11 février 2013

Le dénominateur commun des intégrismes islamiques



LA S H A R I ' A CONFONDUE AVEC

LE F I QH

Quel est le dénominateur commun des
variantes actuelles de l'intégrisme qui, toutes,
sont inspirées par trois « modèles » : les Frères
musulmans dans leur deuxième version, c'est-àdire
après leur modelage intégriste en Saoudie,
la « communauté islamique » de Mawdoudi au
Pakistan, répandue par les princes saoudiens
dans le monde, et la « révolution islamique »
d'Iran?
Toutes exigent le respect de la tradition: la
s u n n a . Dans le Coran, ce mot est le plus souvent
employé en un sens péjoratif: il désigne les
coutumes préislamiques avec lesquelles le
Coran appelle à rompre.
Non seulement n'est pas envisagée, pour
l'avenir, après la mort de Mohammed, une
s u n n a du Prophète, mais, à plusieurs reprises,
Dieu rappelle à son messager qu'en dehors de la
révélation qu'il transmet dans le Coran, il doit
dire : « Je suis un homme comme vous » (XVIII,
110 ; XLI, XVIII, 110 ; XLI, 6). « Tu n'es là que
pour rappeler la parole de Dieu. Tu n'as pas
pouvoir sur eux » (LXXXVIII, 2-22).
Dans le Coran, il est ordonné de lui obéir (III,
50 ; XXIV, 54), non de l'imiter, sinon dans sa foi
(XXXIII, 21) (VX 4 et 6).
Le Prophète lui-même, selon ce que rapportent
trois de ses plus proches compagnons
— Zaïd ben Thabit, Abou Huraïra, et Abou
Saïd al Khudri —, ne voulut pas que l'on écrive
ses propos personnels, mais seulement les versets
du Coran (Al Khatib al Baghdadi, Taqyid al
Um. 29-35), afin qu'on ne risque pas de les
confondre avec la parole de Dieu.
Il considère lui-même que ses commentaires
personnels n'ont d'intérêt que lorsqu'ils
reprennent le Coran : « Après ma mort, les
propos mêmes qui me sont attribués se multiplieront,
de même que l'on a attribué en grand
nombre aux prophètes antérieurs des paroles
qui ne venaient pas d'eux. Ce que l'on publie
comme ayant été dit par moi, vous devez le
comparer avec le Livre de Dieu: ce qui est
d'accord avec lui est de moi, que je l'aie réellement
dit ou non. »
« Quand je vous donne un ordre concernant
la religion, acceptez-le. Mais quand je donne un
ordre concernant les affaires du monde, je ne
suis pas plus qu'un homme. »
« Mes propos n'abrogent pas la parole de
Dieu, mais la parole de Dieu peut abroger mes
propos. » (« Al Mishkat al Masabih », de cheik
Wali al-Din Mohammed Ibn Abd — Allah. I, 6,
lettre 3.)
C'est seulement en dehors du Coran et après
la mort du Prophète qu'est introduite la notion
de s u n n a du Prophète donnant systématiquement
une valeur normative aux propos
— hadiths — qui lui sont attribués. Pendant
deux siècles, après quelques traditions authentiques,
ce fut une inflation de hadiths : « Les
grands imams, écrit ïbn Khaldoun, ne connaissaient
pas tous autant de traditions les uns que
les autres. Abou Hanifa n'en aurait transmis
que dix-sept seulement. Malik s'en tint aux trois
cents de son Muwatta. Hanbal en cite trente
mille dans son M u s n a d  . » Par exemple Hassan
el-Basri (642-728 de l'ère chrétienne, c'est-àdire
années 21 à 100 de l'hégire), reconnu à son
époque comme l'homme le plus versé dans la
connaissance du Coran et de la vie du Prophète,
aurait, selon un contemporain, répondu au
calife omeyyade Abd el-Malik, qui l'avait interrogé
sur le problème du libre arbitre et de la
prédestination, qu'il ne connaissait aucune tradition
orale sur ce problème, et que rien, dans le
Coran, n'exclut la responsabilité et la liberté de
l'homme. Ce problème de l'opposition de la
nécessité à la liberté est, dit-il, « une innovation
des gens ».
Mais, déjà à la fin du premier siècle de
l'hégire, le calife omeyyade Omar Ibn Abd el-
Aziz envoie des émissaires pour enseigner la
s u n n a du Prophète et la shari'a. Cet enseigne-
ment était fondé sur une conception du « déterminisme
» qui justifiait l'obéissance inconditionnelle
à un roi, même corrompu et pervers : s'il
est roi, c'est que Dieu en a décidé ainsi. Lui faire
résistance serait aller contre la volonté de Dieu.
« Vous devez prier, même derrière un transgresseur.
»
Une illustration récente de cette utilisation
politique de la « prédestination » : après la mort
de quinze cents pèlerins à La Mecque en juin
1990, étouffés ou piétines lors d'une panique
dans le souterrain où ils étaient entassés pour
passer la nuit, le roi Fahd déclare : « Dieu Ta
voulu », espérant ainsi masquer, aux yeux de
millions de musulmans, sa totale responsabilité
dans ce massacre. Car, chaque année, le pèlerinage
à la Mecque entraîne des centaines de
morts à cause de l'incurie de l'Etat saoudien qui,
au lieu de consacrer les moyens nécessaires à
son organisation, laisse investir des centaines de
milliards de dollars en Occident et dilapider des
fortunes de manière scandaleuse.
Au temps de l'Islam « matinal », le calife
Omar disait, lui : « Je me sens responsable, dans
mes États, des moindres inégalités d'un chemin
mal entretenu où aurait trébuché une mule. »
L'intégrisme repose sur une permanente
confusion entre la liberté responsable de
l'homme et la nécessité de l'ordre général du
monde voulu par Dieu, entre la loi morale de
Dieu, la sharïa> et la juridiction des pouvoirs,
f i q h , entre la parole de Dieu et la parole
humaine.
Le Coran dit du Prophète : « Il leur ordonne
le bien, il leur interdit le mal » (VII, 157), il est
clair que le Prophète exerce « la Commanderie
du bien ». Il n'agit pas en légiste ou en casuiste
vétilleux ; il enseigne une morale fondamentale,
la véritable « loi divine », la véritable shari'a,
celle qui exige de vivre vingt-quatre heures par
jour dans la transparence de Dieu.
La « fermeture de la porte de Yijtihad », au
ive siècle de l'hégire, donc de l'interdiction de
l'interprétation et de l'esprit critique qu'elle
exige, imposa une conception de la shari'a vidée
de toute intériorité, de toute spiritualité, de
toute interrogation sur les fins. Elle n'impliqua
plus que l'observance extérieure et littérale de
rites et de lois nés des élaborations juridiques
des trois premiers siècles. Ainsi triomphait
l'argument d'autorité, autorité fondée sur le
passé et sacralisant ce passé.
Alors fut attribué au Prophète ce hadith : « La
meilleure génération est la mienne, en
deuxième lieu la suivante, puis celles qui lui ont
succédé... » La tradition entérinait sa propre
décadence continue.
Le procédé des « islamistes » intégristes est
très semblable à celui qu'employait Bossuet dans
son livre Politique tirée de l ' E c r i t u r e sainte que
nous avons déjà cité au début de l'ouvrage:
extraire du Livre saint quelques versets isolés de
leur contexte et des situations historiques dans
lesquelles ils ont été révélés, pour en « déduire »
des conséquences applicables en tout temps et
en tout lieu. Il est remarquable que cette
méthode conduit invariablement à la sacralisation
du pouvoir établi et des législations les plus
conservatrices, sinon les plus archaïques. Chez
Bossuet, c'est la légitimation de la monarchie
absolue de Louis XIV, chez Al Mawerdi, dans
son Traité du pouvoir, celle de l'absolutisme des
Abbassides au début de leur déclin. Al Mawerdi
exclut par exemple la s h u r a (la concertation),
exigence coranique, des devoirs du calife.
Ibn Taymia, dans son Traité de droit public,
canonise Tordre établi, fût-il tyrannique, et
condamne toute résistance à l'oppression. C'est
ce que les « islamistes » mettent au premier plan
de leurs exigences. Une fois de plus, ces « islamistes
» donnent de l'Islam, au nom de la
shari'a, l'image repoussante que ses ennemis
voudraient en donner.
Cette image reflète-t-elle l'esprit et la lettre du
Coran ?
Le mot shari'a n'apparaît qu'une fois dans le
Coran (XLV, 18) : « Nous t'avons placé sur une
voie (shari'atin) procédant de l'ordre, l'ordre
divin du ciel et de la terre » (XXII, 4).
Dieu, rappelant les révélations antérieures,
celle de Moïse et de la Thora, celle de Jésus et des
Évangiles, qui l'une et l'autre contiennent « guidance
et lumière » (V, 44 et V, 46), dit encore :
« En matière de religion, il vous a ouvert un
chemin (shari'a) qu'il avait recommandé à Noé,
celui même que nous t'avons révélé, celui que
nous avons recommandé à Abraham, à Moïse, à
Jésus : acquittez-vous du culte (à rendre à Dieu)
et n'en faites pas un objet de division »
(XLII, 13).
Ce texte exprime clairement que le « chemin
» {shari'a) est celui qui conduit l'homme vers
Dieu. Ce ne peut être un code juridique puisque
les législations diffèrent dans la Thora, les
Évangiles et le Coran, alors que Dieu souligne la
continuité de son message : Dieu conseille de se
référer à ceux qui ont reçu le message avant le
Coran, donc à la Thora et aux Evangiles:
« Nous n'avons envoyé avant toi que des
hommes que nous avons inspirés. Si vous ne
savez pas, interrogez les gens auxquels le rappel
a été adressé avant vous » (XVI, 43 ; XXI, 7).
Dieu évoque ce qu'il a dicté dans les Psaumes
(XXI, 105) : « Les justes posséderont la terre »,
que l'on retrouve dans l'Évangile : « Heureux
les doux car ils recevront la terre en héritage. »
(Matthieu V, 4.)
Dans ce contexte intervient le verset (V, 48)
« Nous avons donné à chacun d'eux — à tous
ceux à qui j'ai envoyé mes prophètes — une loi
et une voie : s h i r ' a . » Les deux sont parfaitement
distinctes : la « voie », morale universelle et la
« loi » qui est historique, la « fin » qui est éternelle
et les « moyens » de l'atteindre qui sont
historiques.
La shari'a ou le chemin, shir'a, désigne donc
une orientation morale universelle et non pas
un certain nombre de prescriptions juridiques
liées à des situations historiques qui ne cessent
de changer comme Dieu ne cesse de créer
(XXXV, 81; X, 4).
Dans toutes leurs variantes, les termes de
shari'a ou de shir'a ont pour racine le verbe
s h a r a ' a : se diriger vers un point d'eau. Le chemin
est celui qui conduit au point d'eau, à la
source et, par métaphore, le chemin qui conduit
à Dieu, les vertus qui plaisent à Dieu. Ceci est
parfaitement différent des prescriptions juridiques
élaborées par les hommes, à partir de ces
principes, à chaque époque et dans chaque
peuple, pour organiser la vie en société, et qui
constituent ce que les juristes musulmans, les
f u q a h a s , appellent le f i q h (jurisprudence). Il est
remarquable que ces mots de f i q h et de f u q a h as
n'existent pas dans le Coran.
Dans la communauté exemplaire de Médine
n'existent ni f u q a h a s ni ulémas, au sens actuel de
« professionnels de la religion ».
L'orientation morale et religieuse, le « chemin
vers Dieu », la shari'a proprement dite, est
l'objet fondamental du Coran : sur plus de 6 000
versets du Coran, 80 seulement sont des prescriptions
juridiques :
— E n matière pénale : cinq peines coraniques
concernant le vol, la fornication, la calomnie, le
brigandage et l'homicide.
— E n matière civile : deux prescriptions se rapportent
au commerce : « Dieu a permis la vente
et a interdit l'usure », riba, (II, 275) et une autre
aux dettes (II, 282).
— E n matière de statut personnel, tous les autres
versets « législatifs » formulent des règles relatives
au mariage, au divorce et à l'héritage.
Il est donc abusif de réduire la shari'a, la voie
qui permet au croyant d'être agréable à Dieu, à
ces quelques versets alors que plus de 95 % du
Coran traitent de la foi en Dieu, de la morale, de
la « voie droite », autrement dit des fins à poursuivre
pour accomplir la volonté de Dieu.
Le Coran est un appel religieux et moral et
non pas un code juridique. S'il l'était, il légiférerait
sur l'ensemble de la vie sociale, depuis la
structure constitutionnelle de la communauté
jusqu'à son organisation économique. Il donne
les principes moraux pour créer, à chaque
époque, une législation répondant aux besoins
de la société. Mais il ne propose pas un code.
Pour la politique, un mot seulement sur la s k u ra
 (concertation), laissant ainsi aux croyants le soin
d'en définir les modalités. Pour l'économie, un
autre mot, r i b a , lui non plus sans définition
statutaire. Donc, deux orientations morales.
Le Coran souligne que la morale est au-dessus
du droit et l'amour au-dessus de la loi. Un
exemple, le dépassement de la loi du talion:
« Nous leur avons prescrit dans la Thora : vie
pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent..., mais
celui qui renoncera, par charité, à son droit,
méritera la rémission de ses péchés » (V, 45).
Ou encore : « Le châtiment doit être égal au
crime, mais celui qui pardonne et fait la paix
trouvera sa récompense auprès de Dieu »
(XLII, 40). La sanction par la loi est une nécessité
sociale, mais le pardon par l'amour est une
exigence morale dans les rapports personnels.
Les versets tenus pour « législatifs » ne
portent que sur des secteurs bien délimités:
mariage, héritage, et sur des sanctions pour cinq
délits particuliers. Il ne s'agit donc pas d'un
corpus de code civil ou de code pénal. Or,
historiquement, on a voulu réduire la shari'a
d'abord aux quelques règles juridiques formulées
dans le Coran, ensuite on y ajouta celles qui
figurent dans les hadiths, puis les interprétations
des juristes et leur jurisprudence, le fiqh.
Si bien que cet ensemble fossilisé, sacralisé par
la tradition, amena à confondre la shari'a, voie
révélée par Dieu, avec le fiqh, élaboration juridique
purement humaine, historique, rendant
intouchables tels versets « législatifs » tels que
les ont interprétés les juristes il y a dix siècles.
Cette démarche est contraire à la fois aux enseignements
du Coran, des califes « bien guidés »
de Médine et des grands juristes canoniques.
Dieu, dans le Coran comme dans la Bible,
parle à l'homme dans l'histoire. Les premiers
grands commentateurs du Coran, comme
Tabari, rappellent pour chaque verset les circonstances
historiques dans lesquelles il est descendu.
Il s'agit toujours d'une réponse concrète
de Dieu à une question que se posait le Prophète
pour sa communauté. Cette «historicité»
n'enlève rien à la valeur universelle et éternelle
du message : chacune de ces descentes de l'éternel
dans l'histoire contient un principe d'action
qui vaut pour tous les peuples et tous les temps,
mais elle a une forme spécifique, liée aux circonstances
de cette époque et de ce pays.
Le Coran donne, suivant les circonstances, de
multiples exemples de réponses successives et
différentes à un même problème, mais toujours
inspirées par le même dessein divin. Ces « abrogations
» de versets comportent des directives
nouvelles, en fonction de structures nouvelles :
« Quand nous substituons un verset à un autre,
Dieu sait très bien ce qu'il fait descendre »
(XVI, 101). « Dès que nous abrogeons un verset,
nous en apportons un meilleur et semblable
» (II, 106).
Ces « abrogations » et ces changements
portent aussi bien sur les problèmes culturels
que sur la morale, la réglementation sociale ou
les pénalités. Par exemple, en ce qui concerne la
prière et son orientation, qibla, à La Mecque, et
pendant les dix premiers mois à Médine, il était
recommandé aux croyants de se tourner vers
Jérusalem, puis cette disposition fut abrogée et
on les appela à se tourner vers La Mecque. Le
Coran, à propos de cette abrogation, rappelle le
principe qui demeure : Dieu est partout : « Les
insensés s'écrieront : "Qu'est-ce qui les a détournés
de la qibla vers laquelle ils s'orientaient pour
prier?" Dis-leur: "L'Orient appartient, comme
l'Occident, à Dieu"» (II, 142).
Ainsi, c'est une circonstance historique particulière
— une altération des rapports avec les
juifs — qui entraîne cette substitution, mais le
message est invariable. L'historicité de la directive
(loi) ne contredit pas l'absoluké du principe
(shari'a).
Le fait même des abrogations confirme que
les révélations divines, les messages de Dieu ne
s'expriment pas sous forme abstraite mais à
partir d'exemples concrets rendant accessibles,
au niveau de compréhension de chaque peuple,
des principes éternels d'action. Le Coran le dit
explicitement : « Nous avons envoyé des prophètes
à chaque peuple parlant dans la l a n g u e de
ce peuple » (XIV, 4). Et, plus nettement encore :
« Un livre a été envoyé pour chaque époque
bien déterminée» (XIII, 38).
Le Prophète Mohammed apporte donc,
quant à lui, ce message de valeur universelle en
langue arabe et au niveau de compréhension
d'un peuple donné à une époque donnée,
comme les messages antérieurs. Il n'a bien évidemment
pas à répondre sur l'énergie atomique
ou les multinationales! Aussi serait-il puéril
d'espérer y trouver des réponses littérales à ces
problèmes. En revanche, par l'effort personnel
et responsable pour « comprendre » ainsi qu'y
appelle plus de sept cents fois le Coran, l'on
peut se pénétrer, par sa lecture, des principes
moraux, la shari'a, qui doivent inspirer les décisions
d'aujourd'hui, et créer, à partir de ces
principes, les lois permettant de maîtriser ces
problèmes: un f i q h du xxe siècle.
Un exemple typique de cette pédagogie
divine, abordant les hommes au niveau où ils se
situent, à un moment précis de leur histoire,
pour les amener à prendre conscience de principes
absolus, est donné par les six versets du
Coran concernant le vin. Il est dit (XVI, 67) :
« Vous retirez une boisson enivrante et un aliment
excellent des fruits des palmiers et des
vignes. Il y a là vraiment un signe pour un
peuple qui comprend. » Il y a donc là un
« signe » des bienfaits de Dieu. Néanmoins
l'ivresse peut faire oublier à l'homme le sens de
la présence divine. Aussi est-il dit (IV, 43):
« Croyants, n'approchez pas de la prière lorsque
vous êtes ivres. Attendez d'être conscients de ce
que vous dites. » Précaution évidente contre
l'abus de ce bienfait ! Puis, devant la persistance
des excès, cet avertissement : « Ils t'interrogent
au sujet du vin et des jeux de hasard ; dis : "Ils
comportent tous deux, pour les hommes, un
grand péché et un avantage, mais le péché est
plus grand que leur utilité" » (II, 219).
Enfin, à Médine, trois ans avant la mort du
Prophète, l'abus est tel qu'il entraîne des rixes et
des désordres. Alors descend, après dix-sept ans
d'avertissements sur l'usage et l'excès, une
condamnation plus radicale (V, 90) : « Le vin,
les jeux de hasard... sont une abomination et
une oeuvre du démon. Évitez-les. » Et, (V, 91):
« Satan veut susciter parmi vous l'hostilité et la
haine par le vin et les jeux de hasard. Il veut
aussi vous détourner du souvenir de Dieu et de
la prière. Ne vous abstiendrez-vous pas? »
Il n'y a nulle contradiction en tout cela : les
directives sont données en fonction de la situation
dans la cité et du degré de maîtrise de soi
des hommes. Mais le principe est immuable : un
homme de foi ne peut admettre que l'ivresse
obscurcisse en lui la conscience de Dieu et lui ôte
la maîtrise de soi. Aux « purs », au Paradis, « on
donnera un vin rare, cacheté » (LXXXIII, 25),
et il y aura « des fleuves de vin, délices pour
ceux qui en boivent» (XLVII, 15).
Les abrogations, c'est-à-dire la substitution
d'un verset à un autre, ont pour objet, chaque
fois qu'une réalité nouvelle impose un changement
des moyens, d'atteindre le même but:
changer la vie en tenant compte de tout ce qui
émerge d'inédit en ce monde que Dieu a créé
« et ne cesse de créer à nouveau » (XXXV, 81),
« qui commence la création et la recommence »
(X, 4). Il est « le vivant » (II, 255 ; III, 2, etc.).
Le fait même de l'abrogation implique une
véritable loi d'évolution des normes juridiques à
partir du principe moral immuable. Dieu est
descendu dans l'histoire avec ses messagers : il a
donné l'exemple, dans le Coran même, de la
nécessité d'appliquer les principes éternels de
manières différentes en fonction de situations
historiques différentes.
Les premiers et les plus fidèles successeurs du
Prophète ont eu parfaitement conscience, dans
l'esprit des « abrogations » du Coran, de l'exigence
d'en faire, en chaque moment de l'histoire,
prévaloir l'esprit sur la lettre.
Le calife Omar, compagnon du Prophète profondément
pénétré de son enseignement,
n'hésite pas à agir contre des versets explicites
du Coran lorsque leur application littérale
pourrait aller à rencontre de l'esprit du Livre.
Par exemple, il y était dit de la manière la plus
explicite que le zakat — le prélèvement reli-
gieusement obligatoire sur la fortune — devait
être destiné aux nécessiteux, parmi lesquels
« ceux dont les coeurs sont à rallier à l'Islam »
(IX, 62). Ce qui était normal, au début de
l'Islam, lorsque devenir musulman entraînait
des dangers, des sacrifices face à des adversaires
plus puissants qui persécutaient les premiers
néophytes. Mais lorsque l'Islam commence à
devenir un empire, le « ralliement » présente au
contraire des avantages. Il n'y a plus de raison
de le subventionner au risque de privilégier des
arrivistes. Aussi Omar, tenant compte de ce
renversement historique, refuse-t-il toute aide
aux nouveaux convertis.
Dans le même esprit, il interdit à ses guerriers,
lorsqu'il domine la Syrie, d'appliquer le
verset du Coran sur le partage du butin entre les
vainqueurs (LIX, 7). S'il était nécessaire, dans
l'entourage hostile des premiers temps, de
récompenser — selon la coutume arabe antérieure
— ceux qui avaient risqué leur vie pour
défendre l'Islam, distribuer les terres de la riche
Syrie aux conquérants eût créé une féodalité
contraire à l'esprit du Coran.
Toujours avec le même souci, Omar suspend
la peine de la main coupée au voleur (V, 3) en
période de famine. Il suit en cela l'exemple du
Prophète.
An-Nasa'i et Abu Dawud rapportent le hadith
suivant : « Abbad ben Sharahbil a dit :
« J e suis venu avec mes parents paternels à
Médine. Je suis entré dans un champ de blé. J'ai
arraché quelques épis et j'en ai séparé le grain.
Le propriétaire est arrivé. Il a pris mes vêtements
et il m'a battu. Je suis allé trouver le
Prophète pour porter plainte contre lui.
Le Prophète Pa envoyé chercher et lui a
demandé :
— Qu'est-ce qui t'a poussé à agir ainsi?
Il a répondu:
— Ô Messager de Dieu, cet homme est entré
dans mon champ, il a pris des épis et il en a
séparé le grain.
Le Prophète a dit:
— Il était ignorant et tu ne l'as pas éduqué. Il
avait faim, et tu ne Tas pas nourri. Rends-lui ses
vêtements.
Et le Messager de Dieu m'a fait donner une
mesure de blé. »
Cet exemple est suivi par les premiers grands
juristes, comme Abu Hanifa, qui vivait en Perse,
donc dans un pays de monarchie centralisée,
d'économie monétaire complexe, de culture
millénaire, toutes choses qui n'existaient pas
dans la communauté du Prophète à Médine. Le
génie d'Abu Hanifa est d'avoir montré comment
on pouvait vivre l'Islam dans des conditions
radicalement différentes de la société dans
laquelle il est né.
Shafi, à ceux qui s'étonnaient de ce que son
enseignement juridique soit, lorsqu'il vint en
Egypte, différent de ce qu'il était lorsqu'il vivait
en Perse, répondit : « C'est le même enseignement
mais les conditions sont ici différentes. »
Les principes moraux de la shari'a demeurent
la source, mais l'application juridique, le fiqh,
justement pour demeurer fidèle à la shari'a, doit
tenir compte de la situation historique.
Au contraire de ce qu'enseigne la casuistique
abstraite et intemporelle de prétendus ulémas ou
f u q a h a s , tout musulman pieux peut comprendre
qu'une lecture « littérale » de tel ou tel verset,
en dehors de son contexte historique et de
l'ensemble du Coran, ne peut que conduire à
des absurdités, sinon à des crimes. Par exemple,
lorsqu'il est dit, à propos du jeûne de Ramadan :
« Mangez et buvez jusqu'à ce que se distingue
pour vous le fil blanc du fil noir, à l'aube.
Ensuite faites jeûne complet jusqu'à la nuit »
(II, 187). Comment appliquer ceci à la lettre
pour des Esquimaux chez qui l'intervalle entre
le lever et le coucher du soleil peut durer six
mois?
Que faire, pour une application littérale des
textes définissant, dans une société esclavagiste,
les droits et les devoirs du maître ? Faut-il, pour
rendre la chose possible, rétablir l'esclavage? Et
admettre, par exemple, que le maître a le droit
d'imposer à son esclave d'être sa concubine, y
compris les « captives de guerre » (XXXIII, 52,
IV, 24 et 25) ? Est-ce là la « voie » pour être
agréable à Dieu? Ou bien une survivance de
coutumes préislamiques dont le Prophète a
combattu les plus cruelles, sans pouvoir, en son
temps, les supprimer toutes?
La vie agréable à Dieu, dit le Coran, n'est pas
celle du formalisme et du ritualisme. Lorsqu'il
donne la définition du « bon musulman » il ne
dit pas : le « bon musulman » est celui qui
observe les rites, mais celui qui, par amour de
Dieu, donne à autrui ce qu'il aime : « La piété ne
consiste pas à tourner votre face vers l'Orient ou
vers l'Occident» (II, 177). Par quelle aberration,
en effet, pourrait-on chercher Dieu ailleurs
que partout (II, 115 ; LXVII n° 4, etc.) et,
d'abord, au plus intime de nous-mêmes (L, 16) ?
Il dit aussi : « Vous n'atteindrez pas à la piété
vraie tant que vous ne ferez pas don à autrui de
ce que vous aimez » (III, 92).
Dénonçant les tartuferies des fausses dévotions
et des observances formelles, Abu Huraïra
rapporte ce jugement du Prophète :
« Quelqu'un parla au Prophète d'une femme
connue pour ses prières, ses jeûnes et ses
aumônes, mais dont la langue blessait fort ses
proches. "Sa place est dans l'Enfer", jugea le
Prophète. Puis le même homme parla d'une
autre femme, dont la réputation était mauvaise
parce qu'elle négligeait la prière et le jeûne,
mais qui avait l'habitude de donner aux nécessiteux
et qui n'offensait jamais ses proches. "Sa
place est dans le Paradis", jugea le Prophète. »
En résumé, chaque verset du Coran est une
réponse divine à un problème concret, et ce
n'est nullement mettre en question le caractère
divin de cette révélation que de la situer à un
moment d'une histoire, d'une culture, de la vie
d'un peuple. La réponse à une question historique
est d'inspiration divine, un « exemple »
(XVII, 89 ; XXXIX, 27, etc.) et non pas un
article de code abstrait, dont il suffirait de
déduire les conséquences. C'est le contraire du
droit romain.
La répétition littérale rend inintelligible le
message et paralyse l'action. C'est pourquoi,
écrit Fazlur Rahman, les ulémas et les f u q a h a s ,
courtisans des princes, « depuis mille ans
rendent le peuple incapable de comprendre le
Coran ». En tuant tout esprit critique et en
spéculant démagogiquement sur le passé pour
entraîner les masses, ils empêchent de rendre
au Coran sa signification universelle et de lui
redonner vie dans des conditions historiques
nouvelles.
Ce refus d'interprétation du message paralyse
l'action en figeant les relations humaines à
un moment archaïque de l'histoire et en rendant
les hommes de foi incapables de créer, à
partir des principes éternellement vivants du
message, un projet d'avenir.
L'intégrisme, se prétendant propriétaire de
l'Islam, réserve à des ulémas et à des fuqahas
l'interprétation du Coran et de la tradition,
tendant à instaurer un régime clérical, une
théocratie déléguée et aliénée, refusant aux
peuples qu'ils manipulent une participation
réelle à la construction du futur.
L'Islam n'est pas un réservoir de solutions
toutes faites. Il est une source. Ses principes
peuvent orienter une réflexion et une
recherche acharnées, auxquelles ne cesse
d'appeler le Coran, des voies nouvelles pour
sortir des décadences imposées.
L'Islam du premier siècle a gagné le monde,
de FAdantique à la mer de Chine. D'une part,
par une révolution sociale qui rompait avec la
conception romaine de la propriété comme
« droit d'user et d'abuser » et qui empêchait
l'accumulation de la richesse à un pôle de la
société et de la pauvreté à l'autre et, d'autre
part, par une révolution spirituelle balayant les
sectarismes et les exclusives des deux empires
sclérosés de Byzance et de la Perse. Ce n'était
pas une conquête militaire mais une ouverture
et un accueil à toutes les grandes cultures, la
reconnaissance de tous les prophètes antérieurs
et de toutes les spiritualités vivantes.
Ce retour à la source n'est pas un retour au
passé, car : « C'est en allant vers la mer qu'un
fleuve est fidèle à sa source. »
Ainsi seulement, « l'intégrisme » peut être
combattu sans concession, en montrant que son
littéralisme, son formalisme, sa prétention
exclusive à être « propriétaire de l'Islam »
constituent une trahison de l'Islam vivant et que
ce genre d'attitude fut la cause de toutes ses
décadences.


« Intégrismes », Roger Garaudy, Editeur Belfond,
1990, pages 111 à 132