02 février 2013

Démocratie musulmane

Pour une démocratie musulmane

Par Brahim YOUNESSI 
     Comme d’autres sociétés avant elle, au cours des deux siècles précédents, l’Algérie rencontre des difficultés à passer d’une société d’autorité à une société de libertés. Durant cette transition apparaissent, dans la plupart des cas, des mouvements militant pour une société de vérité. Cette dernière quête est portée, chez nous, par un islamisme intransigeant qui tient, sur le plan dogmatique, du jansénisme que l’Europe chrétienne a connu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Aussi bien l’un que l’autre privilégient l’initiative divine face à la liberté humaine. Mais si l’islamisme intransigeant a trouvé un terrain favorable dans les couches les plus démunies des sociétés musulmanes, le jansénisme s’est développé dans la bourgeoisie européenne. Blaise Pascal, entre autres, a pris le parti des jansénistes et en a fait l’apologie dans « Les Provinciales ». Cette question de la prédestination et du libre arbitre, qui se pose derrière les querelles politiques, est certainement l’une des questions religieuses qui a donné lieu aux plus grandes controverses théologiques et philosophiques. Très tôt, dès le milieu du deuxième siècle hégirien (VIIIe siècle chrétien), la théologie spéculative musulmane fondait son système philosophique sur le qadar qui signifie pouvoir de l’homme de produire ses actes et d’en être responsable.      
     Cette position avait trouvé des partisans jusque dans le royaume rostémide de Tahert (aujourd’hui Tiaret). La doctrine du libre arbitre se trouvait déjà chez les khârijites dans leur théorie de la justice divine. Ils défendaient aussi le droit pour les croyants de choisir leurs chefs. L’hérésiologie musulmane qui les présente comme une secte rigoriste et intransigeante, leur reconnaît, cependant, un certain esprit démocratique. Il semble, d’après Abdurrahmân Badawi, que Ali Ibn Abî Tâlib considérait la liberté de l’homme comme « un Etat intermédiaire entre le déterminisme et le tafwîd ». Le tafwîd étant le pouvoir accordé par Dieu à l’homme d’agir et de choisir par une sorte de mandat ou de délégation de pouvoir qu’Il lui donne sur ses propres actes. Le fondateur du Ilm el kalam mu’tazilite, Wâsil B. Ata, affirmait, selon al-Sharastâni dans son Kitab Al milal wa al nihal, que l’homme était libre dans ses actes et en était le créateur. Vision que contestaient les Jabriyya appelés aussi Jahmiyya à cause de Jahm B. Safwân qui défendait la thèse du déterminisme, bien que de très nombreux versets coraniques reconnaissent à l’homme le droit d’exercer sa liberté, à la condition que celle-ci ne devienne pas un absolu. Je crois que c’est Bossuet qui disait que « par l’appât de la liberté absolue, le mal est entré dans le monde ». Suivant ce qui précède, aucun doute n’est permis sur les faveurs de l’Islam pour une position médiane entre le radicalisme libéral et le mythe d’un fatalisme musulman. Al Shahrastâni rapporte dans Al Milal que Abû Ali Al Jubbâi et son fils Abû Hâshim qui ont dominé la pensée mu’tazilite soutiennent, à la suite de Wâsil B. Ata, que « l’acte volontaire émane de l’homme, il lui est propre ; l’homme le créé ». Une polémique fameuse a opposé sunnites et mu’tazilites sur ce sujet. Les mu’tazilites qui font la différence entre « les actes libres » et « les actes engendrés », ont conscience que la liberté fait de l’homme une personne.     
     D’un point de vue ontologique, la personne se définit dans les conceptions musulmane et chrétienne comme une synthèse entre sa constitution biologique et sa vie spirituelle. Le philosophe marocain, Mohammed Aziz Lahbabi, précise que « la constitution biologique que donne le Coran pourrait aussi bien s’appliquer à d’autres animaux que l’être humain s’il n’y avait intervention de l’âme ». Sa conception de la shakhçânyya musulmane rejoint la conception chrétienne du personnalisme. De son côté, le marxisme qui s’inscrit dans la pure tradition matérialiste d’Héraclite jusqu’à Spinoza, a toujours considéré la personne humaine comme faisant partie de la nature. Roger Garaudy a tenté de modérer cette opinion dans son opuscule « Le marxisme et la personne humaine », mettant le mouvement dialectique au centre de sa philosophie. S’appuyant sur la 2e thèse sur Feuerbach de Karl Marx : « Il ne s’agit pas d’interpréter le monde, mais de le transformer », Roger Garaudy qui s’est converti, depuis, à l’Islam, écrit, à ce propos, que « le rapport actif entre l’homme et la nature transforme radicalement l’ancien matérialisme ». Le clivage entre le marxisme et la philosophie de la personne se situe plus précisément dans les valeurs de la liberté humaine, qui ne sont pas le produit du seul monde chrétien.  
     L’Islam et les musulmans y ont apporté une contribution plus que significative sur le plan théorique et de la pratique sociale. Al Fârabi qui a fondé la philosophie politique musulmane parle de la « politique civile » dans un sens presque moderne, faisant dans sa Al-Siyâsât al-madanyyah, la distinction entre les cités vertueuses et les cités perverses. De tous les philosophes péripatéticiens, Al Fârâbi est certainement le plus aristotélicien, ce qui lui a valu le surnom de Magister secundus. Il dénonce « la cité de la domination » comme une société fondée sur la force brutale et la coercition ; elle soumet les hommes et leur enlève toute liberté d’action. Dans un travail remarquable sur « La cité vertueuse », Muhsin Mahdi, professeur émérite de l’université de Harvard, souligne que « Al Fârâbi pose, conformément à la description de Platon dans La République, le premier principe de la démocratie (…) comme étant liberté, et il appelle également le régime démocratique, régime libre. (…) L’autorité ne se justifie qu’en vue de la préservation et de la promotion de la liberté et de l’égalité… Le souverain ne gouverne que par la volonté des citoyens ». Dans le système musulman, la liberté se pose comme un principe essentiel de la vie alors que l’égalité et la justice constituent les deux piliers sur lesquels repose la société musulmane