sur un principe de
« fédéralisme » très décentralisé (qui ne peut se réaliser dans les
faits que parce que Paris était isolé du reste de la France par les
armées prussienne et versaillaise).
L'éphémère « Commune de Marseille », avec Crémieux, s'était
créée sans la moindre intervention de celle de Paris.
Le système soviétique s'est constitué à l'inverse de ces principes
: avec un centralisme planificateur qui excluait non seulement
toute « autogestion » ou un véritable système coopératif mais lui
substituait une coercition souvent sanglante à partir de la direction
centrale.
Un parti unique excluant lui aussi toute initiative de la base, et
imposant, en tous domaines, de l'économie à la religion et aux arts,
un dogmatisme étouffant et meurtrier.
Une « fédération » rendue purement formelle et fictive par les
deux institutions précédentes : la planification centralisée et le
« parti unique ».
Quelle est la racine de cette déviation ?
Sans oublier les causes externes : l'interférence, dès le départ,
des problèmes de la construction du socialisme et des problèmes du
sous-développement dans un pays dont le capitalisme était déjà
retardataire par rapport à ceux de l'Europe occidentale ; l'encerclement
des pays capitalistes, leurs boycotts et leurs interventions qui
contraignirent l'Union Soviétique à tenter de franchir à marches
forcées les étapes de développement industriel depuis longtemps
dépassées à l'Ouest de l'Europe ; la saignée humaine et matérielle
d'une guerre contre Hitler dont elle supporta le poids le plus
lourd ; l'émulation forcée d'une épuisante course aux armements
imposée par celle des États-Unis et de ses vassaux pendant la guerre
froide, l'on ne peut sous-estimer les causes internes.
D'abord une lecture littéraliste et intégriste de Marx qui préten-
dit imposer à un pays sous-développé un modèle de croissance
dont Marx avait dégagé les lois à partir d'une situation historique
tout à fait différente.
1 - Marx avait formulé les lois de croissance optimale du capitalisme
le plus avancé de son temps, le capitalisme anglais, en établissant
une relation algébrique entre les investissements destinés à
la production des instruments de production et ceux consacrés à la
production des biens de consommation. Seule théorie de la croissance
qui ait vécu plus d'un siècle.
Des disciples dogmatiques firent, de cette loi descriptive du
développement du capitalisme anglais au XIXe siècle, une loi normative
du développement du socialisme russe du XXe siècle. Erreur
fatale qui empêchait désormais de penser le socialisme à partir de
ses fins, et faisait un dogme de la priorité absolue de l'industrie
lourde, reproduisant ainsi l'inhumanité de l'industrialisation sauvage,
au début du XIXe siècle, en Angleterre et en France.
Dans les conditions de retard économique de la Russie en 1917,
puis de la reconstruction après les ruines de la Seconde Guerre
mondiale, la primauté de l'impératif de croissance industrielle put
apparaître comme une nécessité historique pour n'être pas écrasé
par l'encerclement des puissances capitalistes.
Les ravages humains ne devinrent évidents qu'après le décollage
industriel (1937 et les grands procès), mais furent occultés par la
nécessité de faire face, pendant la guerre, et ne suscitèrent les premières
révoltes, en Allemagne, en Hongrie, puis en
Tchécoslovaquie notamment, qu'après la reconstruction.
2 - La deuxième perversion consista à confondre socialisation et
étatisation. Marx se moquait déjà de ceux qui définissaient le socialisme
par les nationalisations. « Bismarck, disait-il, serait le plus grand
socialiste de l'Europe pour avoir nationalisé les Postes ! »
Lénine, dans son dernier article dans la « P r a v d a » sur « le mou-
vement coopératif », définissait la socialisation comme création
d'un réseau de coopératives autogérées. A la campagne, disait-il, le
passage durera dix ou vingt ans, et devra se réaliser sur la base
d'expériences réussies, sans anticiper sur la prise de conscience, par
les paysans, de la valeur du système. Lorsque Staline prétendit collectiviser
l'agriculture en quelques mois et par voie autoritaire, i l
porta à cette agriculture un coup dont aujourd'hui encore elle ne
s'est pas relevée.
La « socialisation des moyens de production », dans un pays de
capitalisme retardataire, conduisait à réaliser l'industrialisation,
non à partir de coopératives autogérées, mais « par en haut », c'est-à-
dire par étatisation et centralisation. Le « plan », au lieu d'être un
instrument d'humanisation de l'économie, d'orientation de la production
en fonction des besoins humains et non du profit, devint
une institution hiérarchisée de manière quasi militaire, sans « participation
» de la base, où technocrates, bureaucrates et membres de
l'appareil du Parti détenaient tous les pouvoirs et décidaient au
nom des travailleurs, qui n'étaient pas consultés, ou de manière
purement formelle, sans influence sur les directions centrales.
Cette conception du rôle de l'État est en contradiction radicale
avec celle de Marx.
3 - La troisième perversion majeure a consisté à confondre la planification,
qui n'a qu'un rôle d'orientation, avec une méthode de
gestion par en haut, déterminant les investissements, les prix, les
normes de production, la distribution commerciale, les dévolutions
de pouvoir, à partir d'une bureaucratie centrale et des appareils
locaux désignés par elle.
Cette triple perversion a conduit l'économie au chaos, et la liberté
au cachot. Ce qu'il y avait de pire dans le développement de ce
« socialisme », ce sont ces emprunts aux postulats de base du capitalisme,
à la croyance occidentale en un modèle de développement
unique confondu avec la croissance quantitative assurée par les
sciences et les techniques de l'Occident.
Ce qui est mort avec l'Union Soviétique, ce n'est donc pas le
marxisme mais sa tragique caricature.
Jamais, au contraire, la prospective de Marx n'a été vérifiée avec
plus d'éclat.
Comme jamais n'a été vérifiée avec plus d'éclat la fausseté de la
prospective d'Adam Smith et de son « libéralisme économique ».
La thèse majeure d'Adam Smith : « si chacun poursuit son intérêt
individuel le bien-être général sera assuré », a été réfutée par deux
siècles de polarisation de la richesse aux mains d'une minorité et la
misère, chômage et l'exclusion pour une part croissante de l'humanité,
non seulement dans les pays anciennement colonisés mais
aussi chez les anciens et nouveaux colonisateurs.
La thèse majeure de Marx c'est que le capitalisme crée des
richesses (et sur ce point i l ne lui ménageait pas ses éloges) mais
qu'en même temps i l crée la misère par les inégalités qu'il engendre
nécessairement.
Le bilan tragique du provisoire triomphe, à l'échelle mondiale, du
« libéralisme économique », peut se caractériser en deux formules :
* U n monde cassé, où la « croissance » des Occidentaux coûte un
Hiroshima tous les d'eux jours aux quatre cinquièmes du monde ;
* U n monde cassé où, dans les pays occidentaux, ne cesse de
croître le nombre de chômeurs, d'exclus, de désespérés.

Qui avait raison ? Adam Smith ou Karl Marx ?
L'histoire a jugé : ce qui aura caractérisé le XXe siècle, c'est la
faillite du « libéralisme » économique et non du socialisme.
Le XXIe  siècle ne survivra que s'il abandonne radicalement le
premier et s'il sait créer une forme nouvelle du socialisme (quel que
nom qui lui soit donné) pour sortir de la préhistoire animale où
l'homme est un loup pour l'homme et entrer dans une histoire « à
visage humain et divin. »

Un tel socialisme, ayant vocation de créer l'unité symphonique
du monde à partir de la fécondation réciproque de toutes les cultures,
ne peut naître de la seule civilisation occidentale.
Lénine rappelait, avec juste raison, que la pensée de Marx avait
trois sources :
*La philosophie allemande,
"L'économie politique anglaise,
*.Le socialisme français.
Marx lui-même avait conscience que la trajectoire historique
qu'il dessinait (communisme primitif, esclavage, féodalité, capitalisme,
puis socialisme et communisme) ne s'appliquait à la rigueur
qu'aux civilisations du monde méditerranéen, et devait déjà
prendre en compte les particularités germaniques.
Il n'a cessé de critiquer les lectures dogmatiques (nous dirions :
« intégristes ») de son oeuvre. S'élevant, par exemple, contre une
telle interprétation de ses écrits par un journaliste russe,
Mikhaïlovski, i l écrivait, en 1877, au directeur de la revue : « mon
critique se sent obligé de métamorphoser mon esquisse historique de la
genèse du capitalisme en Europ e occidentale en une théorie historico -
philosophique de la marche générale imposée par le destin à chaque
peuple, quelles que soient les circonstances historiques où celui-ci se trouve,
de façon à ce qu'il puisse ultérieurement parvenir à la forme d'économie
qui assurera avec la plus grande expansion des pouvoirs productifs du
travail social le développement le plus complet de l'homme. Mais je  lui
demande pardon. C'est me faire trop d'honneur et trop de honte.»
Dans une lettre à Vera Zassoulitch, du 8 mars 1881, i l disait ne
pas connaître les prétendus « marxistes » russes qui ne tenaient pas
compte du développement historique propre de leur pays, notamment
de l'existence des communes rurales à partir desquelles pou-
vait peut-être se créer un socialisme qui ne naîtrait pas des contradictions
d'un capitalisme hautement développé comme en
Angleterre. Il rappelait que son schéma était « expressément restreint
aux pays de l'Europe occidentale. »
A plusieurs reprises, et notamment dans la préface de sa
« Contribution à la critique de l'économie politique», il évoque la
spécificité d'un « mode de production asiatique » qu'il étudiait à
partir d'une étude sur la société indienne, notion que les théoriciens
soviétiques ont officiellement écartée comme « antimarxiste » (!), au
cours des discussions de Tiflis et de Leningrad, en 1930 et 1931,
alors que Marx (à partir des connaissances très pauvres que l'on
pouvait avoir de son temps sur les civilisations non-occidentales)
avait amorcé l'étude des « formes précapitalistes de la production
et des types de propriété » dans ses « Principes d'une critique de
l'économie politique» de 1857-1858. (Voir : Marx. OEuvres. Économie,
vol. II, p. 312 à 355. La Pléiade)
Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir sur l'extrapolation
de ces thèses par Mao-Tsé-Tung substituant, implicitement ou
explicitement, aux « trois sources » occidentales de Marx, la dialectique
du Tao à côté de celles de la philosophie allemande, le moralisme
confucéen en opposition au « libéralisme marchand »
d'Adam Smith, les « révoltes paysannes chinoises au socialisme
français », l'on ne saurait les considérer comme « antimarxistes »
mais au contraire comme un essai de ne pas considérer le marxisme
comme une philosophie de l'histoire du genre de celle de Hegel
qui, dans son histoire de la philosophie, ne traite nulle part de la
pensée non-occidentale et commence directement par la philosophie
grecque.
Est aujourd'hui nécessaire la remise en cause fondamentale de la
culture et de la civilisation de l'Occident, de leurs postulats, de leur
rôle destructeur des autres cultures à partir de l'idée maudite de
« peuple élu » (qui implique le refus de l'autre et même son extermination).
L'Occident s'en est emparé pour nier ou détruire l'altéri-
té des autres formes d'humanité. Sa décadence finale, met en péril
l'avenir même de l'homme.
Le temps est révolu du monologue culturel de l'Occident. De ses
sécessions et de son hégémonie.
Le temps est venu du dialogue des civilisations si l'homme veut
franchir sans mourir le troisième seuil de son Histoire.
Le premier seuil fut la naissance de l'homme avec l'outil.
Le second fut la naissance de la civilisation avec l'agriculture.
Le troisième est celui de la manipulation de l'atome au coeur de
la matière et de la manipulation des gènes au coeur de la vie.
L'homme a désormais le pouvoir d'annuler toutes ses conquêtes
antérieures. Il a le pouvoir technique, par la manipulation des
gènes, de ramener l'homme à l'animal qu'il fut avant l'outil. Il a le
pouvoir technique, par la manipulation de l'atome, d'abolir toute
trace de vie sur la terre.
Les rêves de domination de la nature de Descartes et de Faust
conduisent à la souillure du monde et à l'épuisement des ressources
naturelles.
Les dogmes d'Adam Smith ont conduit à la transformation de
l'homme en un robot avide et à la manipulation des cerveaux et des
coeurs.
D'autres civilisations, celles de l'Asie, de l'Amérindie, de
l'Afrique, de l'Islam, ont conçu et vécu d'autres rapports avec la
nature, avec l'homme, avec le divin.
Les problèmes ainsi posés à l'échelle planétaire exigent des
réponses à l'échelle planétaire.
Nous ne résoudrons ces problèmes que si nous parvenons à
recréer le tissu humain désintégré par quatre siècles de colonialisme
et d'hégémonie occidentale. Nous ne les résoudrons que si nous
parvenons à développer, entre toutes les cultures du monde, un
véritable dialogue des civilisations.
L'objectif principal du dialogue des civilisations est d'aider à la
prise de conscience - non pas seulement par quelques spécialistes
ou quelques philosophes, mais par les masses populaires profondes
- de ce que les problèmes mondiaux qui se posent aujourd'hui, et
dont les plus importants ont été engendrés par une trop longue et
exclusive hégémonie occidentale, ne peuvent être résolus que par
un dialogue avec les civilisations non-occidentales afin de concevoir
et de vivre des rapports nouveaux entre l'homme et la nature,
entre l'homme et l'homme, entre l'homme et le sacré.
Ainsi seulement peut être ouverte la perspective d'une culture
planétaire, fondant une véritable unité humaine non pas sur un
mélange éclectique, mais sur une conception non plus hégémonique
mais symphonique de la culture.

Roger Garaudy
Les Etats-Unis avant-garde de la décadence, 1997, ED. Vent du large,
Pages 93 à 106