30 mai 2013

Un nouveau matin du monde





L a peinture du X Xe e siècle nous a fait des yeux neufs pour un nouveau matin
du monde.

Une convention, vieille de cinq siècles, était tenue pour une nécessité naturelle : il
était entendu qu'un tableau doit nous donner une image du monde telle que peut la voir
un homme qui ne reçoit par d'autres informations que celles de son oeil, un spectateur
immobile et ne regardant que d'un oeil le cube d'une scène de théâtre. Le peintre, metteur
en scène d'un théâtre figé, devait soumettre son dessin aux exigences abstraites de la géométrie
et sa palette à celle de la physique. Réalisme d'opticien.
La peinture du X Xe e siècle nous a rappelé que c'était là une convention, parfaitement
respectable d'ailleurs, et que d'indiscutables chefs-d'oeuvre ont été créés en s'y soumettant,
mais une convention parmi d'autres. I l n'est pas exclu de nous présenter, dans un
seul tableau, les aspects successifs que peut prendre un être pour un homme qui se déplace,
qui se souvient, qui rêve, qui participe à l'action. Ce sera une autre convention, moins
abstraite d'ailleurs que la précédente. Il est même arrivé que l'on ne conçoive plus le
tableau comme un miroir où se refléterait le monde extérieur selon certaines lois d'imitation
ou de transposition, mais un écran où se projetterait le monde intérieur avec des équivalents
plastiques ordonnés selon des lois de création poétique.
La raison d'être d'une rétrospective comme celle du Musée d'Art Moderne des
Ponchettes, c'est de nous décrasser les yeux de leurs routines. Démontrer, par les maîtres du
X Xe e siècle, q u ' i l n'y a pas de vision du monde extérieur valable une fois pour toutes, que
notre perception coutumière n'est pas un fait de nature, mais une oeuvre de l'histoire, que
le découpage utilitaire, selon les lois de clivage de nos besoins immédiats, ne constitue pas
le cadre nécessaire et éternel des arts plastiques.
Peut-être est-ce là la signification la plus haute de l'esthétique : nous faire prendre
conscience de la relativité de ce que nous croyons être un monde « donné » et éveiller le
désir d'un monde construit selon la loi de l'homme.
Cette Exposition nous permet de suivre les étapes de l'abandon des préjugés d'un
réalisme optique.
Nous avons choisi, comme origine des temps, le moment où, avec Paul Signac, poussant
jusqu'à ses conséquences ultimes le principe de l'impressionnisme, le réalisme optique
atteint son point culminant et, en même temps, se transforme en son contraire.
Avec l'impressionnisme a commencé le grand dégel de la vision du monde extérieur :
accorder la primauté à la sensation subjective, c'était déjà considérer q u ' i l n'existait pas
une vision valable une fois pour toutes ; c'était rappeler que le sujet d'un tableau n'est pas
une réalité seulement extérieure, mais le rapport de l'homme avec cette réalité.
Signac saisit l'impression qui passe, telle qu'un oeil d'une merveilleuse sensibilité
peut l'enregistrer et qu'une main de virtuose peut les exprimer, avec les touches de sa
mosaïque de lumière.
Avec Bonnard, prolongeant les recherches de Gauguin et des « Nabis », est franchie
une étape nouvelle du décollement de la réalité coutumière : i l ne s'agit plus de saisir, dans
leur vie fugitive, les couleurs du réel, mais de les transposer en trouvant une traduction
plastique d'une émotion plus que d'un spectacle Chaque touche de couleur est alors référée
non à un objet extérieur au tableau et qu'elle aurait pour mission de reproduire, mais aux
touches voisines, qui réagissent sur elle, et avec lesquelles i l s'agit de composer un accord
musical.
V u i l l a r d , influencé lui aussi par les « Nabis », compose comme des symphonies
des oeuvres où un sentiment s'exprime par une atmosphère colorée où les figures, les
objets ou les paysages « passent » les uns dans les autres pour constituer un ensemble
organique merveilleusement décoratif.
L'autonomie du tableau s'affirme plus encore avec le fauvisme. Pour Matisse, le
dessin, comme la couleur ou la composition, sont des signes servant à l'expression synthétique
d'une émotion plus qu'à la reproduction d'une réalité extérieure.
Marquet, utilisant ce langage, en homme capable de dessiner comme Toulouse
Lautrec et de colorer comme Vélasquez, est le moins bavard des peintres : i l synthétise,
avec le maximum de concision, une atmosphère lumineuse et un paysage dont i l dégage
avec autorité deux ou trois plans essentiels, comme s'il en saisissait, en éliminant toute
anecdote, la vie intérieure et le sens.
Recréer un monde nouveau en transposant, par une orchestration de couleurs pures,
les sentiments vécus par l'homme, sera la tâche de tous les fauves, de Vlaminck à Dufy
qui a appris, à Nice peut-être, à percevoir d'abord la lumière ensuite seulement la couleur
et les formes, et qui nous restitue ce ton ambiant par de grands à-plats à l'intérieur
desquels une arabesque légère évoque les figures dont la couleur franchit délibérément les
contours.
Par des voies différentes, les cubistes nous aident à prendre conscience eux aussi de
la part d'activité et d'initiative humaines que comporte notre perception du monde. Ils sont
à l'origine d'un nouveau réalisme, c'est-à-dire d'un renouvellement du dialogue de l'homme
avec le monde.
A la conception traditionnellement contemplative de ces rapports entre l'homme
et le monde, ils opposent une attitude active : celle d'ailleurs qui correspond à l'expérience
nouvelle de notre époque où la « nature » qui nous entoure est de plus en plus humanisée,
fabriquée selon des plans humains, oeuvre de la technique. La réalité n'est pas donnée, elle
est construite.
Avec Picasso, nous ne sommes plus seulement spectateurs devant le monde : nous
tournons avec lui autour des choses, nous en déployons les plans et le tableau même est
une construction architecturale obéissant à ses lois propres, distinctes de celle de la
nature : détruisant systématiquement l'ordre rassurant et coutumier des choses, i l ne nous
donne pas seulement à v o i r , mais à f a i r e , à reconstruire pour notre propre compte un
monde neuf dont i l fournit quelques éléments de base. Cette peinture nous appelle non à
jouir d'un spectacle, mais à participer à la fois à une remise en cause et à une reconstruction
de notre univers.
« L'art est fait pour troubler, la science rassure », disait Braque qui, jusque dans ses
« collages », donne un sens neuf aux objets désaffectés de leur usage quotidien, et les
ordonne selon des rapports nouveaux, qui ne sont plus ceux de la géométrie, de la physique,
ou même de la vraisemblance, mais de de la musique ou de la poésie.
Juan Gris inverse plus profondément encore le mouvement spontané de la perception
routinière : conduisant à son terme l'entreprise de Cézanne de rechercher dans la
nature les grandes formes claires de l'esprit ; le cube, la sphère, le cylindre, Juan Gris a
souligné, d'un trait assuré, le tournant inauguré par le cubisme : partir des formes et des
éléments construits par l'esprit selon ses lois propres pour rejoindre et ordonner la nature
et l'humain, en maintenant toujours la primauté du tout sur les parties.
C'est peut-être Fernand Léger qui a eu la conscience la plus aiguë des exigences profondes
de l'art du X X e siècle : créer une peinture animée du même esprit que la création
technique, obéissant aux grandes lois de construction de l'objet industriel, affirmant le
même pouvoir de l'homme de transformer le monde et de créer une seconde nature.
Même ceux qui se détournent de ce monde sont pénétrés de son dynamisme. Lorsque
Chagall évoque miracles, mythes et fables, avec une fantaisie poétique qui rappellerait
celle de Bosch, si elle n'était pas faite d'anges plus que de démons, et de rêves bleus plus que
de cauchemars, c'est en refusant, pour son tableau les lois de l'espace, de la pesanteur et
de la causalité, associant objets et figures non selon les lois de la nature, mais selon celles du
rêve.
L a recherche par Masson d'équivalents plastiques pour signifier non les formes
habituelles des choses, mais leur mouvement intérieur, nous fait assister à la découverte de
signes capables de dire la force qui fait pousser les fruits, graviter les planètes, s'aimer
l'homme et la femme.
Delaunay, cherchant à exprimer le dynamisme de l'être par le contrasté simultané
des couleurs pures, indépendamment des objets ou des formes qu'elles dégagent de la
nuit, inaugure, dès 1910, ce que l ' on a appelé si improprement, l'abstraction, qui n'est rien
d'autre peut-être que la tentative de saisir le réel à un autre niveau de profondeur que
l'apparence immédiate.
Ce mouvement entier de notre temps, Guillaume Apollinaire le saluait à l'aube de
ce siècle : « O n s'achemine vers un art entièrement nouveau qui sera à la peinture, telle
qu'on l'avait envisagée jusqu'ici, ce que la musique est à la littérature. ».
De cet art nouveau, i l faut apprendre à déchiffrer le langage dont nous pourrions
résumer ainsi les caractères essentiels :
— Le dessin est de .moins en moins le contour d'une image, et de plus en plus le
signe ou l'équivalent plastique d'un sentiment, ou encore la trace ou le sillage d'un mouvement,
d'un acte ;
— La couleur n'est plus nécessairement le ton local des choses ou même le jeu impressionniste
du soleil et de la vie ; elle est, soit u n symbole de valeur émotionnelle, soit une valeur
constructive, capable de créer un espace qui n'est plus donné, mais construit ;
— La composition n'est plus une variante de la mise en scène obéissant aux
lois géométriques ou physiques des choses, mais tantôt une ordonnance simplement musicale,
tantôt une construction d'un « modèle » exprimant la structure d'un acte. Elle n'est plus
soumise aux choses extérieures et à leur ordre, elle exprime la vie propre de l'homme, son
action sur les choses, sa participation créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont la valeur ne se mesure pas par rapport à une
chose q u ' i l est censé représenter. Il vaut par lui-même, comme un objet technique, avec
cette différence qu'il n'est pas destiné à satisfaire un besoin particulier mais à offrir, à notre
époque, un « modèle » exprimant notre pouvoir de création et de transformation du monde et
notre confiance dans ce pouvoir.
Ce langage i l faut l'apprendre. Car comprendre la peinture du X Xe e siècle, c'est
comprendre l'esprit de ce siècle qui s'exprime dans sa p e i n t u r e : l'esprit prométhéen et
conquérant d'une époque où l'homme a pris conscience de sa responsabilité et de son pouvoir
de transformer le monde et de se transformer lui-même.
Est-ce à dire que chacune de ces recherches a une valeur définitive ? Qu'aucune d'elles
ne débouche sur une impasse ? En aucune façon. Mais chacune d'elles, par l'inquiétude
qu'elle éveille, par la contradiction qu'elle appelle, montre au-delà d'elle-même. Un
proverbe bouddhiste dit : « Lorsque le doigt montre la lune, les imbéciles regardent le
doigt ». Cette exposition aura rempli sa tâche si elle nous aide à regarder au-delà du doigt,
si elle nous permet, au sortir de la galerie, d'être moins assurés de nos perceptions coutumières,
de retrouver nos yeux d'enfants pour nous émerveiller devant les choses et devant
leur soleil.

Roger G A R A U D Y 

Préface au catalogue de la Première exposition "Comprendre la peinture du XXe siècle", Nice, Musée des Ponchettes, 15 juillet-15août 1966. L'oeuvre reproduite en couverture est de Juan Gris.