16 novembre 2012

Le marxisme n'est pas une doctrine achevée. Interview (1967)



Ilija BOJOVIC
Sous la direction de Bosko BOJOVIC
PRÉFACE
Michel WIEVIORKA
Roland BARTHES • Jacques BERQUE
Maurice BLANCHOT • Pierre de BOISDEFFRE
Jean CASSOU • Philippe DEVILLERS
Jean-Marie DOMENACH Roger GARAUDY
André GORZ • Eugène IONESCO
Jean LACOUTURE • Michel LEIRIS
Hélène PARMELIN • Gaëtan PICON
Édouard PIGNON • Alain ROBBE-GRILLET
Claude SIMON • Philippe SOLLERS
Jean VILAR
Paris 2008

Texte intégral de l’interview accordée par Roger Garaudy à Ilija Bojoviç pour la
revue de l’Union des Communistes Yougoslaves, publié sous le titre : « Le marxisme
sur des nouvelles voies », Socijalizam 9 (1967)

Voulez-vous avoir l’amabilité de nous donner votre avis sur la
situation actuelle de la philosophie marxiste, sur les conditions du
développement de cette dernière, sur les progrès accomplis dans
cette philosophie et sur les possibilités de son futur développement ?

Les problèmes essentiels qui sont posés aux marxistes à l’heure
actuelle, découlent des conditions qui ont été créées pour notre
activité, non seulement pour notre activité philosophique, mais, pour
notre activité politique générale, depuis la mort de Staline.
Le problème essentiel étant de nous débarrasser des conceptions
dogmatiques voire théologiques du marxisme, qui postulait la
possibilité, pour les philosophes, de s’installer dans l’être et de dire
ce qu’il est. Le marxisme ainsi interprété se trouvait ramené à des
conceptions qui étaient plus proches de celles du matérialisme du
XVIIIe siècle français que du matérialisme de Marx. De ce point de
vue l’apport essentiel de Marx dans la création du matérialisme
dialectique c’est d’avoir mis en évidence le moment actif de la
connaissance. Le propre du marxisme c’est d’aller au-devant des
choses avec des hypothèses, avec des théories, qui sont toujours
nécessairement provisoires, relatives à une étape déterminée du
développement des sciences. C’est pourquoi, à l’étape actuelle du
développement de la théorie de la connaissance la théorie des «
modèles », telle que la cybernétique, qui lui a donné aujourd’hui un
grand développement, peut nous permettre de reconstruire la théorie
matérialiste de la connaissance.
Si j’ai commencé par la théorie matérialiste de la connaissance
c’est pour montrer l’orientation générale de cette rénovation
nécessaire du marxisme qui implique la mise au premier plan du rôle
actif de l’homme, de l’homme comme centre d’initiative, de
responsabilité et de création. Le problème de l’esthétique est d’une
importance extrêmement grande, parce que nous avons là peut-être
l’un des exemples les plus nets de ce que peut être le développement
d’une création au sens véritable du mot. S’il est vrai que Marx disait
qu’il ne suffit pas d’interpréter le monde mais de le transformer, nous
avons, avec l’esthétique, un exemple permanent de ce qu’est l’effort
de l’homme depuis des millénaires pour construire à chaque étape
de son développement un modèle des rapports existant entre
l’homme et la société. Chaque grande oeuvre d’art est un modèle de
cet ordre.

On dit que les courants le plus réputés dans la philosophie
bourgeoise (l’existentialisme, le positivisme, le pragmatisme) sont à
bout de leurs forces et qu’ils dépérissent. N’aperçoit-on pas, selon
vous, dans les différentes idées qu’on rencontre à l’Occident, le début
d’un nouveau courant dans la philosophie bourgeoise ?

Le grand fait nouveau, en France, c’est qu’un règne est en train
de s’achever, le règne de l’existentialisme. Depuis 35 ans l’exaltation
de la Subjectivité, le dialogue entre la subjectivité de l’homme et la
transcendance, étaient au centre de la réflexion philosophique.
Lorsque j’étais étudiant, il y a quelque trente années, nos professeurs
nous disaient « mettez du Kierkegaard », le problème étant d’en finir
avec la conception désuète de la « philosophie de l’esprit » telle
qu’était développée à l’époque par des gens comme Le Senne et
Lavelle.
Pendant 35 ans l’existentialisme a joui d’une domination
incontestée. Il a connu son apogée au lendemain de la deuxième
guerre mondiale et cela correspondait non pas seulement à une
exigence philosophique mais à une expérience humaine très générale.
Pendant l’occupation allemande, en particulier, il n’était possible
d’affirmer sa propre dignité que par une révolte contre l’ordre qui
nous était imposé. Comme l’écrivait à cette époque Sartre la liberté
consistait d’abord à dire NON. Mais les difficultés ont commencé
lorsque c’est non seulement de dire « non » à un ordre qui nous était
imposé mais de construire un ordre nouveau. L’existentialisme a
alors conduit à une double déception. D’abord, déception pratique
son impuissance à fonder une politique, son impuissance à tenir
compte des conditions objectives dans lesquelles se développe une
société, sa tendance à substituer trop souvent des réactions humaines
a une analyse véritable des conditions dans lesquelles l’action
politique peut être efficace. Outre cet échec politique, il eut un échec
que l’on pourrait appeler épistémologique : l’échec de
l’existentialisme à fournir les fondements d’une science humaine. À
la fin de « l’être et le Néant » Sartre avait promis l’élaboration d’une
morale.
« L’être et le Néant » maintenant est vieux plus d’un quart de
siècle et cette morale n’est jamais venue. Lorsque Sartre a écrit son
deuxième grand-livre philosophique, sa « Critique de la raison
dialectique », il nous a promis de fournir les fondements d’une
anthropologie. Cette anthropologie et ce fondement de
l’anthropologie ne sont toujours pas venus. Et c’est pourquoi chez
beaucoup d’intellectuels et surtout des jeunes intellectuels,
l’existentialisme a beaucoup perdu de son importance au profit d’un
autre courant qui est en ce moment en pleine expansion, même si
cette expansion ne doit pas durer aussi longtemps que celle de
l’existentialisme. Si le mot magique a été pendant un tiers de siècle :
« subjectivité », le mot magique c’est peut-être maintenant le mot
« structure ». Pour trouver un renversement aussi important il faudrait
aller au début du XIXe siècle, lorsqu’un mot d’ordre de
« mécanisme », a succédé cet autre mot magique que devenait
« l’organique ».
Ce fut le passage de La Mettrie à Goethe. Un renversement du
même genre vient de s’opérer dans la toute dernière période. Le
grand tournant se situe aux environs de 1963-1964.

Pourquoi cet engouement pour le structuralisme ?

Il a donné des résultats incontestables dans la tentative de donner
à la science humaine un statut égal en dignité à celui des sciences de
la nature. Il a permis une formalisation des sciences humaines. De ce
point de Vue les Essais de linguistique générale de Saussure, ou les
essais de linguistique générale de Jacobson, les études de Troubetskoi
sont, pour notre époque, de véritables livres de formation. Ils ont
permis de montrer comment les sciences humaines pouvaient accéder
aux statuts de sciences véritables. Sans doute, ce progrès s’est
accompagné de difficultés. M. Levi Strauss extrapolant les résultats
et les méthodes surtout celle de la linguistique au domaine de
l’ethnologie, au domaine de l’étude de la mythologie ou à celui de la
parenté a fait une application extrêmement brillante de cette méthode.
Nous assistons dans une deuxième génération de structuralistes à une
sorte de dogmatisation de cette méthode. Chez Levi Stross subsisté
constamment l’idée que si la structure est un moment nécessaire de
l’analyse du réel la structure n’en est qu’un moment ; et M. Levi
Strauss n’a jamais exclu la possibilité de compléter cette méthode
structurale, cette analyse structurale par les analyses génétiques dont,
en France par ex., un homme comme Henri Walon — nous a donné
l’exemple en particulier dans un livre comme « De l’acte à la
pensée ». Chez certains disciples de M. Levi Strauss on assiste
aujourd’hui a une interprétation abstraite et doctrinaire du
structuralisme oui consiste a considérer que la structure recouvre la
totalité du connaissable.
C’est la tendance qui apparaît chez M. Michel Foucault, l’auteur
de « Les mots et des choses », ou même chez certains marxistes
comme Althusser, qui a tendance à considérer que l‘homme n’est
plus le sujet de l’histoire et que le sujet de l’histoire ce sont les
rapports de production. Le résultat d’une telle attitude c’est de
bloquer la dialectique car si l’on cesse de tenir les deux bouts de la
chaîne, comme le faisait Karl Marx, écrivant par exemple dans son
« Ier Brumer de Louis Bonaparte » ce sont les hommes qui font leur
histoire, mais ils la font toujours dans des conditions qui sont
structurées par le passé, si l’on abandonne le premier point, c’est-àdire,
ce sont les hommes qui font l’histoire, alors on abouti à cette
conception finalement qui revient au mécanisme oh l’histoire n’est
plus qu’un pur jeu de structure et l’on finit par appeler l’histoire
scientifique, une histoire dans laquelle l’avenir est déjà écrit et d’où
l’homme est absent. Et si par contre, on insiste unilatéralement sur le
premier aspect, ce sont les hommes qui font leur histoire et si l’on
oublie la structure alors on va vers un humanisme spéculatif.
Examinons maintenant dans quelles conditions historiques se
développe ce structuralisme. De point de vue économique et du point
de vue technique si l’on tient compte de ce que représente comme
élément de nouveauté le développement de la nouvelle révolution
scientifique et technique, il semble bien que nous n’allions pas dans
un sens tel que les structures détermineraient l’histoire, au contraire,
de la première révolution industrielle celle qui dans les pays comme
la France ou l’Angleterre a commencé à la fin du XVIIIe siècle a duré
pendant tout le XIXe et la première moitié du XXe, s’il est vrai dans
une telle perspective nous allions d’une part a la séparation radicale
du travail manuel et du travail intellectuel et de direction, s’il est vrai
que les investissements les plus rentables pendant cette période
étaient ceux qui consistaient à investir tant des machines de plus en
plus complexes et investir dans l’embauche d’une main d’oeuvre non
qualifiée homogène, avec la révolution scientifique et technique, avec
la révolution cybernétique, il n’est pas vrai que cette séparation
demeure nécessairement et que l’homme continue nécessairement à
être l’appendice de la machine.
Les possibilités de cette révolution scientifique et technique sont
telles, que désormais ce qui est rentable ce n’est plus d’utiliser dans
l’homme la machine d’os, de muscles et de nerfs qu’il porte en lui,
mais ce qui en lui est proprement humain, c’est-à-dire l’attitude au
choix, à l’initiative, à la décision et à la création. Cet aspect qui est
étroitement lié à notre propos, car dans cette perspective il n’est pas
vrai que nous allions, comme les structuralistes, vers une étape de
l’histoire où ce sont les structures qui font l’histoire. Au contraire, du
fait d’abord de cette révolution scientifique et technique et surtout,
des possibilités d’en tirer toutes les conséquences humaines dans un
régime socialiste, nous allons vers une étape de l’histoire où nous
assisterons au contraire à la naissance d’une subjectivité nouvelle,
qui n’est pas celle de l’ancien humanisme du XVIIe et XVIIIe siècle
fondé sur l’idée d’une nature humaine ou d’une essence humaine
éternelle et définitivement constituée, mais au contraire l‘idée d’une
essence humaine qui est de part en part historique puisque ca sera le
développement même des forces productives et des rapports de
production qui définiront cette forme nouvelle de subjectivité. Nous
allons vers un humanisme nouveau. Voilà pourquoi il me semble que
les théoriciens comme Faucault qui fondent leurs démonstrations sur
la perspective de ce qu’il appelle la mort de l’homme ou des
théoriciens comme notre camarade Louis Althusser qui définit le
marxisme comme antihumanisme théorique, sont en train de théoriser
sur une réalité déjà morte, déjà dépassée. Ce sont des hommes du
passé et ce n’est pas la philosophie qui correspond à cette étape du
développement de technique. Cela se retrouve dans les arts lorsqu’en
France on peut voir des films comme Alfaville ou comme
Farenheight 451, quelle que soit la beauté de ces films que je ne
conteste à aucune façon, il ne s’agit pas du tout dans ces films d’une
véritable anticipation prospective de l’avenir, mais d’une
extrapolation du passé.

Vos études sur les rapports entre le catholicisme et le marxisme
sont connues. Pouvez-vous nous indiquer si dans la pratique, dans
une des actions concrètes, on a pu constater un rapprochement
important entre le catholicisme et le marxisme ? Dans quelle mesure
pourrait-on, dans de telles actions : négliger la différence idéo -
logique indiscutable existante entre les deux doctrines.

De ce point de vue je voudrais distinguer deux aspects essentiels
de cette question. D’abord du point de vue des faits, et ensuite du
point de vue des principes. Du point de vue des faits il se produit à
l’heure actuelle les choses tout à fait nouvelles. Je voudrais vous
signaler, parce que cela me parait peut-être le fait le plus important
dans la période actuelle, que le prochain congrès de la société St.
Paul, une société catholique de l’Allemagne de l’est ; à Marianzke
Lazne, du 26 au 30 avril. c’est un fait absolument nouveau que dans
un pays socialiste se tient pour la première fois. Ce congrès qui
rassemblera quelques-uns des théologiens les plus éminents,
catholiques ou protestants, de deux continents et des marxistes de
pays de démocratie populaire, pays socialistes et aussi des marxistes
des pays oxidentaux. Voila, je crois, un fait nouveau qui aurait peutêtre
été impensable il y a quelques années. Il est devenu possible.
C’est un fait oui valait d’être signalé. C’est un phénomène assez
général — le voyage du président Podgorni au Vatican, la traduction
des oeuvres de Teilhard de Chardin à Museum Christianisme un
visage nouveau en Union Soviétique, les articles sur les dialogues
qui vient de parâtre dans certaines républiques dominantes
catholiques en Union Soviétique, les accords passés par la Hongrie
avec le Vatican en 1964 et qui en normalisaient les rapports entre
l’Eglise et l’Etat, ce sont là des indications d’une évolution profonde
du point de vue des rapports entre le monde socialiste et le monde
chrétien.
Du point de vue des principes, le dialogue se développe à trois
niveaux différents. D’abord un niveau de collaboration pratique qui
n’implique pas nécessairement une confrontation des doctrines
lorsqu’il s’agit par exemple en France, d’une collaboration des
syndicats chrétiens et des syndicats de la C. G. T. dans les luttes
revendicatives au niveau de l’entreprise, on peut parfaitement
concevoir que les perspectives philosophiques des deux forces qui
collaborent ainsi puissent être mises entre parenthèses. Lorsqu’il
s’agit de lutter contre une guerre atomique de lutter en commun pour
le désarmement, je ne pense pas que de telles luttes impliquent
nécessairement une confrontation des doctrines.
Il y a donc déjà — un très large champ sur le plan de la pratique,
de collaboration entre les chrétiens et les marxistes. Il y a un
deuxième plan qui engage déjà des aspects pratiques des aspects
théoriques. Dans un pays comme la France où des millions
d‘hommes et des femmes trouvent dans la religion chrétienne le sens
de leur vie et de leur mort et où des millions d‘hommes et de femmes
considèrent que le communisme donne un visage à leurs espérances,
il n’est pas possible de construire l’avenir de France ni sans les
Chrétiens et moins encore contre eux ni sans les communistes et
moins encore contre eux. Une collaboration, est donc nécessaire
d’abord dans notre pays pour instaurer une démocratie véritable et
ensuite pour construire le socialisme. Mais, lorsqu’il s’agit d’une telle
perspective, il est parfaitement normal que les Chrétiens demandent
aux communistes et les communistes aux Chrétiens que voulez-vous
faire de l’homme ? Il y a la par conséquent, non seulement une
collaboration pratique, mais aussi un dialogue théorique, une
confrontation, qui peut être à la fois d’affrontement et d’émulation.
Cela n’engage pas encore les perspectives dernières, il y a toute une
zone de recoupement sur le plan théorique ce que la dernière
résolution de notre Comité central d’Argenteuil appelle des
convergences morales qui permettent à des marxistes et à des
chrétiens de collaborer même si leux conceptions philosophiques sont
fondamentalement différentes.
Dans l’Eglise catholique il y a une tradition importante, c’est la
notion d’une morale naturelle, c’est-à-dire la possibilité de déduire et
de définir des règles de conduite oui soient communes à des hommes
qui ont la foi religieuse et des hommes qui n’ont pas cette foi. Au
dernier concile de Vatican II, dans son allocution de clôture le Pape
Paul VI a souligné la valeur autonome de la création. L’autonomie,
au moins relative, des valeurs humaines, cela rend possible une
collaboration dans la construction de l’avenir de notre peuple, il y a
des valeurs humaines que nous avons à défendre en commun
indépendamment de nos perspectives philosophiques respectives.
Enfin il y a un 3e plan qui engage fondamentalement le débat sur nos
conceptions du monde. Je poserais le problème de la façon suivante.
C’est un problème tout à fait théorique. Quelle est la conception du
monde et quelle est la méthode de pensée et d’action, gui peut donner
à l’homme à la fois la pleine responsabilité de sa propre histoire et la
plus grande maîtrise sur le développement de cette histoire. Ici, il
s’agit d’un affrontement et il n y a pas de convergences du moins
dans l’immédiat. Des chrétiens diront que l’humanisme marxiste tel
que nous le concevons, en limitant l’homme aux perspectives de la
terre, constitue un appauvrissement de l’homme et nous, au contraire,
nous pensons que le fait d’invoquer la réalité d’un Dieu conduit à
une aliénation et enlève quelque chose à la responsabilité de
l’homme. Pour nous marxistes, pour nous athées, personne ne nous
attend au bout de notre histoire et rien ne nous est promis. Tout
dépend de notre propre action. Mais je dois ajouter pour conclure sur
ce point que s’il y a là des perspectives philosophiques irréductibles,
cela n’exclut nullement la collaboration sur les deux premiers plans
— celui de l’action pratique immédiate et même celui de la
construction de l’avenir de notre peuple.

Certains sont d’avis que la dialectique de la nature est un vestige
hégélien dans le marxisme, qu’elle est sans perspective, qu’elle ne
correspond plus à l’esprit authentique de Marx, que l’auteur du
Capital même n’a pas écrit la dialectique de la nature ; il n’a pas non
plus explicitement parlé de la nécessité de la création. Que pensezvous
de la nature ?

Ce serait un vestige hégélien dans le marxisme si cette
dialectique de la nature était conçue d’une façon théologique comme
si nous imaginions qu’il y des lois immuables achevées, données une
fois pour toutes et qui règlent à la fois le devenir de la nature et le
devenir de l’histoire humaine. Ce n’est pas ainsi qu’un marxiste peut
concevoir la dialectique de la nature. C’est un fait qu’au cours de son
développement la pensée scientifique a été amenée à réviser
constamment même ces postulats fondamentaux pour répondre aux
questions qui lui étaient posées par la nature elle-même. Pour ne pas
que prendre que des cas très proches de nous, lorsque Einstein est
amené à réviser la conception traditionnelle de l’espace et du temps,
à revenir même sur la notion d’espace telle qu’elle était définie
depuis Euclide, nous avons le sentiment que des schémas anciens
éclatent au contact d’expériences nouvelles de la science. La
dialectique ce n’est pas un choix que nous avons fait arbitrairement,
c’est un mode de penser qui nous est imposé par les résistances même
que la nature oppose à nos hypothèses. Ces résistances nous obligent
à réviser les postulats fondamentaux ce qu’un philosophe français
M. Bachelard appelait une épistémologie non-cartésienne ni
l’impossibilité de partir comme le croyait Descartes des principes
immuables et définitifs. Alors, nous dira-t-on est-ce que c’est la
nature oui est dialectique ou seulement notre pensée ? Dans mon
dernier livre, sur le marxisme du XXe siècle, je pose cette question :
comment une pensée dialectique pourrait-elle nous donner une prise
efficace sur une nature qui ne sera dialectique à aucuns degrés.
Si tous les développements de notre pensée sont allés vers la
dialectique sous le choc des résistances que la nature nous appose
c’est ou il y a dans la nature quelque chose qui correspond à cette
forme de penser. C’est une façon non dogmatique de poser le
problème de la dialectique de la nature. Il y a une dialectique de la
pensée et si cette dialectique de la pensée nous donne une prise sur
les choses c’est qu’il y a, sous une forme qui ne correspond pas aux
lois de notre pensée dans la nature à ces initiatives de notre pensée.

Les théoriciens bourgeois parlent souvent de la sous-estimation
injustifiée de la problématique d’humanisme dans le marxisme.
Comment déterminerez-vous l’essence de l’humanisme marxiste ?

Il faut insister sur la différence radicale qui existe entre
l’humanisme marxiste et les formes antérieures de l’humanisme par
exemple l’humanisme du XVIIe et XVIIIe siècles français qui reposait
sur la conception d’une essence ou d’une nature éternelle de
l’homme. À la différence de cet humanisme l’humanisme marxiste
est historique de part en part. Dans la critique que Marx, dans le
Capital faisait des théories de Bentham il reprocha à Bentham d’avoir
défini l’homme par les caractères qui sont ceux des petits bourgeois
de son temps. Marx ajoutait : « Il faut étudier d’abord la nature
humaine en général et examiner ensuite le développement de cette
nature au cours de l’histoire ». Il y a une différence fondamentale
entre cet humanisme marxiste aussi avec le sujet essentiel de Sartre,
ou avec l’existentialisme en général. À la différence du sujet
existentiel, l’homme marxiste est non seulement historique de part en
part, mais aussi social de part en part. Mais alors, me dira-t-on
comment les marxistes peuvent-ils conserver la notion même
d’essence de l’homme ?
Il serait absolument faux de croire que Marx y a renoncé. Marx
définit au contraire excellemment, dans le premier livre du Capital,
ce que c’est que l’essence de l’homme lorsqu’il défini ce qu’est le
travail sous sa forme spécifiquement humaine, par rapport au travail
animal, celui de l’abeille, de la fourmi, ou du castor. Il nous montre
que ce qui caractérise ce travail spécifiquement humain et qui va
finalement définir l’homme et l’essence humaine, c’est le fait que ce
travail est précédé de la conscience de son but. Avec l’homme
émerge dans le devenir universel une forme nouvelle de ce devenir
avec le rôle du projet. Pour la première fois l’avenir exerce son
efficace sur le présent. C’est l’émergence de la finalité. C’est le fait
nouveau avec l’histoire proprement humaine ; dont Marx, reprenant
un thème tel de l’italien Vico nous dit :« ce qui distingue l’histoire de
la nature de l’histoire de l’homme, c’est que l’homme a fait celle-ci
et qu’il n’a pas fait celle-là ». Nous avons, avec cette conception du
travail, une définition de l’essence de l’homme par le rapport a toutes
les autres espèces animales. Et nous trouvons dans le Capital tous les
éléments pour définir les étapes différentes de ce développement de
l’homme et de sa subjectivité suivant le niveau des forces productives
et des rapports de production. Je ne reviens pas sur ce que j’ai
expliqué tout à l’heure en ce qui concerne l’étape actuelle du
développement des forces productives et des rapports de production
en montrant comment la nouvelle révolution scientifique et technique
permet la naissance d’une subjectivité nouvelle, d’un humanisme
nouveau, à la fois en faisant du travail non plus l’utilisation de
l’homme comme l’appendice de la machine, mais l’utilisation de
l’homme comme créateur. Lorsque l’ingénieur Taylor se ventait,
dans un de ces livres, de répondre à des ouvriers qui lui proposaient
des modifications dans la méthode du travail : « la réflexion ralentit
le rythme de votre activité manuelle ; Je vous interdis de penser,
d’autres sont payés pour cela », il y a là une formule qui est, non
seulement moralement mais, économiquement périmée : les études
sur la gestion optimale des entreprises aussi bien dans les pays
socialistes où l’on est à recherche d’un modèle humain de la
civilisation technicienne, que dans les pays capitalistes, et, en
particulier, en Amérique, montre que ce qu’il y a de plus rentable,
c’est précisément, au moins déjà dans les industries de pointe et
bientôt dans l’ensemble des industries ce qui dans l’homme est
spécifiquement humain, c’est-à-dire son aptitude à la création.
Les études américaines sur le « managering » montrer que ce
n’est plus la conception autocratique de l’usine qui est la plus rentable
mais au contraire une décentralisation et une démultiplication de
l’initiative. Tout cela va dans le sens de la démonstration que nous
avons amorcé tout à l’heure : nous assistons à la naissance historique
de conditions du développement d’une subjectivité nouvelle et d‘un
humanisme nouveau.

Quelle est, selon vous, la branche de la philosophie marxiste, la
moins développée, c’est-à-dire, dans quelle branche (l’étique, la
logique, l’ontologie, la gnoséologie, etc.) existe le plus grand nombre
de questions ouvertes ?

En réalité, dans tous les domaines, un grand nombre de questions
sont ouvertes, en économie par exemple, par les conséquences de la
révolution scientifique et technique qui change non seulement les
instruments de production, les éléments objectifs de la production
mais aussi les éléments subjectifs, c’est-à-dire le rôle de l’homme
dans cette production. En politique où l’on se heurte à ce problème
fondamental de l’articulation de la nécessaire planification par en
haut et de l’initiative d’en bas que l’on parte d’en haut, c’est-à-dire
de la planification, comme le modèle soviétique en a donné un
exemple ou que l’on parte d’en bas, de l’autogestion comme le
modèle yougoslave en a donné l’exemple, dans les deux cas de ces
deux niveaux.
Même problème en ce qui concerne l’éthique, la morale, les
rapports entre les valeurs de disciplines et les valeurs d’initiative et
de création ou encore en esthétique où se pose le problème de la
création esthétique non pas un terme de production ou de
reproduction d’une nature déjà formée, mais pour reprendre une
expression qui était celle de notre Delacroix et de notre Baudelaire,
la création d’une seconde nature. Ceci, simplement, pour arriver à
cette conclusion très simple, qu’il n’y a pas des domaines dans
lesquels les problèmes sont déjà résolus et des domaines où les
problèmes demeurent ouverts. Les problèmes demeurent ouverts
dans tous les domaines et c’est heureux car cela prouve que le
marxisme est attentif à déchiffrer lui aussi les signes du temps.
La conception de Karl Marx, selon laquelle le communisme
représentera le saut « du royaume de la nécessité au royaume de la
liberté » est dès fois interprétée comme l’opposition de Marx à la
nécessité et à la liberté. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces
rapports en général et de la position de Marx en particulier ?
Pour avoir consacré deux ouvrages à ce problème, vous me
permettrez de répondre très sommairement — ce qui défini la liberté,
pour un marxiste, ce n’est pas cette définition négative de la liberté que
l’on trouvait chez Sartre — la liberté pour nous n’est pas simplement
la possibilité de dire non — la liberté commence avec la possibilité de
dire non, mais elle est quelque chose d’essentiellement positif ; elle est
une organisation consciente, par l’homme, de la vie économique,
politique, culturelle. Une démocratie c’est un régime oui donne à
chaque homme et à chaque enfant tous les moyens de développer
pleinement toutes les puissances humaines qu’il porte en lui.
De ce point de vue, ce que l’on appelle « le monde libre » où les
démocraties bourgeoises sont loin de répondre à cette définition
puisque les statistiques gouvernementales françaises nous montrent
que la part des fils des travailleurs qui ont cette possibilité de
développer tous leurs moyens entrants dans l’enseignement supérieur
restent infiniment inférieurs à la proportion de la classe ouvrière dans
notre pays, c’est dire que pour reprendre l’expression d’un écrivain
catholique, Saint Exupéry lorsqu’un enfant à des possibilités qu’on
lui refuse, c’est en lui Mozart assassiné. Dans ce régime du monde
libre on assassine tous les jours, des petits Descartes, des petits
Mozarts en envoyant un enfant à quatorze ans sur un triporteur alors
qu’il portait peut-être en lui le génie d’un Descartes, d’un Mozart. Si
nous conservons cette définition de la liberté je ne vois le socialisme
qui puisse lui donner sa pleine efficace. Le socialisme c’est-à-dire
un régime permettant, par l’abolition de la propriété privée de
moyens de production, de faire de chaque homme un homme, c’està
dire un créateur, à tous les niveaux — au niveau de la technique, au
niveau de l’économie dans l’entreprise, de la vie sociale, de la vie
politique et de la vie culturelle.

Étant donné qu’à l’idée d’un passage pacifique du capitalisme
à socialisme on n’est pas arrivé, en général, par la voie inductive et
sur la base des expériences, voulez-vous nous mentionner les plus
forts arguments théoriques qui prouvent irréfutablement son
indubitable justesse ?

Cela n’implique nullement, comme le disent certains de nos
adversaires, que nous n’ayons l’illusion que le capitalisme a changée
de nature. Une classe au pouvoir n’abandonne jamais volontairement
la situation de domination qui est la sienne. Ce qui a changé ce n’est
pas la nature du capitalisme c’est le rapport des forces.
Lorsque nous parlons d’une possibilité de voie pacifique vers le
socialisme cela suppose qu’il peut se produire une situation à la fois
extérieure, interdisant l’exportation d’une contre-révolution (comme
cela s’est produit par exemple, au moment de la naissance de l’Union
Soviétique où 14 nations capitalistes se sont coalisées contre elle) et
une situation intérieure où grâce à la mobilisation des masses, cette
bourgeoisie soit impuissante à organiser une résistance armée.
Situation semblable à celle qui s’est produite, en février 1948, en
Tchécoslovaquie, où l’appui des masses, et la mobilisation de ces
masses a permis un passage pacifique d’une démocratie bourgeoise
à la construction du socialisme. Il s’agit là d’une évolution possible,
probable, mais pas nécessaire, parce que pour être pacifique il faut
être deux, et que dans la mesure où une agression se produirait de la
part des forces de réaction nous serions naturellement obligés de
répondre avec, les moyens appropriés.

Nous vous prions de bien vouloir nous dire certains avantages
principaux que la théorie marxiste a déjà donnés dans la période
après Lénine.

Malgré les erreurs commises, elle a, quand même donné la
construction du socialisme, c’est-à-dire la construction de sa base
matérielle technique, avec un rythme de croissance industriel
supérieur à celui de tous les pays capitalistes, un changement radical
des rapports de reproduction interdisant l’exploitation de l’homme
par l’homme, en supprimant la propriété privée des moyens de
production et enfin, une instruction généralisée qui a fait les pays
longtemps analphabètes dans sa majorité, un pays où chaque enfant
peut développer, pour reprendre la formule de tout à l’heure, toutes
les richesses humaines qu’il porte en lui.
Ayant en vue que la spécificité des voies provisoires au
capitalisme à socialisme n’est plus la question seulement de théorie,
mais de la pratique, voulez-vous nous indiquer certaines propres
qualités du socialisme, qui sont restées aujourd’hui dans les pays
socialistes malgré les divergences et les malentendus enter eux ?
La nécessité d’une, diversité des voies de passage et d’une
spécificité des méthodes employées pour construire le socialisme
dans chaque peuple découle de la diversité des conditions dans
lesquelles il faut construire le socialisme. Par exemple, dans des pays
qui ont été longtemps colonisés, ce qu’il est convenu d’appeler, des
pays sous-développés et où il y a nécessité d’accomplir à la fois les
tâches propres du socialisme, c’est-à-dire, la transformation des
rapports de production et l’abolition de l’exploitation de l’homme
par l’homme, et des tâches qui n’ont pas été réalisées par le
capitalisme, c’est-à-dire une accumulation primitive, le problème se
pose évidemment dans des termes très différents de la manière dont
il se pose dans les pays comme l’Angleterre, la France, l’Italie, peutêtre
même des Etats-Unis, dans lesquels nous avons affaire à une
civilisation technique et économique déjà très avancée. Par
conséquent, nécessité d’enraciner le marxisme dans les conditions
propres de chaque peuple. Tenir compte de la structure sociale, de
l’histoire de la culture de ces peuples. La diversité n’est pas un
moindre mal. C’est une nécessité interne de ce passage au socialisme.
Ceci n’exclut nullement l’unité profonde du mouvement, c’est-à-dire,
d’abord ce qui constitue le socialisme lui-même, la nécessité d’un
changement radical des rapports de production et ce qui permet
d’écarter de la définition même du socialisme des gens qui se
réclament du socialisme sans vouloir mettre fin à la propriété privée
des moyens de production, nécessitée d’un développement industriel
pour que le socialisme ne soit pas une collectivisation de la misère
nécessité de l’internationalisme prolétarien, car sans une coopération
des différents éléments du camp socialiste, nous aboutirions à un
échec, sans une division du travail à l’échelle internationale.
Vouloir faire vivre chaque pays socialiste en autarcie aboutirait
à un affaiblissement considérable de chaque pays considère et de
l’ensemble du camp socialiste. Enfin, il y a aussi de point de vue la
conception de l’homme un trait qui nous est commun, c’est cet
humanisme socialiste, la volonté de faire de chaque homme un
homme, c’est-à-dire, un créateur en fournissant à chaque homme et
à chaque enfant les moyens de développer pleinement toutes les
richesses humaines qu’il porte en lui.

Un tel accès à l’idée au sujet des voies spécifiques de formation
du socialisme nous ramène à question d’aggiornamento se trouvant
dans vos oeuvres. Comment, concrètement, on détermine le problème
de contemporanéité de marxisme en rapport avec les différents
exemples de formation du socialisme ?

Vous avez une façon assez curieuse de me poser la question en
disant que j’ai posé la question d’un « aggiornamento » du marxisme
— léninisme. Bien entendu, le mot aggiornamento, la mise à jour, est
un mot qui est devenu à la mode depuis le Concile de Vatican II et
l’encyclique du Pape Jean XXIII. Il s’agit de quelque chose de tout
à fait différent à propos du marxisme. Disons, sans employer ce mot
polémique, qu’il s’agit de penser le marxisme, non pas seulement
sous la forme d’une exégèse des textes écrits par Marx, mais, d’une
part de revenir à ce qu’il y a de fondamental en marxisme — pardelà
une tradition qui eut cours près d’un quart du siècle à
dogmatiser, à pratiquement ramener le matérialisme à une étape
proche à celle du matérialisme du XVIIIe siècle français, et d’autre
part tenir compte de ce qui est survenu de nouveau dans le monde,
tenir compte de grandes transformations historiques qui sont au
nombre de trois, d’une part, la révolution scientifique et technique,
d’autre part, les problèmes qui se posent au socialisme à une certaine
étape de son développement, et enfin le problème de la
décolonisation qui nous met en face, là aussi, d’exigences nouvelles.
En ce qui concerne la révolution scientifique et technique, nous avons
noté déjà que l’on ne pouvait pas poser le problème du matérialisme
dans les termes du XVIIIe siècle, ni même dans les termes où le
définissait Staline. L’impossibilité de nous installer dans l’être pour
dire ce qui il est, mais au contraire de mettre en avant la notion de
modèle, à la fois technique ou conceptuel par lesquelles nous allons
à la rencontre des choses pour les reconstruire selon un plan humain.
Cela nous permet de retrouver ce qu’il y a de fondamental dans le
marxisme à travers ce qu’il y a de plus neuf dans le développement
actuel des sciences et des techniques, retrouver ce qu’il y a de
fondamental dans le marxisme, c’est-à-dire « le moment actif » de la
connaissance. En ce qui concerne les problèmes du socialisme, nous
en avons déjà dit un mot tout à l’heure ; les problèmes qui se posent
sont ceux qui naissent de l’existence de plusieurs modèles du
socialisme en fonction des différents pays dans lesquels il se
construit. Modèle qui peut être, par exemple, celui que l’Union
Soviétique a inauguré et qui exigeait une très grande concentration
des moyens et des forces une planification de type autoritaire qui
était, je crois, aux premières étapes la condition nécessaire pour
l’accumulation et pour la réalisation des bases industrielles
permettant de construire la vie nouvelle. Un modèle, si vous voulez,
qui peut-être déjà profondément différent ce serait le modèle chinois
puisque là, des conditions particulières se présentaient le socialisme
n’était plus le passage du capitalisme au socialisme, mais comme
l’avait déjà prévu Lénine au deuxième Congrès de l’Internationale
communiste en 1920, il s’agissait ici de passer directement d’une
société pré capitaliste au socialisme, sans franchir l’étape, du
capitalisme.
Cela posait évidemment des problèmes nouveaux dans la
conception de l’Etat. Lénine envisageait déjà, et, c’est en effet ce qui
s’est à peu près produit, la constitution de Soviets paysans et non pas
seulement ouvrier-paysan, Lénine envisageait même, dans sa
discussion avec le communiste indien ROY, en 1920, la possibilité
d’une transformation de la conception même du parti en fonction de
cette situation nouvelle. Un troisième modèle, pour ne prendre que
quelques exemples, est constitué par le modèle yougoslave, partant
non pas d’une planification d’en haut du moins dans la deuxième
étape de la construction du socialisme en Yougoslavie, mais partant
de la notion d’autogestion. Mais quelles que soient les étapes, quelles
que soient les méthodes envisagées dans les différents pays
construisant le socialisme, nous nous retrouvons devant un problème
que nous évoquions tout à l’heure. Celui de l’articulation entre la
nécessaire planification d’en haut et les initiatives d’en bas. Il y a là
un problème fondamental. De ce point de vue ce qu’il y a de nouveau
dans le développement du marxisme à notre époque, c’est cette idée
que le marxisme, le communisme, ne se construit pas selon un
modèle unique. L’idée de la pluralité des modèles. Les études que
l’on fait, par exemple, du Professeur Sik de Prague sur le problème
du rôle de la loi de la valeur et des relations marchandes en régime
socialiste, jouent également un rôle déterminant. Le socialisme est
un régime de transition entre le capitalisme, qui n’a pas d’autre
moteur que l’intérêt personnel, et un communisme où le moteur sera
essentiellement d’ordre moral ; entre les deux, il y a cette période de
transition que constitue le socialisme et où la loi de la valeur peut
être la seule mesure des besoins des aspirations des très larges masses
et, par conséquent, peut déjà pallier aux inconvénients d’une
planification autoritaire d’en haut et en même temps permettre de
trouver les moyens, d’équilibrer la production, de tenir compte des
initiatives d’en bas sans pourtant aboutir à une anarchie dans la
production.
L’un des aspects essentiels de cette mise, c’est peut-être la
découverte de ce pluralisme. Mais à condition de ne pas entendre
pluralisme dans un sens relativiste ou sophistique ; ce que j’appelle
le sens relativiste ou sophistique de la notion du pluralisme c’est une
conception du pluralisme qui verrait dans la pluralité un état définitif.
Alors que pour nous, nous considérons qu’il est absolument
nécessaire que dans les arts, par exemple, il y ait une pluralité
d’écoles, de méthodes, de tendances, que dans les sciences les débats
soient toujours ouverts entre une pluralité d’hypothèses, d’écoles, de
théories, mais nous ne considérons pas ce pluralisme comme une
vérité dernière. Nous pensons qu’en chaque époque il’y a une théorie
qui est capable d’intégrer tout ce que peut porter de valable, la théorie
adverse et c’est celle-là qui en chaque époque est la théorie vraie. Le
pluralisme est un moment de là recherche scientifique ou de la
création artistique, mais un moment provisoire, toujours dépassé et
d’ailleurs toujours renaissant, car lorsque l’unité est retrouvée, ce
n’est pas une pluralité d’hypothèses que nous allons prouver le
dynamisme de la science en train de se faire ou de l’art et train de se
créer. Donc, pas de pluralisme définitif. Deuxième caractère qui
distingue ce relativisme de la sophistique, qui distingue ce pluralisme
d’une conception purement sophistique de la connaissance, c’est que
nous ne pensons pas que soit vrai, ce lieu commun que dans toute
erreur il y a une part de vérité. Il y a des erreurs qui sont des erreurs
absolues, et par conséquent, il ne s’agit pas de mettre sur le même
plan toutes les hypothèses, il s’agit qu’en chaque moment de savoir
quelle est la doctrine qui est capable d’intégrer tout ce qu’il y a de
valable dans les recherches antérieures et dans les recherches
contemporaines. Nous avons assez confiance dans le marxisme pour,
ne pas revendiquer pour lui le privilège a priori d’avoir raison en
toute chose et en chaque moment, mais seulement le privilège qui ne
peut pas s’octroyer, mais qui ne peut se conquérir que par l’émulation
et par l’affrontement, le privilège d’être capable d’intégrer toutes les
vérités dont d’autres doctrines peuvent être porteuses.
Par conséquent : pluralisme d’intégration.

Comment imaginez-vous dans le proche avenir les rapports
entre les partis du centre gauche : comme la formation d’un parti
seul, ou d’un front unique des partis autonomes ; est ce que cela
ressemblera à la formation de « cartelliste » si les partis
n’appartiennent pas uniquement à une large organisation, mais dans
certaines situations, comme élection etc., s’unissent ? Nous vous
serions reconnaissants de nous dire pour notre public quelque chose
de l’étape de la collaboration déjà atteinte, et la possibilité d’un
dépassement des divergences essentielles en idéologie.

C’est une question tout à fait d’actualité au lendemain de ces
élections législatives, ces élections qui ont montré comment ce
commencement d’une part de regroupement de la gauche non
communiste et d’autre part l’accord entre cette fédération de la
gauche et du Parti communiste à déjà porter ses fruits, car
contrairement à ce que criaient déjà de faux prophètes, il ne s’agit
pas de plumer le partenaire ; au contraire, les deux forces essentielles
de la gauche ont progressé en même temps. Nous sommes
profondément heureux de ce que la fédération de la gauche,
démocratique socialiste ait gagné des voix par l’apport à l’ensemble
de parties qu’elle a rassemblées, c’est un phénomène très heureux et
en particulier dans l’est et dans l’ouest, il me paraît évident qu’il y a
déjà un effritement des vielles forces conservatrices qui jusque-là
dominaient ces deux régions de la France. Nous nous réjouissons
aussi du fait que le Parti communiste français ait gagné un million des
voix par rapport aux élections 1962.
Ce gui montre, que ce qui est bénéfique à la gauche ce n’est pas
sa division, c’est au contraire le rassemblement des forces de gauche
sous la forme de la Fédération et sous la forme de l’accord entre cette
Fédération et le Parti communiste. Quel est maintenant l’avenir de
cette gauche ? Déjà nous pouvons noter le succès immense qui vient
d’âtre remporté, car enfin, si l’on additionne d’après statistique même
du Ministère de l’Intérieur Français, les forces de cette gauche elles
représentent 43 % alors que le parti du général de Gaule recueille
38 %, en dépit de l’appel, d’ailleurs, illégal que le Général Président
s’est, octroyé à la veille de ses élections. Quelles sont maintenant les
étapes ultérieures. La première étape c’est la première proposition
de notre parti. Ce serait sur la base de ce succès commun, de nous
entendre sur un programme commun, C’est-à-dire de développer les
quelques grandes options qui ont été déjà fixées par nôtre accord.
Cela nous permettrait sans doute de donner plus de puissance à cette
unité et d’arriver à une véritable majorité permettant d’abord de
restaurer en France une démocratie, car ce qui caractérise le pouvoir
personnel du Général de Gaule, c’est la tendance à substituer partout
aux représentants élus de la nation, des agents désignés par le pouvoir
central et ceci dans tous les domaines : qu’il s’agisse de la caisse des
écoles ou de la gestion des hôpitaux. La restauration d’une
démocratie implique un mouvement symétriquement inverse :
substituer partout aux agents désignés par le pouvoir central des
représentants élus par la nation. À partir de là, sur la base de
l’expérience que feront les masses de l’efficacité d’une telle
démocratie, nous pouvons nous acheminer vers le socialisme. Il y a
déjà des éléments communs : cette fédération de la gauche prévoit
dans son programme un certain nombre de nationalisations. Nous
pensons que c’est un programme insuffisant, mais enfin, il y a déjà
une amorce ici de convergences entre nos deux formations ; car seul
un programme de nationalisations peut permettre une véritable
planification démocratique.
Sans ces nationalisations en nous heurtant à chaque pas à
puissance des monopoles, nous ne pouvons guère avoir sous le nom
de planification (au sens ou l’on-dit un « cinquième plan ») qu’une
sorte de vaste étude de marché assorti de quelques objectifs globaux
qui ne sont jamais impératifs. Une véritable planification
démocratique impliquée que la Nation ait les possibilités de
contrôle sur les grands moyens de production, de transport, de crédit
et d’échange. Ce programme de nationalisations serait insuffisant
s’il ne comportait en même temps une démocratisation de la gestion
des entreprises nationalisées. Au lendemain de la libération, en
France c’étaient des dirigeants de syndicats qui étaient à la tête des
grandes entreprises nationalisées, à la tête des mines comme de
l’électricité de France. Or, depuis lors ces dirigeants syndicaux ont
été partout éliminés. C’est cela la définition d’une politique
antidémocratique : on leur a substitué des hommes qui rien a voir
avec la classe ouvrière. Les problèmes idéologiques qui se poseront,
seront étroitement liés au développement de ces problèmes
pratiques.

Est-il indiscret de vous demander — à quoi vous travaillez
actuellement ?

Je suis en train de rechercher quelles peuvent être les
conséquences sur le plan positif de ce qui a été traité d’une manière
négative dans mon dernier livre Le matérialisme du vingtième siècle ;
j’ai fait là une critique générale du dogmatisme qui a régné pendant
un quart de siècle dans la pensée marxiste, et à partir de cette critique,
j’ai essayé de dégager quelles pouvaient en être les conséquences sur
le plan des sciences, de la morale, des arts, ou des rapports avec les
chrétiens. Maintenant il s’agit de passer à une autre étape de cette
recherche, plus concrète.
Je fais parallèlement deux recherches : d’une part, une étude
sur ce que peut-être le modèle chinois du socialisme dans mon livre
« Le problème chinois », en essayant de dégager les raisons pour
lesquelles ce modèle est spécifique, quelles sont les raisons tenant
à la structure sociale et à l’histoire de la Chine aux survivances dans
ce pays, d’un mode de production asiatique gui ont conduit
nécessairement à construire un modèle nouveau du socialisme ;
cette nouveauté, cette spécificité du modèle était une chose
parfaitement légitime, « d’examiner ensuite » quelles sont les
raisons, tenant à la proche histoire, qui ont pu amener certaines
distorsions de ce modèle, et enfin, d’examiner en quel sens la
théorisation chinoise peut devenir malfaisante dans la mesure où
l’on essaie d’extrapoler ce modèle dans des conditions qui ne sont
plus celles de la Chine, et, en particulier, cette théorie prétendant
établir en 25 points un programme général pour tous les partis
communistes et ouvriers dans le monde, en se contestant
d’extrapoler ce qui a pu dans une très large mesure, être vrai dans
les conditions chinoises de la construction du socialisme, mais qui
ne peut pas, pas plus d’ailleurs que tout autre modèle, la prétention
d’avoir une valeur universelle.
Cette prétention d’extrapoler conduit évidemment à des
difficultés extrêmement grandes, en particulier à cette entreprise de
tentative de scission de tous les partis communistes et ouvriers
auxquels on voudrait imposer quelles que soient les circonstances
intérieures, quelles que soit la structure sociale, l’histoire et les
traditions culturelles de ce pays, un modèle qui lui est étranger, qui
par conséquent ne peut pas fonctionner. L’application du modèle
chinois en France conduirait à un isolement, à une dislocation, à un
effondrement du mouvement communiste et ouvrier dans notre pays.
Symétriquement dans l’autre ouvrage que je prépare parallèlement à
celui-là, car les deux thèmes se nourrissent mutuellement et
s’épaulent, je me force de rechercher quelles sont les fonctions de la
révolution technique, actuelle de la révolution scientifique et
technique, quelles sont les transformations qui peuvent être apportées
à notre conception du modèle du socialisme pour notre pays et d’une
manière plus générale pour un pays avancé du point de vue
économique et technique. Les deux questions s’épaulent
mutuellement, car la libération des peuples colonisés, nous a apporté
une très riche expérience.
La preuve a été faite que contrairement à un vieux préjugé
colonialiste, l’Occident n’est pas le seul centre d’initiative historique
ni le seul créateur de valeur. L’un des aspects essentiels de ce que
vous appeliez tout à l’heure la mise à jour du marxisme, c’est que ce
n’est pas seulement par soucis tactiques mais par une exigence
interne de son développement qu’il est amené à un dialogue avec des
conceptions du monde ou avec les doctrines qui ne sont pas les
siennes. Le marxisme s’appauvrirait si les apports des civilisations de
l’Asie ou de l’Afrique, ou les apports du christianisme, ou les apports
des différentes sciences qui se sont développées en dehors de lui
depuis un siècle n’étaient pas intégrés à notre conception du monde.
Il ne s’agit pas la d’une révision : il s’agit au contraire de retrouver
ce qui est l’inspiration fondamentale du marxisme tel que l’avait
conçu Marx, tel que Marx nous en a donné l’exemple par
l’intégration notamment de la philosophie hégélienne ou de
l’économie politique anglaise ou du socialisme français. C’est un
exemple que nous devons suivre, en considérant, selon les
enseignements de Marx et de Lénine, que le marxisme n’est pas une
doctrine achevée mais une doctrine qu’il nous appartient, au contraire
de développer en tous sens : dans les conditions nouvelles que la vie
moderne fait naître autour de nous.