23 janvier 2013

L'histoire des colonies et de la décolonisation reste à écrire

Comment sombre l'Empire ?

Christelle Taraud donne là sa version.
L'histoire n'en est pas encore écrite, celle d'une colonisation et d'une évolution vers la décolonisation, lesquelles ont accompagné les évolutions du capitalisme français et mondial.
Pourra-t-elle l'être sans qu'un véritable débat national ait lieu ? Et que toutes les cartes soient effectivement mises sur la table publique ? Ou bien est-ce que ce seront quelques historiens qui s'y substitueront ?
J'ai dit débat national. Mais ce débat concerne-t-il seulement le peuple français ?
Les peuples des pays qui ont constitué l'Empire, et dans des conditions qui ne sont pas encore toujours apparentes, n'auraient-ils, eux, rien à dire ?


Michel Peyret


Mercredi 9 Janvier 2013/ Marianne

CHRISTELLE TARAUD*
1945-1962. LES CHEMINS DES INDÉPENDANCES.

De l'Algérie à l'Afrique noire en passant par l'Indochine, la France a bien du mal à gérer la fin de son empire. Parfois par la guerre, souvent par la négociation, mais, dans tous les cas, les cicatrices restent béantes.

Le «"bon Nègre" est mort», écrivait, en 1945, Léopold Sédar-Senghor dans un article de la revue Esprit. Ayant payé l'impôt du sang, bravement et loyalement, de Verdun à Montecassino, pendant la Première Guerre mondiale comme pendant la Seconde, les colonisés maghrébins, africains, malgaches, antillais, indochinois, kanaks se rappelaient donc, dès 1945, au «bon souvenir» d'une métropole coloniale qu'ils avaient d'ailleurs largement contribué à libérer.

Le 2 juin 1944, l'importance cruciale du monde colonial dans la reconquête française est actée, fort symboliquement, par le fait que le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) est fondé à Alger, alors troisième ville de France, et capitale de l'Algérie française. Stratégiquement, politiquement, économiquement et humainement, l'empire s'impose comme un élément fondamental de la «renaissance» française.

Mais cette place chèrement gagnée conduit aussi les colonisés à formuler de nouvelles exigences quant à leur (future) souveraineté. Face à ces multiples revendications de liberté venant de l'ensemble de l'empire colonial français, des rizières du Tonkin aux djebels algériens, qu'allait faire la France redevenue libre ?

Hantée par le spectre de l'occupation allemande et de la collaboration d'Etat, diminuée en Europe et dans le monde par l'écrasement de son armée en 1940, la perte de son prestige, et son honneur national bafoué, cette dernière, même auréolée par les actions glorieuses de ses résistant(e)s français(e)s et immigré(e)s, avait-elle, en 1945, les moyens de se «passer» de son empire colonial et de s'engager dans un processus de décolonisation qui allait pourtant dans le sens de l'histoire ?

Une violente répression

Profitant d'un contexte international nouveau, celui de la guerre froide, qui voit un retournement complet de la politique anticoloniale des Etats-Unis au profit de ses alliés européens et impérialistes, la France de la IVe République fait, a contrario, le choix de retarder au maximum le processus de décolonisation, en menant, dans son empire, une politique de la «demi-solution» qui ne pouvait satisfaire personne.

Celle-ci consiste d'abord à réprimer, dans le sang, les «insurrections de la liberté» qui fleurissent, un peu partout dans le monde colonial, comme en Algérie, en 1945, à Madagascar, en 1947, ou encore au Cameroun français, en 1948. 

Elle vise, ensuite, à une réorganisation politique et morale de l'empire, fondée sur la constitution de l'Union française, créée par la Constitution du 27 octobre 1946, qui forme les départements et territoires d'outre-mer. Dans ces derniers, le code de l'indigénat est alors abrogé (loi Lamine Guèye du 7 mai 1946).

Elle repose enfin sur une supposée démocratisation politique qui interdit pourtant, du fait de l'existence du système des deux collèges, une participation réelle des colonisés à la gestion de leurs pays.

De ce fait, on comprend bien pourquoi la politique coloniale de la IVe République, en «demi-teinte» et de «demi-mesures», ne peut résister à la vague de fond anticoloniale qui secoue alors le monde et fait imploser, un à un, tous les Etats coloniaux européens.
Dès 1946 d'ailleurs, cette politique montre ses limites puisque la France est «obligée» de s'engager, en Indochine, dans une guerre de décolonisation qui écorne un peu plus son image de «nation des droits de l'homme». La guerre d'Indochine est en effet la négation du principe international, acté en 1941 par la charte de l'Atlantique et confirmé par l'Organisation des nations unies en 1945, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes : les Vietnamiens ayant constitué à Hanoi, dès le 2 septembre 1945 sous l'impulsion de leur président, Hô Chi Minh, la République démocratique du Vietnam.

Mais c'est aussi, de manière encore plus problématique, une guerre qui (re)met à mal, quelques années seulement après la collaboration de l'Etat français avec les nazis et sa participation à la déportation et à l'extermination des juifs d'Europe, les principes fondateurs de liberté, d'égalité et de fraternité de la France.

En Indochine, en effet, sont employés, pour la première fois, les «moyens exceptionnels» de la guerre d'Algérie : torture des opposantes et des opposants politiques, emprisonnements et exécutions arbitraires, bagnes coloniaux - tel Poulo Condor où croupissent les membres du Vietminh -, déportations de populations civiles, utilisation du napalm...

La liste des errements tragiques de la France en Indochine est longue. Quand cette dernière signe finalement les accords de Genève, le 20 juillet 1954, après la désastreuse défaite de Dien Bien Phu, que reste-t-il des vains espoirs de préserver un empire colonial moribond ?

Prophétiquement, Léopold Sédar-Senghor, dans son article de 1945, écrivait : «La IVe République sera l'héritière des Ire et IIe Républiques, et elle sera révolutionnaire en libérant tous les "colonisés", quels qu'ils soient ; ou bien elle sera, comme la IIIe, capitaliste, impérialiste et "occupante", et la révolution risque de se faire sans elle.»

De fait, la révolution éclate ailleurs dès le milieu des années 50. Elle sera tiers-mondiste, après le choc de Bandung en 1955, panarabe au moment de la crise de Suez, en 1956, panafricaine au Ghana, sous la houlette de Kwame Nkrumah, en 1957, ou au Congo sous celle de Patrice Lumumba en 1961...

Elle sera aussi et surtout, pour la France, algérienne. Dès le déclenchement de la guerre d'Algérie par le Front de libération nationale (FLN), le 1er novembre 1954, la France se trouve en effet confrontée à une crise politique et morale sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Car l'Algérie, depuis la départementalisation promulguée par la IIe République, en 1848, c'est la France ; nulle part ailleurs dans l'Empire français n'y fut d'ailleurs défendu avec tant de force le principe de la République «une et indivisible». De 1954 à 1958, quatre années d'une «guerre sans nom» se succèdent, d'une «sale guerre» que la France mène pourtant tambour battant, sur fond de torture, de viols, de «corvées de bois»...

Quatre années marquées par de nombreux scandales, telles la dénonciation de la torture pendant la bataille d'Alger (janvier-octobre 1957), puis l'affaire Maurice Audin ou encore la censure qui, tout en alimentant une guerre d'opinion de forte intensité, dans laquelle s'illustrent de grands intellectuels tel Jean-Paul Sartre, conduisent à l'agonie la IVe République, aussi minée, de l'intérieur, par l'instabilité gouvernementale.

Revenu au pouvoir à la faveur de la «crise algérienne» du 13 mai 1958, Charles de Gaulle - l'homme providentiel de 1940 - est supposé sortir la France de ce «bourbier». Après la proclamation de la Ve République, le 4 octobre 1958, la France s'engage avec lui, par étapes, vers la décolonisation de l'Algérie française.

Initialement, la réalité de la guerre d'Algérie n'est guère différente sous la Ve République de celle de la IVe, comme en témoignent notamment l'affaire Djamila Boupacha et le massacre des Algériens, à Paris, le 17 octobre 1961. Mais l'internationalisation du conflit, à partir de 1958, et le basculement progressif de l'opinion publique française permettent au général de Gaulle de mener la France sur le chemin de la reconnaissance de l'indépendance algérienne.


Dès son discours sur l'autodétermination de l'Algérie, le 16 septembre 1959, le processus est engagé : rien ne permettra plus désormais de l'arrêter. Ni le putsch des généraux, le 23 avril 1961, ni les actions de plus en plus violentes, en France comme en Algérie, de l'OAS, à l'image de l'attentat du Petit-Clamart le 22 août 1962, n'y parviennent.

Démarrées le 20 mai 1961, les négociations d'Evian seront fort longues : l'accord n'étant finalement signé, entre les représentants des deux pays, que le 18 mars 1962. S'ils sonnent bien le glas d'un Empire colonial français qui avait justement commencé au XIXe siècle par la prise d'Alger, le 5 juillet 1830, les accords d'Evian n'en préservent pas moins, dans leurs clauses secrètes, ses intérêts économiques (le pétrole) et stratégiques (les essais nucléaires) pendant encore cinq ans, c'est-à-dire jusqu'en 1967.

Création de la Françafrique

En 1962, la France qui sort de la guerre d'Algérie pourrait donc apparaître comme KO debout. Pourtant, à y regarder de plus près, le tournant négocié par le général de Gaulle est loin de lui être défavorable. Bénéficiant d'une conjoncture générale qui lui est plus propice, la France a su d'abord renégocier sa place en Europe à travers la constitution du couple franco-allemand, incarné alors par le binôme de Gaulle-Adenauer, au cœur d'une construction européenne qui s'affirme, depuis le début des années 50, comme le meilleur garant de la paix en Europe et de sa stabilité politique, économique et sociale.

Les succès de l'aéronautique, les innovations ménagères, la télévision et le redéploiement culturel vers la francophonie ont adouci la transition vers un monde où le confort est devenu une valeur plus sûre que la domination.

De surcroît, la France a su aussi repenser son rôle à l'échelle internationale, s'imposant comme une puissance nucléaire de premier plan, dès 1960, et comme une alliée critique du bloc de l'Ouest - le général de Gaulle n'hésitant pas à s'opposer aux Etats-Unis pour maintenir l'indépendance, le rang et le prestige du pays, comme le montre la crise de l'Otan en 1966.

Elle a su enfin se constituer, au travers d'indépendances négociées de manière bilatérale avec presque toutes ses anciennes colonies d'Afrique subsaharienne, un glacis protecteur de «pays amis» au service de sa politique nationale et internationale. Car, si on excepte la rupture avec la Guinée de Sékou Touré en 1958, et celle du Cameroun français, où est menée, entre 1955 et 1960, une troisième guerre de décolonisation, tous les pays d'Afrique subsaharienne ont connu une indépendance négociée, c'est-à-dire contrôlée.

De cette indépendance négociée, que Félix Houphouët-Boigny, président de la Côte-d'Ivoire et «grand ami de la France», résumait en ces termes après Mendès France : «l'indépendance dans l'interdépendance», il résulte la création d'un système françafricain qui a été, jusqu'à la chute du mur de Berlin, en 1989, inébranlé. Il faudra en effet attendre les désastreuses interventions françaises au Rwanda, en 1994, et en Côte-d'Ivoire, en 2002, pour que la Françafrique soit enfin remise en cause.

On le voit cependant, la crise du système colonial et son démantèlement ont donc été plutôt bien «gérés», du point de vue des intérêts de la France, par le général de Gaulle, et les hommes qui l'accompagnent, dont son «M. Afrique», Jacques Foccart.

Quant aux intérêts de la majorité des populations anciennement colonisées, au Maghreb, en Afrique et ailleurs - et notamment dans les DOM-TOM, ces «poussières d'empire» incorporées, depuis 1946, à la République -, ils ont été, le plus souvent, considérés comme secondaires au regard de la grande œuvre qui consistait à restaurer la grandeur, le prestige et la voix de la France dans le monde. Aujourd'hui, pourtant, c'est encore l'outre-mer qui maintient le flambeau français à l'échelle mondiale.

* Christelle Taraud est professeur à l'université de New York en France, où elle dirige le projet «Genre et colonisation», et membre du Centre d'histoire du XIXe siècle (Paris-I/Paris-IV). Elle est l'auteur de «la Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962», Payot, 2003 et d'«Amour interdit. Marginalité, prostitution, colonialisme (Maghreb, 1830-1962)», Payot, 2012.