05 novembre 2012

Han Suyin et Roger Garaudy: "Pour connaître la plénitude, nous avons besoin de l'autre"

Han Suyin, que Roger Garaudy rencontra à plusieurs reprises, vient de mourir. Voici ce qu'elle lui écrivait  en juillet 1981.


Roger Garaudy, Mes témoins, Editions A contre-nuit, 1997



Mohamed BEDJAOUI, Helder CAMARA, Roger
GARAUDY, Joseph KI-ZERBO, Lucien MORIN,
Aurelio PECCEI, Han SUYIN, Éduquer au
dialogue des civilisations, Les Éditions du
Sphinx, St-Jean-Chrysostome, Québec, 1983,
(15,5 x 21,5), 148 pages.

Cet ouvrage collectif, dans sa partie principale,
reproduit les propos tenus lors d'une table ronde
intitulée «Pour un dialogue des civilisations»,
dans le cadre du Congrès Mondial des Sciences de
l'Éducation, à Trois-Rivières, Québec, en juillet
1981. Cette partie centrale est précédée d'un texte
d'« introduction», et suivie de deux autres textes
qui n'ont pas été lus lors du congrès, mais qui s'y rapportent.
Comme le titre l'indique, ce petit livre porte
essentiellement sur le dialogue entre les différentes
cultures. On y trouve donc à la fois la défense des
diversités et l'affirmation de leur complémentarité.
Incidemment, on y rencontre des critiques sévères
de «l'action civilisatrice» de l'Occident qui très
souvent a oublié ces deux aspects fondamentaux
du dialogue, en imposant de force sa façon de
voir et de concevoir la vie et le développement humain
et du  monde.
Après une brève préface indiquant le sujet et
présentant les collaborateurs, le livre s'ouvre par
une réflexion très pertinente (« éduquer au
dialogue») du professeur Lucien Morin — une
sorte d'introduction théorique au panel. Insistant
sur « le besoin d'unité et de raccordement », pour
«dominer le disparate et la contradiction, la
violence et la haine» (p. 9), M. Morin montre
l'insuffisance de certaines idées qui ont cours dans
notre éducation et nos sociétés occidentales.
Ainsi, la tolérance, l'unité, l'égalité, le combat
pour les droits de l'homme : il faut défendre ces
droits, vaincre les inégalités injustes, non dans une
perspective réductrice, mais dans le sens d'un
dépassement et dans la recherche du partage.
Analysant avec finesse et profondeur ces
notions et d'autres encore, comme celle de la
science, qui prétend occuper la place et le rôle du
dialogue universel mais qui ne touche qu'un
aspect de la réalité (pp. 17-18), M. Morin fait la
critique de notre éducation occidentale orientée
vers l'individualisme, ou vers « ce spécialisme
excessif qui se complaît dans le savoir éclaté,
discontinu, désunificateur, infiniment médiatisé
par le moi souverain» (p. 18). Mais ces critiques
ne font que préparer la présentation du thème
«de l'autre». M. Morin cite, en exergue, un
proverbe africain : « L'homme, ce sont les autres ».
En faisant l'éloge de l'autre, de la réconciliation
et du dialogue, de l'unité qui n'est pas unicité
mais respect et mutuelle complémentarité, l'Auteur
lance le défi de dépasser notre individualisme
farouche et l'ordre établi à partir de lui, pour
nous ouvrir à la créativité, à la croissance, à la
générosité, à l'amour, au partage. Le texte finit
par l'affirmation que « l'éducation au dialogue
n'a d'autre justification que celle de partager»
(p. 27). Et on doit partager, essentiellement parce
qu'on a besoin de l'autre, qu'on est avec l'autre.
M. Morin cite Martin Buber : « Au commencement
il était la relation. L'Homme devient un "je" au
contact d'un "tu" » (p. 12). C'est par l'autre — et
aussi pour l'autre — que je suis ce que je suis.
C'est parce que l'autre est différent qu'on peut
échanger, se compléter mutuellement, grandir
ensemble. Dans cette perspective M. Morin
propose plusieurs idées en vue de cultiver et faire
fructifier « l'Arbre du dialogue » — image qu'il
développe et explicite, pour expliquer les divers
aspects, exigences et conséquences du dialogue.
« Le sens de l'Arbre (...) provient de la prospérité
des liaisons de complémentarité mutuelle (des
racines, tiges et feuillages) » (p. 14) : pareillement,
le dialogue produit ses fruits en résultat de l'action
commune de ses parties, comme action du tout.
Suivent alors les interventions des participants
à la «table ronde». De Roger Garaudy, qui
présidait la rencontre, on a même droit à deux
versions: le texte «sérieux» de sa conférence,
reproduit comme « complément », et l'exposé plein
d'humour qu'il en fait, comme en racontant un
rêve. La communication de R. Garaudy devait
servir de base pour l'échange entre panelistes. Il
analyse quelques aspects majeurs de la société et
de l'éducation actuelles (début des années '80) en
Occident, et dégage quelques perspectives d'avenir.
M. Garaudy est encore plus sévère que M. Morin
envers l'éducation et la société occidentales.
D'abord, pour l'aspect réductionniste de notre
culture qui, à partir de Socrate, mais surtout
après Descartes, a réduit la connaissance, puis la
réalité tout entière, au concept; cette démarche
aboutit, en Foucault, à la déclaration de la mort
de l'homme (p. 130). Cette trajectoire a été tracée
par certains principes, tels ceux du «dieu» de la
croissance et ses dogmes du progrès, de l'efficacité
et du scientisme positiviste, avec son clergé, les
technocrates, qui rendent l'homme « unidimensionnel
», le réduisent au producteur-consommateur,
le mutilent « de ses dimensions proprement
humaines d'intériorité, de transcendance
et de communauté » (p. 125). Ce même mouvement
a dépouillé la nature et a réduit l'homme à
l'esclavage, en les séparant et en les dressant l'un
contre l'autre. Tout cela, systématisé en des
«techniques de cupidité» (p. 36), nous mène —
l'Occident et le monde entier avec lui — au bord
de la catastrophe : tandis que de nos jours 50
millions de personnes meurent annuellement de
faim, on dépense dans la même période 450
milliards de dollars en production d'armements
et 55% de la recherche scientifique est consacrée
aux recherches sur la guerre (pp. 35, 122 et 126) ;
et la nature est menacée et même en train
d'agoniser dans plusieurs secteurs.
Le dialogue entre les civilisations est devenu
impossible parce qu'on n'a retenu « qu'une seule
trajectoire de développement humain, celle de
l'Occident » (p. 38). Mais cela peut et doit changer ;
et des changements majeurs s'annoncent pour les
dix prochaines années, où vraisemblablement
l'hégémonie occidentale cédera la place à un
pluralisme plus soucieux des valeurs asiatiques et
africaines traditionnelles. Pour y collaborer il
faut commencer par renoncer au dogmatisme qui
caractérise notre éducation et notre vision
occidentale du monde. À cet effet, M. Garaudy
propose une éducation centrée sur les valeurs, ce
qui exige «4 démarches fondamentales:
1) instituer un véritable dialogue entre les nations ;
2) mettre fin à la séparation de la science et
de la sagesse; 3) donner à la pratique des arts
et à l'esthétique un rôle moteur dans l'enseignement
; 4) redonner à la culture et à l'éducation
la dimension de transcendance» (pp. 131-135).
Bref, sortir de soi, aller vers l'autre et vers la
recherche de valeurs plus hautes que les valeurs
utilitaires et immédiates de notre civilisation trop
tournée vers soi-même et son passé. Même «la
futurologie n'est qu'une extrapolation du passé» ! (p. 133).
Ensuite, le président donne la parole à
Mohamed Bedjaoui, en lui demandant quelle
serait la contribution de la culture arabo-islamique
à l'avenir du dialogue entre les nations. Sans nier
la possibilité du dialogue universel, l'ambassadeur
algérien à l'ONU en indique la difficulté et les
obstacles. Il analyse en particulier les « 3 hypothèques
» qui bloquent ce dialogue : l'hypothèque
historique et morale, l'hypothèque économique et
l'hypothèque politique. Sous ces trois chefs il
rappelle quelques traits majeurs des spoliations et
dépossessions faites par les « civilisés», depuis les
croisés et les conquistadores européens jusqu'aux
multinationales d'aujourd'hui, dans les pays qu'on
appelle le Tiers Monde. Toutes ces hypothèques
empêchent le dialogue, parce qu'elles n'affirment
qu'une seule identité, niant celle des éventuels
partenaires. Il montre ainsi l'impasse où on est
arrivé actuellement : le monde polarisé entre les
deux supergrands. En niant l'identité nationale et
culturelle des autres civilisations, on nie aussi le
dialogue universel, parce que ces deux aspects
sont inséparables et complémentaires : il faut être
soi-même, avoir un chez soi, pour pouvoir s'ouvrir
à l'autre, l'accueillir, recevoir et donner. Il fait
ainsi un plaidoyer pour un oecuménisme politique,
dans un monde multipolaire, qui puisse dépasser
les diverses aliénations et « faire reculer le spectre
de la guerre d'extermination totale» (p. 61) que
les deux superpuissances font planer au-dessus
de nos têtes. Le dialogue est devenu une illusion
pour l'impérialisme, mais cette situation doit
changer et nous sommes conviés à nous engager,
en étant pleinement nous-mêmes mais aussi en
nous dévouant aux autres et à leurs valeurs.
À l'intervenant suivant, l'historien de Haute-
Volta, Joseph Ki-Zerbo, le coordinateur du panel
demande d'exposer comment le type de communauté
africaine traditionnelle peut nous aider
à concevoir des démocraties associatives, de vraies
communautés. En endossant brièvement la critique
faite par H. Bedjaoui de l'action «civilisatrice»
des Européens, il s'emploie surtout à mettre
l'accent sur les aspects positifs des cultures
africaines, car les aspects négatifs sont déjà connus,
dit-il. Alors il cite l'aspect social qui est la vie tout
entière et l'éducation en particulier dans ces
« civilisations de la parole». Il mentionne ensuite
d'autres aspects comme les relations de l'homme
avec la nature et avec le divin, l'éducation
essentiellement liée au travail productif et à la
culture, l'intégration de l'art au travail et à la vie de
tous les jours Finalement il signale l'importance
du corps (de la danse et de la fête), la vie qui est
sacrée et la mort qui est vécue communautairement.
Pour lui aussi, le dialogue universel est
très difficile, par les raisons indiquées par son
collègue algérien ; mais il est nécessaire, « car tous
les hommes sont solidaires», conclut-il (p. 83).
C'est alors le tour de D. Helder Camara qui,
essayant de « ne pas juger le passé avec la vision
d'aujourd'hui » et de « ne pas juger les promesses
de l'avenir à partir des erreurs du passé » (p. 86), à
la fois endosse et relativise les critiques adressées
à l'action civilisatrice des blancs. Dans cette
perspective il reprend des thèmes qui lui sont
chers, comme ceux de la force de l'union des gens,
de la capacité des pauvres de résoudre leurs
problèmes si on les y encourage : « bien plus
important que travailler pour le peuple, c'est de
travailler avec le peuple» (p. 90; c'est lui qui
souligne). Il s'élève contre la course aux armements,
en même temps qu'il fait une large
confiance aux jeunes et à leur créativité pour nous
sortir du cercle infernal de la violence et de la
surconsommation spoliatrice. Il s'adresse ensuite
aux éducateurs, en leur demandant de ne pas
oublier « les valeurs premières : l'amour, la justice,
la liberté, le dialogue» ; et du même souffle il les
apostrophe: «vivez les grandes valeurs et les
jeunes vous imiteront » (p. 94). En leur enjoignant
de garder leurs espérances et de jouer le rôle qui
leur est propre, il indique quelques tâches
prioritaires de l'éducation si l'on veut qu'elle
prépare les jeunes à un avenir plus humain, où le
dialogue soit une réalité vécue et vivifiante.
S'adressant à Han Suyin, le coordinateur du
panel lui demande ce que l'avenir devra à la
Chine. Avant d'y répondre, elle fait quelques
commentaires sur l'idée que se font les occidentaux
de l'Orient. Elle ironise à propos de certains
« orientalistes» qui traitent l'Islam, la Chine et le
Japon comme si c'était une même réalité ; ou de
ces autres qui, après avoir passé quelques semaines
en Chine, en écrivent un gros bouquin... Ces
écrivains montrent ce grand pays comme « un
pays de rêves et en même temps un pays de
cruautés» (p. 101). Ces idées ambiguës et souvent
fausses nous empêchent d'apprécier à sa juste
valeur la contribution de la Chine — celle de
toujours mais surtout celle d'aujourd'hui — et ne
lui permettent pas de jouer son vrai rôle dans le
monde. C'est ici que Mme Suyin situe l'importance
du dialogue qui «n'est possible sans un profond
respect de la dualité humaine : l'homme est double
au sens où il n'est que par l'autre» (p. 105). Elle
revient à plusieurs reprises à ce thème de l'autre, au
besoin de l'humanisation de l'homme et du monde.
Et pour elle, éduquer au dialogue des civilisations,
«concrètement, cela signifie mettre en évidence
les différences entre les hommes comme possibilités
de complémentarité et d'échange plutôt que
comme facteurs de division». Elle cite «le vieux
proverbe chinois : pour connaître la plénitude
nous avons tous besoin de l'autre». Et cela
exprime bien la pensée chinoise pour qui « la
grande question a toujours été celle des relations
avec les autres hommes » (pp. 110 et 111).

Prend finalement la parole Aurelio Peccei,
dont la pensée centrale est que « nous vivons dans
un monde imbriqué où tout tient tout le reste,
dans un monde où tout dépend du tout intégré »
(pp. 113 et 137). Comme il n'avait que quelques
minutes pour parler, on a reproduit à la fin du
livre le texte de sa conférence prononcée à
l'ouverture du Congrès : « Éduquer à la conscience
planétaire» (pp. 137-148). Au panel il n'expose
que deux idées : l'une, que les jeunes sont prêts au
dialogue, mais pas nos politiciens et donc il nous
faut les «acculturer» pour «les mettre à même
des réalités de cette nouvelle ère, l'ère planétaire» ;
et l'autre, le besoin de « sortir de l'emprise de
l'État national souverain» (pp. 113-114), pour
travailler en collaboration et en contact international.
Dans sa conférence il rappelle quelquesuns
des problèmes majeurs de nos jours
— démographiques, économiques, sociaux,
techniques, etc. — et il propose un effort concerté
de tous, en tous les domaines, pour nous sortir de
l'impasse. L'éducation y est appelée à jouer un
rôle décisif, en étant «participative» et «anticipée
»; elle «doit viser à faire comprendre les
autres et à les tolérer ; à revaloriser la communion
avec la nature et le transcendant» (p. 147). En
tant que chef d'entreprise, A. Peccei veut faire
profiter tous les hommes des accomplissements
de la science et de la technique. Il croit fermement
au dialogue et en de meilleures perspectives pour toute l'humanité.
En faisant la revue sommaire des différentes
collaborations de ce livre, on voit que, par la
diversité des intervenants et leur concordance de
perspectives, il réalise ce qu'il propose : le dialogue
est à la fois la valorisation de chaque individu, qui
doit être pleinement lui-même, différent des autres,
et un effort pour se comprendre mutuellement,
pour mettre en évidence les valeurs communes
que tous cherchent à promouvoir et à réaliser —
bref l'unité dans la diversité. En somme, on a bien
caractérisé le dialogue des civilisations, ainsi que
ses conditions de possibilité et de réalisation. Car
il faut toujours préserver le tout et les parties, les
particularités des personnes et des groupes et le
besoin d'unité, de dialogue, de complémentarité.
D'un autre côté, on vit dans un monde travaillé à
la fois par d'innombrables conflits et oppressions,
mais nécessairement solidaire, formant un tout
indissoluble où on ne peut envisager la survie et le
développement des parties sans chercher en même
temps ceux du tout. Alors il faut prendre conscience
de l'état actuel de crise et de malaise où en
est le monde, on doit reconnaître les causes de
cette situation — et c'est le sens des différentes
critiques des erreurs occidentales — pour oeuvrer
aux tâches complémentaires de respect et de
promotion des diverses valeurs en vue d'une unité
supérieure ; et c'est là le sens du dialogue, de
l'éducation au dialogue prônée par tous les intervenants.
C'est donc manquer à la contribution majeure
de ce livre que d'y voir plutôt des critiques plus ou
moins justes ou négatives de la civilisation
occidentale, ou d'y déceler avant tout la thèse du
tiersmondisme, ou encore d'autres visions ou
intentions partielles et secondaires, et non pas son
véritable effort de promotion du dialogue, par le
respect et la valorisation de l'autre.