05 septembre 2013

Kant et sa postérité: les armes de la critique



Kant représente l'apogée de la philosophie occidentale
parce qu'il en a dégagé le thème majeur : celui de la critique.
Dans sa CRITIQUE DE LA RAISON PURE, même
engoncée dans le carcan des catégories d'Aristote et des
postulats d'Euclide, il a sonné le glas du platonisme et de toute
prétention dogmatique de s'installer dans l'être et de dire ce
qu'il est. Sa découverte fondamentale, la plus féconde de toute
la philosophie occidentale, peut, très simplement, se formuler
ainsi : Tout ce que je dis de l'Être, de l'homme, de la nature,
de l'histoire, et de Dieu, c'est un homme qui le dit. Telle est
l'âme de la philosophie critique.
Déjà, au niveau de la raison théorique, il a fait de la « chose
en soi » un postulat, à la fois nécessaire et indémontrable.
Indéfinissable par définition!
Au niveau de la raison pratique celle qui traite des fins
et non des causes, il a dégagé les postulats de toute action
proprement humaine : liberté, immortalité, Dieu. Également
nécessaires et indémontrables. Nullement arbitraires. Pas plus
que le postulat d'Euclide ou celui de Riemann.
La liberté, c'est-à-dire la possibilité d'une cause autonome,
transcendant les déterminismes physiques sans les nier. C'est
l'expérience la plus quotidienne : celle de l'homme pliant à
ses fins et organisant les déterminismes sectoriels. C'est aussi
une vérité indémontrable, mais nécessaire, sans quoi la
responsabilité n'aurait aucun sens. Aucune action ni aucune
morale.
L'immortalité, c'est l’affirmation qu'il existe un point de
référence, situé à l'infini, indépendamment de tous mes désirs
et de tous mes projets partiels, pour les juger et les évaluer.       
Si ma vie était enfermée dans les limites de ma vie, un désir
partiel, de jouissance ou de pouvoir, pourrait être une fin en
soi, accessible avant ma mort. Ma volonté ne peut tenter de
coïncider avec la Guidance de Dieu qu'en postulant l'effacement
des limites de la mort.
Dieu enfin, que Kant appelle le « souverain bien » , c'est
le postulat de l'harmonie entre le bonheur et la vertu, entre
la nature et la liberté. Le « souverain bien », c'est un autre
nom du « Royaume de Dieu » des chrétiens, où causalité
et finalité ; cause première et fin dernière, ne font qu'un. Dire :
Dieu, c'est postuler que la vie a un sens.
Les Grecs, dit Kant, ne pouvaient résoudre ce problème
du « souverain bien » parce qu'ils croyaient « suffisant »
l'usage humain de la volonté et de la raison. Ils avaient fait
de leur sage l'égal d'une divinité, les uns, les épicuriens,
réduisant la vertu au bonheur, les autres, les stoïciens,
réduisant le bonheur à la vertu.
Lorsque Kant dit : « reconnaître tous les devoirs comme
des ordres divins », il franchit le seuil le plus décisif de toute
l'histoire de la philosophie occidentale : i l reconnaît les fins
désignées, depuis des siècles, par les mythes et les révélations,
mais en refusant la prétention de l'homme à parler et à agir
au nom d'un Dieu transcendant, irréductible à nos morales
et à nos logiques. Mythes et révélations sont vrais. Ils nous
désignent nos fins dernières. Mais ce ne sont pas des savoirs.
Ce sont des postulats. Nécessaires et indémontrables.
Kant déchirait nos fausses certitudes avec une froideur de
scalpel.
Sa postérité sera passionnée, véhémente.
Kierkegaard, avec sa bouleversante évocation du sacrifice
d'Abraham, le père de la foi, dans CRAINTE ET TREMBLEMENT,
nous fait partager l'angoisse de ce face-à-face de la
subjectivité et de la transcendance, au centre de toute son
oeuvre, et dégage ce caractère de postulat de la foi, au-delà
de toute raison et de toute morale : la profondeur de la foi
dépend du doute qui l'habite et qu'elle surmonte, pour agir,
par un surhumain et incessant pari.
Karl Marx, autre héritier de Kant, proclame la « fin de
la philosophie », c'est-à-dire de la philosophie de l’ être pour
inaugurer une philosophie de l 'acte, qui a pour objet non plus
d'interpréter le monde mais de le transformer. Pour devenir
le sujet, l'acteur, de cette transformation, l'homme doit se
libérer des « aliénations » et des « fétiches » qui le
dépossèdent de lui-même, et d'abord de l'aliénation de son
propre travail, dépouillé, depuis l'aube du capitalisme, de ce
qui est, en lui, spécifiquement humain : la fixation de ses fins,
l'organisation de ses moyens, et la disposition de son fruit.
Le CAPITAL est la critique militante de cette formidable
aliénation.
Nietzsche opère un passage à la limite de tout le criticisme
de Kant. Et c'est la subversion de toutes les valeurs qui
brimeraient la vie dans son déploiement créateur. Il ne nous
enseigne ni la foi, ni une vérité toute faite, mais il nous appelle
au dépassement des fausses certitudes dont nous avons fait
des idoles. La critique de Kant est ici conduite à son terme :
tout ce qui semblait acquis doit être passé au crible. Nietzsche
écrit dans LE GAI SAVOIR (III, 269). « En quoi as-tu
foi ? - En ceci : qu'il faut déterminer à nouveau le poids de
toute chose. » Le dernier chapitre : « Le Crépuscule des
idoles » s'intitule : « Le marteau parle », et nous apprenons
de ce briseur d'idoles que, selon le vers de Pouchkine, « les
coups de marteau brisent le verre et forgent le fer ».
Le vrai Dieu n'a rien à craindre du marteau des briseurs
d'idoles, ni du doute angoissé de Kierkegaard, ni de la juste
critique, par Marx, de « l'opium du peuple », ni du
Zarathoustra de Nietzsche.
C'est servir le vrai Dieu que de pousser à son terme la
critique de Kant, à travers Kierkegaard, Marx, et Nietzsche,
pour brûler dans leurs flammes les dernières scories de nos
idoles, et revivre, avec Dostoiewski, l'an zéro de la morale,
avec Einstein l'an zéro de la science, pour retrouver, dans les
sciences, la pensée dans son unité avec la vie, et, dans la
politique, l'histoire en train de se faire.
La plus grande leçon de cette fin du deuxième millénaire,
c'est qu'aucune science et aucune politique ne peuvent nous
permettre d'échapper à la mort, si elles font abstraction de
la dimension transcendante de l'homme, si elles font abstraction
de Dieu.
Le bilan de ma vie et de ma réflexion sur elle se résument
en ceci : une hypothèse de travail pour lire le monde, l'homme,
et son histoire, et, en en découvrant le sens, d'agir pour les
transformer selon le message que Dieu a envoyé aux hommes.
C'est peu, toute une vie, pour apprendre à déchiffrer ce
message, les « signes » que Dieu nous adresse, à travers la
nature entière, l'histoire humaine, et les révélations des
Prophètes.

Roger Garaudy
Biographie du 20e siècle
Pages 389 à392