30 septembre 2012

Averroes, un "passeur" de civilisation



Abu'l-Walid Muhammad ibn Rouchd de Cordoue (né en 1126 – année supposée de sa naissance – à Cordoue, en Andalousie, actuelle Espagne - mort le 10 décembre 1198 à Marrakech, au Maroc), dit Ibn Ruchd, plus connu en Occident sous son nom latinisé d'Averroès, et de son nom complet Abū l-Walīd Muhammad ibn Ahmad ibn Muhammad ibn Ahmad ibn Ahmad ibn Rušd , est un philosophe, théologien islamique, juriste, mathématicien et médecin musulman andalou du XIIe siècle.
Son œuvre est reconnue en Europe occidentale, dont il est, d'après certains, comme le spécialiste Alain de Libera, pour ses commentaires sur Aristote, « un des pères spirituels ». Certains vont jusqu'à le décrire comme l'un des pères fondateurs de la pensée laïque en Europe de l'Ouest.
Son ouverture d'esprit et sa modernité déplaisent aux autorités musulmanes de l'époque, qui l'exilent comme hérétique, et ordonnent que ses livres soient brûlés. Il est profondément méconnu de son vivant. Il commente abondamment et brillamment les œuvres d'Aristote : aussi les théologiens latins le nommaient-ils Le Commentateur.
C'est ainsi que Wikipedia le présente.

Michel Peyret

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AVERROES, (Abu'l-Walïd Muhammad ibn Ahmad ibn Rushd)
1126-1198
Médecin, juriste et philosophe arabe espagnol.


Averroes est un génie aux connaissances étendues. Il a partagé sa vie mouvementée entre l'Espagne et le Maroc en qualité de juge et de médecin. Il a été le grand commentateur de la philosophie d'Aristote dont l'influence pénétra les esprits y compris des théologiens chrétiens les plus conservateurs du Moyen Age comme Saint-Thomas-d'Aquin. On venait le voir en consultation aussi bien en médecine qu'en matière juridique.
Sa vie
De son nom Abu al-Walid Mohamed Ibn Ahmed Ibn Mohamed al-Andalusi, connu chez les Occidentaux comme Averroes, est né à Cordoue en Espagne en 1126. La ville est alors un lieu d'intense activité intellectuelle. Sa famille était connue et respectée; son grand-père et son père avaient été grand qaadi (magistrat) à Cordoue. Averroes acquit une formation solide, par des maîtres particuliers.
Il commence par l'étude du Coran, de la grammaire, de la poésie, de l'écriture et des rudiments de calcul. Il est initié par son père qui était lui-même juge à Cordoue, à la jurisprudence musulmane, selon laquelle le religieux et le juridique ne se dissocient pas. Après une bonne formation religieuse il étudia d'autres branches du savoir, la physique, l'astronomie, la médecine, les mathématiques. Il apprit la philosophie et le droit sous la direction d'Abu J'afar Haroon et d'Ibn Bajja, et la médecine sous celle d'Avenzoar.
Médecin de princes influents il échappe pour un temps aux ennuis que lui valent ses prises de position philosophiques et son scepticisme religieux. Cela ne lui empêchera pas de goûter tour à tour au pouvoir en qualité de gouverneur de l'Andalousie, de réformateur de l'administration de la justice à Marrakech et au désagrément de la détention ou du dénuement.
A l'âge de 27 ans, en 1153, Averroes s'est rendu à Marrakech, sur invitation du Calife Almohade Abdel-Moumen ben Ali pour des consultations relatives à l'établissement d'un certain nombre d'écoles au Maroc et la réforme de l'administration de la Justice. Il est retourné à Marrakech une deuxième fois où il fut présenté, par le philosophe et médecin Ibn Tofaïl, au Calife Ibn Yacoub Youssef qui lui confia, en 1169 la tâche d'expliquer la philosophie d'Aristote.
Les nouveaux maîtres de Perse, d'Egypte, du Maghreb et d'Espagne rivalisaient dans le domaine du faste et de l'esprit. C'est en 929 que fut fondée Cordoue - le joyau du monde - dans laquelle fut constituée une bibliothèque comparable à celle qui jadis avait fait la réputation d'Alexandrie (plusieurs centaines de milliers de volumes).
La médecine arabe est représentée à cette époque par les grandes écoles de Médecine Arabe ou de langue Arabe:
- L'école de Bagdad avec les Bakhtishu et Yuhanna Ibn-Masawayh
- L'école d'Ispahan avec Ibn Sina,
- L'école de Shiraz avec Ibn Abbas Al Majusi,
- l'école de Damas avec Al Baghdadi et Ibn Al Mutran
- L'école au Caire illustrée par Ibn an Nafis et Ibn Abi Usaybia
- L'école de Kairouan: avec le célèbre Ishaq Ibn Imran et Ibn Al Jazza
- Les écoles de Cordoue, de Tolède, Séville, et de Saragosse connurent de grands médecins tels, les fameux Abulcassis, Avenzoar, Averroes.

Averroes était aussi compétent en matière de théologie que de droit ce qui lui valut d'occuper le poste de qaadi (magistrat chargé de dire le droit) à Séville, à l'âge de 44 ans, c'est à ce moment qu'il traduisit et résuma le livre d'Aristote "de Anima". Deux années plus tard il se trouve à Cordoue dans sa ville natale où il restera 10 ans comme grand qaadi de la ville. C'est pendant cette période qu'il écrira les commentaires d'Aristote.
Mais il était également intéressé par la philosophie et la logique. C'est ainsi qu'il essaya de reconcilier la philosophie et la religion dans ses travaux de réflexion. Il est rappelé en 1182 par Abu Yacoub qui en fit son médecin personnel, en remplacement d'Ibn Tofaïl, puis à nouveau magistrat à Cordoue. A la mort du Calife Abu Yacoub, Abu Youssef Yacoub, fils de ce dernier et son successeur, prit Ibn Roshd sous son égide, mais accablé par certains savants, en raison de ses idées audacieuses, Averroes fut condamné en son temps par les tenants d'une orthodoxie religieuse étroite de la religion musulmane qui lui reprochait de déformer les préceptes de la foi. Ses livres furent brûlés, à l'exception des ouvrages médicaux et astronomiques.
Averroes tombe en disgrâce vers 1195, il doit fuir, se cacher, vivre dans la clandestinité écarté de son travail. Rappelé à Marakkech au Maroc, il est emprisonné. Il connaît toutefois un retour en grâce peu avant sa mort à Marrakech (Maroc) qui survient le 12 décembre 1198. Ses cendres seront ramenées à Cordoue.

Contributions scientifiques d'Averroes

Un examen attentif de ses travaux médicaux et philosophiques montre qu'Averroes était un homme profondément religieux ayant une bonne connaissance du Coran et des traditions enseignées par le Prophète auxquelles il fait souvent référence. Ainsi on trouve dans ses écrits cette phrase: "Quiconque étudie l'anatomie augmente sa foi dans l'omnipotence et l'unité de Dieu Tout Puissant".
Averroes philosophe fut avant tout praticien et théoricien de la médecine et du droit. Il aurait écrit 78 livres sur différents sujets.

En tant que médecin.

• Averroes était un médecin porté sur la recherche, l'analyse et le traitement des maladies, bien qu'il ait eu un plus grand penchant pour la recherche et l'étude. Son œuvre médicale la plus connue est "Kitab Al-Kulliyate fil-Tibb" ("Livre de Médecine Universelle"). Ecrit avant 1162, cet ouvrage fut traduit en latin par Bonacosa en 1255, sous le titre de «Colliget»,et en hébreu. Il fut publié en 1482 et en 1560 à Venise, il fût enseigné officiellement dans les Facultés et écoles de Médecine occidentales jusqu'au XVIIe et XVIIIe siècles. Ce n'est qu'en 1984 que le texte arabe a été imprimé à New Delhi. En 1989, le Conseil supérieur algérien de la Culture, en coopération avec l'Union internationale des Académies, a procédé à la publication «d'Al-Kulliyate», après authentification et commentaire par les Dr Saïd Chibane et Ammar al-Talibi.
Il est composé de sept livres, comporte une belle introduction à la Physiologie.
Il y exprime son adhésion à la médecine scientifique héritée des grecs qu'il faut concilier avec l'ensemble des traditions rassemblant les pratiques et les conseils du Prophète en matière de soins. Il souligne, en outre, la nécessité de s'appuyer sur l'observation et l'expérimentation, d'avoir une connaissance globale de tout ce que la science naturelle a accumulé au plan de la dissection et de la fonction des membres. La consultation entre médecins qu'il a prônée est un apport notable à la médecine.

-1 - Tashrih al-a'lda' : De Anatomia. (Anatomie des organes)


- Averroès s’intéresse à l’anatomie. Il traite de 7 paires de nerfs crâniens, il décrit les nerfs rachidiens et leurs territoires d’innervation, les 4 citernes cérébrales ainsi que 2 méninges.
- Averroès, dans le Colliget, se range clairement derrière Aristote et il fait du cœur le siège de la virtus cibavita et de la sensibilité générale, en réfutant les arguments anatomiques qui pouvaient être avancés.
- Outre ses fonctions motrices, il reconnaît au cerveau les capacités d’imagination, de réflexion, de mémorisation (mémoire d'évocation et de fixation)
- Il découvre que l'organe sensible de l'œil est la rétine, et annonça parmi les premiers que la rétine reçoit la lumière.

-2 - al-Sihha : De Sanitate, &, de Complexione. (Santé et Physiologie)


- Lorsqu'on a eu la chance de guérir d'une variole, il aboutit à la conclusion que la variole ne touche le malade qu'une seule fois.

-3 - al-Marad : De Aegritisdinibus, & accientisbus. (Maladies et accidents)


- Réponses ou conseils touchant la diarrhée
- Commentaire moyen sur le "De febribus" (Des fièvres) de Galien
- Commentaire du "De temperamentis" de Galien
- De spermate (Du sperme)
- Questions sur la fièvre intermittente
- Sur les fièvres putrides
- La rage est due à la maladie du chien atteint de la rage.
- Il souscrit, en outre, à la proposition d'Ibn Sina sur la transmission héréditaire, de père en fils, de certaines maladies.

-4 - al-'Alamat : De Signis Saenitum, & Aegritudinum. (Symptômes)


- Averroes a décrit une multitude de maladies, ainsi que leurs symptômes et leurs complications. Il a traité, en outre, des manifestations psychiques, telles que la colère, la tristesse, l'anxiété et l'épilepsie.

-5 - al-Adwiya wa 'l-aghdhiya De Cibis, & Medicinis. (Médicaments et nourriture)


- Averroes estimait qu'une alimentation saine, une eau propre et un air pur sont les garants d'une bonne santé. Il considérait que les médicaments constituent une matière étrangère au corps, nuisible au fonctionnement de certains organes en raison de leurs diverses incidences, en particulier sur le foie et les reins, dont les fonctions visent à éliminer les poisons du corps
- "En médecine il y a d'abord la parole, ensuite il y a l'herbe, ensuite il y a le bistouri".
- La chair de vipère et les herbes médicinales faisaient partie des ingrédients de base qui entraient dans la composition des médicaments.

-6 - Hifz al-sihha : De Redimine sanitatis. (Hygiène)


- Averroès est l'auteur de la première ébauche de description du sarcopte de la gale.

-7 - Shifa al-amrad : De aegritudi num Curatione, seu Ingenio sanitatis. (Thérapie)


- Il s'est intéressé également à la thérapeutique médicale, consacrant une bonne partie de son ouvrage «Al-Kulliyate» aux différents types d'aliments et de remèdes et à leurs effets, tout en fixant les bases à suivre pour déterminer les posologies.

Autres traités médicaux

«al-Tiryaq» (Les antidotes). Dans cet ouvrage, Averroes détermine les maladies pouvant être soignées avec des antidotes, définissant l'étiologie de ces maladies et les méthodes d'utilisation des antidotes.
«Exégèse de l'Arjouza d'Ibn Sina sur la médecine».
Averroes a également écrit des commentaires sur divers écrits de Galien «al-Ilal wal-Amradd» (Affections et maladies) et sur un poème médical d'Avicenne.

En tant qu'astronome

Averroes a élaboré un traité d'Astronomie: "Kitab fi-Harakat al-Falak", sur le mouvement des sphères et des étoiles, abrégé d'astronomie à partir de l'Almageste de Ptolémée (90-168).

En tant que juriste.

De la même époque que le "Kitab Al-Kulliyat", date le "Bidayat al-Mujtahid wa-Nihayat-al-Muqtasid", ouvrage consacré à des questions discutées en matière de fiqh (droit, au sens musulman, selon lequel le religieux et le juridique ne se dissocient pas), ce qui lui valut une certaine réputation en ce domaine.

En tant que philosophe.

Ce n'est ni comme juriste ni comme médecin qu'Averroes fut connu du monde latin mais comme "Commentateur" d'Aristote, tout comme Aristote est le "Philosophe".
Les sources de la pensée d'Averroes sont de deux ordres:
- le philosophe Aristote dont il veut retrouver la philosophie dans sa pureté, en éliminant les interprétations passées faites par les musulmans ou les grecs.
- l'Islam et son livre saint le Coran.

Averroes cherche à retrouver Aristote (384-322)


En une vingtaine d'années Averroes écrivit sur presque tous les traités du corpus aristotélicien qu'il considère comme un "être divin" et inspiré. Il utilise pour cela plusieurs traductions, il trouve ainsi certaines erreurs de traduction ou d'interprétations, parfois des rajouts. Il cherchait à trouver un sens originel à sa vie à travers l'œuvre du philosophe grec. Sa conception philosophique sur l'origine des êtres est inscrite dans ses commentaires des traités d' Aristote.

Le mot générique de commentaire en couvre trois sortes distinctes :
- le petit commentaire ("Jami"), abrégé, ou paraphrase, destiné à de jeunes élèves.
- le commentaire moyen ("Talkhis") est une explication assez courte, destinée à des étudiants déjà familiarisés avec le sujet.
- le grand commentaire ("Tasfir"), dans lequel Averroes énonce les problèmes que suscitent certains passages, rapporte les solutions avancées par les commentateurs antérieurs, les examine, et expose la sienne propre, ce qui donne lieu à des développements parfois très longs.
Ces commentaires sont connus uniquement dans des traductions hébraïques ou latines.

Averroes cherche à concilier Philsophie et Religion

Aux yeux d'Averroes, rien dans la philosophie d'Aristote bien comprise ne contredit le Coran. La philosophie ne contredit pas la loi divine qui appelle à étudier rationnellement les choses: on doit "unir le rationnel (ma'qul ) et le traditionnel (manqul )". Averroes s'en explique dans Fasl al-maqal (Discours décisif ); "le vrai ne peut contredire le vrai".
Ce programme est possible, parce que la loi divine a un sens extérieur (zahir) et un sens intérieur (batin): les hommes capables de science doivent pénétrer jusqu'à celui-ci et le garder pour eux, les autres se contentant du premier, qui précisément leur est destiné. Si les préceptes pratiques s'imposent à tous indistinctement, les comportements doivent nécessairement différer en matière théorique. La seule attitude qui ne soit pas justifiée est celle des mutakallimun (théologiens) qui, communiquant aux gens du commun des interprétations mal fondées, jettent le trouble dans les esprits; faute de connaître les véritables méthodes rationnelles, ils s'en tiennent à des argumentations simplement probables, sur quoi rien de certain ne peut se fonder.
Sur ces bases - distinctions corrélatives des sens du Coran, des capacités intellectuelles et des modes de démonstration - Averroes a composé un ouvrage intitulé Découverte des méthodes démonstratives concernant les dogmes religieux (1189). Il y traite de plusieurs points fondamentaux de la foi islamique (l'existence de Dieu, son unicité, ses attributs, ses actions...) en substituant aux formulations et aux arguments des écoles théologiques, qu'il critique en détail, un exposé qui, fondé sur le seul texte coranique, doit convenir à la fois aux simples et aux savants (aux aristotéliciens).

Problème de la corporéité de Dieu

Un exemple fera comprendre cette méthode. Bien qu'il n'affirme rien de positif sur ce point, le Coran semble suggérer que le Créateur a un corps. Certains théologiens (mutakallimûn) ont prétendu prouver qu'il n'en était rien; mais leurs démonstrations ne sont pas solides; d'autre part, à dire aux gens du commun que Dieu est sans corps, on risque fort de leur faire conclure qu'il n'existe pas. La meilleure attitude consiste à ne pas aller plus loin que la Loi, c'est-à-dire à attribuer à Dieu ni la corporéité ni l'incorporéité. Et si l'on demande ce qu'il est, il faut, se référant au texte révélé (Coran, XXXIV, 35) et à la tradition du Prophète, dire que Dieu est Lumière. Ainsi on ne s'écarte pas de la Loi; on signifie aux gens du commun une existence réelle et particulièrement noble; on rappelle aux savants que leur intelligence est aussi incapable de saisir Dieu que les yeux des chauves-souris le sont de voir le Soleil -(allusion à Aristote : Métaphysique, II, 1, 993 B, 9-11).
Dans l'ensemble de ce traité, Averroes apparaît au point de convergence de trois perspectives doctrinales: la théologie musulmane, qu'il refuse mais qu'il connaît assez à fond pour la critiquer de l'intérieur; la révélation coranique et la philosophie d'Aristote, qu'il accepte intégralement l'une et l'autre comme deux expressions différentes du vrai.
Son ouvrage le plus important "Tuhafut al-Tuhafut" ("Inchoérence de l'Incohérence" ou "Destruction de la Destruction") est écrit en réponse au travail du penseur musulman et philosophe mystique Al-Ghazali, mort en 1111, qui avait écrit un livre destiné à ruiner les doctrines de divers philosophes: le "Tahafut al-falasifa" (La Destruction des philosophes ), qu'il réfute méthodiquement. Pour Al Ghazali, il n'y a pas de loi de la nature, mais des volontés de Dieu ; et la science doit s'effacer devant la toute puissance de la religion. Il écrit: "les connaissances consacrées par la Raison ne sont pas les seules, il y en d'autres auxquelles notre entendement est absolument incapable de parvenir".

Réponse aux adversaires de la philosophie: Unité de l'intelligence

Averroes précise dans "Tuhafut al-Tuhafut" ("Inchoérence de l'Incohérence"), la double incapacité de l'intelligence: l'une est relative, propre à une certaine classe d'esprits, et provient soit de la constitution individuelle, soit de l'absence d'instruction; l'autre est absolue, et tient à la nature même de l'intelligence. On notera que, dans le texte résumé ci-dessus (allusion aux chauves-souris), c'est une image tirée du Philosophe lui-même qui illustre cette limitation radicale.
Dans ces interprétations, il fait état de sa théorie d'une intelligence universelle immortelle à laquelle tous les hommes participent par leur espèce mais non en tant qu'individu, les âmes particulières étant elles périssables et dépendantes.
Il distingue en l'homme l'intellect passif et l'intellect actif. Celui-ci se situerait au-delà de l'individu : il lui serait supérieur, antérieur, extérieur car il serait immortel: en effet bien que les individus meurent, d'autres les remplacent toujours, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre: l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement "joint" aux intellects.
Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers: la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres; cela explique aussi que "ma" pensée soit, en un sens, "mienne", puisqu'il dépend de "moi" de me joindre à l'intellect agent, c'est-à-dire de faire que l'intelligible soit abstrait de "mes" images.

Immortalité

Selon Averroes, Aristote soutient une doctrine de l'éternité de la matière: rien ne vient du néant, et ni la forme, ni la matière ne sont créées. Le mouvement serait éternel et continu.
L'éloge qu'il fait d'Aristote va parfois jusqu'à conférer à son existence une signification proprement exemplaire. Ainsi:
"Ce point [à propos de l'âme] est si difficile que si Aristote n'en avait parlé, il eût été très difficile, impossible peut-être, de le découvrir - à moins qu'il ne se fût trouvé un autre homme comme Aristote. Car je crois que cet homme a été [...] un modèle que la nature a inventé pour faire voir jusqu'où peut aller la perfection humaine en ces matières."
Son but est de revenir à l'authentique philosophie aristotélicienne. Il pense que l'homme n'a ni le contrôle de sa destiné, ni que celui-ci est entièrement prédéterminé. Averroes nous offre ici le tableau d'un monde sans commencement ni fin temporels, où les sphères tournent éternellement parce qu'elles dépendent de l'activité éternelle du Premier Agent. Ce Dieu d'Aristote agit selon un mode qui n'est ni volontaire ni naturel, mais que la Loi révélée appelle volonté. Créateur, sa science des êtres existants n'est ni universelle (car la connaissance par l'universel est abstractive et potentielle) ni particulière (car le particulier, matériel et multiple, est sans rapport avec l'unité de l'intellect divin): la science divine est toute différente de la nôtre, parce que - Averroes le dit encore dans son grand commentaire sur la Métaphysique , et dans un petit traité consacré à la "science éternelle" - elle est la cause de l'existence de l'être, et non pas son effet.
Dieu connaît, Dieu crée, c'est tout un: son essence créatrice est coextensive à la science qu'il a de ses créatures. L'identification en Dieu de l' "être" et du "connaître" est conforme à la théorie aristotélicienne, de même que l'éternité du monde; en liant ces thèmes à celui de la création, Averroes les éclaire d'un jour qui n'est plus grec, mais coranique; on a vu qu'il se référait explicitement à la révélation, et qu'il affirmait l'incapacité de l'intelligence humaine à en saisir le contenu entier.
L'immortalité serait un attribut de l'espèce et non de l'individu. Cette distinction conduit Averroes à séparer radicalement raison et foi, la Révélation de la Foi n'étant accessible qu'à l'intellect actif.
Ainsi la pensée d'Averroes apparaît comme un ensemble complexe où s'enlacent et s'équilibrent des éléments venus d'Aristote et d'autres venus du Coran, d'une façon très différente toutefois de ce que sera la scolastique chrétienne.
C'est ce qui lui vaudra d'ailleurs sa disgrâce.

Averroes expose sa Théorie de la connaissance

Dans sa théorie de la connaissance, Averroes expose sa philosophie de la survie individuelle de l'âme. Dans les commentaires du "Traité de l'Âme" il exploite les passages, quelque peu obscurs, où Aristote parle des intellects: celui qui reçoit l'intelligible, comme le sens reçoit le sensible, et celui qui est la cause de la connaissance. Averroes explique que l'intellect "agent" interfère sur l'intellect "matériel", ces deux intellects sont l'un et l'autre éternels, et uniques pour tous les hommes. C'est en eux que s'opère réellement la pensée éternelle comme le monde, l'espèce humaine fournit sans défaillance à leur incessante actualité bien que les individus meurent, toujours d'autres les remplacent, et si la science vient à manquer en un point de la Terre, on peut être assuré qu'elle est en quelque autre: l'homme, en tant qu'être spécifique, est toujours nécessairement "joint" aux intellects.
Bien entendu il en va autrement pour les hommes particuliers: la pensée de chacun est liée à ses propres images. C'est pourquoi, malgré l'unicité des intellects, les pensées de chaque homme sont différentes de celles des autres; cela explique aussi que ma pensée soit, en un sens, mienne, puisqu'il dépend de moi de me joindre à l'intellect "agent", c'est à dire de faire que l'intelligible soit abstrait de mes images. Mais, Aristote l'enseigne, l'imagination est liée au corps, et meurt avec lui: c'est pourquoi la pensée individuelle est périssable, et, après la mort, "nous ne nous souvenons plus". Ainsi paraît supprimée toute croyance en une immortalité personnelle; toutefois, dans le "Tahafut al-Tahafut" , Averroes rappelle que, selon Aristote, l'altération d'un organe, de l'œil par exemple, n'implique pas nécessairement celle de la faculté correspondante (ici, de la vue): ce qui peut laisser supposer que l'intellect n'est pas seul à survivre à la mort du corps. Mais sur la question de l'esprit, l'homme "n'a reçu que peu de science", comme le dit un passage du Coran que cite ici Averroes: et le problème reste ouvert.
En revanche, la doctrine d'Averroes est parfaitement nette en ce qui concerne une question débattue depuis longtemps par les philosophes musulmans: celle de la "jonction" (ittisal , continuatio dans les traductions latines) avec l'intellect "agent". Notre auteur s'en explique en plusieurs endroits: dans ses commentaires au Traité De l'âme, et dans trois "épîtres" consacrées à cette question. Pour comprendre la façon dont nous nous "acheminons vers la jonction", il faut ajouter à ce qu'on a dit plus haut qu'en passant à l'acte, l'intellect matériel devient intellect en habitus , c'est à dire possession stable de connaissances, de concepts, dont le nombre s'accroît à volonté. Quand sont actualisés pour nous tous les intelligibles que l'intellect matériel était potentiellement, "aussitôt l'intellect agent se joint à nous": c'est le terme du mouvement vers la jonction. De quoi s'agit-il au juste? La connaissance par abstraction est dépassée: si l'intellect matériel acquiert de la perfection en pensant des formes engagées dans la matière, il le peut à plus forte raison en pensant des formes immatérielles, intelligibles par soi (cela vient encore d'Alexandre d'Aphrodise).

Béatitude intellectualiste

D'autre part, le grand commentaire sur la Métaphysique explique que les substances séparées - et l'intellect agent en est une - peuvent être connues intellectuellement par nous, bien que ce soit difficile. La "jonction" nous unit donc à l'intelligible pur: c'est alors "la béatitude", "le grand but, l'immense bonheur"; l'homme en cette situation fait le lien entre l'actualité de l'intelligible et le sensible, puisque c'est en pensant ce dernier qu'il s'est élevé "de perfection en perfection, de forme en forme". Averroes va jusqu'à dire que, selon Thémistius (IVe s.), il est alors "assimilé à Dieu en ce qu'il est et connaît tous les êtres: car les êtres, et leurs causes, ne sont que la science de Dieu". Non que pour Averroes l'intellect agent soit Dieu, mais la jonction à cet intellect élève l'homme au niveau des substances séparées et de l'intelligible pur. Si l'on peut parler ici de mystique, c'est en un sens bien particulier, en rappelant qu'Averroes critique les soufis pour avoir négligé la voie spéculative, et qu'inversement il place la béatitude dans la perfection du savoir: on est alors tenté d'évoquer Spinoza. Mais surtout, dans sa Découverte de la méthode, Averroes, rencontrant le problème de la vision de Dieu, le résout comme il résout toutes les questions de ce genre: le Coran et le Prophète nous ont appris que Dieu est lumière; les esprits simples comprennent qu'ils verront Dieu comme on voit le Soleil, et les savants que la béatitude est accroissement du savoir (cela complète et nuance ses premiers exposés sur ce thème). Ainsi ce dernier exemple montre à nouveau que, pour Averroes, la félicité suprême se formule aussi bien en termes empruntés à la révélation que dans ceux de la philosophie d'Aristote, selon deux modes distincts et qui doivent le rester.

Résumé:

Averroes rejette l'idée de la création du monde dans le temps; le monde, affirme-t-il, n'a pas de commencement. la manière d'Aristote, il conçoit Dieu comme le "premier moteur", la force autonome qui stimule tout mouvement, transformant le potentiel en actuel. L'âme humaine singulière émane de l'âme universelle unifiée.
Averroes était admiré par les Juifs d'Espagne qui ont répandu sa philosophie en Europe, en particulier en Italie et en France après qu'ils aient été obligés de quitter l'Espagne. La pensée d'Averroes a été interprétée par des penseurs chrétiens qui l'ont appelée la "théorie de la double vérité". Bien qu'Averroes n'ait jamais véritablement soutenu l'existence de deux catégories de vérité, l'une philosophique, l'autre religieuse. Ceci impliqua une séparation de la raison et de la foi et influença la spéculation philosophique et théologique pendant de nombreux siècles.
C'est à des juifs et à des chrétiens attachés à conserver et traduire ses œuvres qu'il doit son influence posthume.

Conclusion: le rationalisme tolérant d'Averroes

Médecin, Juriste et Philosophe arabe, Averroes joue un grand rôle dans la redécouverte d'Aristote par l'Occident.
Dans ses commentaires qui étaient utilisés de préférence aux textes originaux d'Aristote, il estime que les vérités métaphysiques peuvent être exprimées de deux façons: par la philosophie (représentée par les vues d'Aristote et des néoplatoniciens de l'antiquité tardive) et par la religion (représentée sous la forme simplifiée et allégorique des livres révélés).
C'est de cette philosophie que partirent les grands courants de l'averroisme latin suivi respectivement par Siger de Brabant ( 1235- 1282) à Paris et par le médecin Pietro de Abano (1250-1315) de Padoue: ( " ... La médecine est appelée "philosophie seconde": les deux disciplines sont en effet complémentaires, l'une soignant l'âme, l'autre le corps...la médecine et la philosophie sont soeurs".)
Cette doctrine sera plus tard combattue par Thomas d'Aquin, qui chercha à réconcilier la foi et la raison pour fonder la théologie comme science rationnelle.
Ce principe philosophique a engendré une grande polémique et a soulevés des débats passionnés. Il a été déclaré plus tard hérétique par les musulmans et les chrétiens parce qu'elle contredisait la doctrine de l'immortalité personnelle (condamnation par l'évêque de Paris en 1270, puis par le pape Léon X en 1513). Les commentaires ont exercé une influence considérable tant sur la scolastique chrétienne que sur la philosophie dans l'Europe médiévale et sur les philosophes juifs du Moyen Âge.
Averroes a profondément marqué le développement théorique de la médecine, ayant frayé la voie à la compréhension des théories grecques en la matière, et ce, grâce aux résumés critiques qu'il réalisa des œuvres de Galien et autres, mais aussi par ses analyses critiques de leurs théories et la formulation d'opinions contraires aux leurs.
Sources:
- Dominique Urvoy, Averroes, les ambitions d'un intellectuel musulman, Flammarion, coll. "Les Grandes Biographies", Paris, 1998, 253 pages.
- Roger Arnaldez, Averroes, un rationaliste en Islam, Balland, coll "Le Nadir", Paris, 1998 (2e édition), 237 pages.
- L'intelligence et la Pensée, sur le De anima d'Averroes, dans la collection de poche Flammarion, Paris, 1998, 413 pages. Nouvelle traduction d'Alain de Libera, avec un ensemble de notes permettant de comprendre la logique de l'auteur et un index.
Sur la civilisation arabo-islamique:
- André Miquel, L'Islam et sa civilisation, Colin, 1990.
- D. et J. Sourdel, La civilisation de l'Islam classique, Les Grandes Civilisations, Arthaud, 1983.
- Les autorités d'Averroes sur le De anima
- Averroes actuel ( Revue Philosophique Etudiante de l'Université Laval.
- Les promoteurs de l'esprit scientifique dans la civilisation islamique par Halima El Ghrari

26 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Questions avant-dernières. "La foi n’est pas une philosophie, une manière de penser, mais une manière de vivre"

(Suite et fin du texte de Roger Garaudy)


Et maintenant est-ce que la lecture de ce pavé (dans la mare) vous a laissés intacts ?
Si c’est le cas,alors il n'a servi à rien: un livre qui laisse le lecteur intact ne mérite pas d'être lu.
 Ou bien,  vous posez-vous la question :
-           Est-ce que chaque visage est devenu,  pour moi,  une théophanie ?
-           Est-ce que le regard de chaque misère fut pour moi une rencontre avec Dieu, un appel à ma responsabilité de partager un combat éternel ?
-           Est-ce que je suis bien sûr que Dieu et moi,  ne faisons ni un ni deux ?
-           Est-ce que je réalise que le contraire de la vie, n'est pas la mort mais l'immobilité ?
-           Est-ce que tu as compris que Dieu n'est ni un être, ni un maître, mais l'appel à surmonter nos petits désirs,  nos petites ambitions, pour réaliser à tout risque d'erreur, notre véritable dépassement dans le combat pour l'unité humaine.
-           Es-tu prêt à dire avec Gandhi: «entre la lâcheté et la violence je choisis la violence» ou avec le pasteur Bonhoeffer,  en sa prison de Teigel,  avant d’être pendu par les nazis: «J'ai pris le risque de dire que tenter de tuer Hitler,  c'était pour moi une fidélité à ma foi.»
-           Es-tu convaincu que la plénitude de l'homme ("le salut") peut se réaliser à l'intérieur de toute confession, avec Abraham,  comme avec Jésus ou Mahomet, mais aussi avec Bouddha, et le Tao, avec quiconque,  même ne croyant à aucun dieu, est prêt à donner sa vie, et tout ce qu'il a, et tout ce qu'il est, pour combattre aux côtés de ceux qui sont dans l'ignorance, la faim et la mort ?
-           Es-tu prêt à ne plus voir du monde que ce qui se passe derrière la petite fenêtre menteuse de la télévision soit pour te persuader de l'insignifiance du monde, soit pour te cacher les forces et les hommes,  qui, au delà de ce petit hublot,  tirent les ficelles d’une immense tragédie comme celles d'une marionnette ?
-           Diras-tu avec l'Indien Vivekananda, devant le silence imposé à tous ceux qui ne sont pas prêts à tout perdre ‑jusqu'à leur honneur‑ « Aussi longtemps que des millions vivent dans l'ignorance, l'exclusion et la faim, tout homme qui reçut l'éducation à leurs dépens ne se soucie point d'eux,  je tiens cet homme pour un traître. »
-           Prendras-tu la responsabilité, en payant de ta peau, de donner une cible à la flèche du temps ?
-           Es-tu bien sûr maintenant, comme disait Bultman: « que la question de Dieu et la question de l'homme sont identiques ? », ou avec le père Rahner que « la théologie s'épuise dans l'étude de l'homme. »
A l'inverse des théologies classiques qui ne répondent qu'à des questions que personne ne se pose, et qui semblent ignorer que la foi est de l'ordre d'une question et non d'une réponse, que, par la foi, l'homme prend conscience de son insuffisance.
-           Es-tu bien sûr que la réalité n’est pas seulement ce qui existe maintenant, mais ce qui fut et ce qui sera ?
-           Que la liberté de l'homme continue la création de Dieu, ou plutôt y participe ?
-           Que le « mystère » n'est pas une limite de la raison, mais, comme l'indique son étymologie, « muein », il signifie : percevoir le caractère caché d'une réalité, son « sens », celui que réveille le « Troisième oeil ». Ce qui faisait dire à Einstein : « J'éprouve l'émotion la plus forte devant le mystère de la vie. »
-           Qu'en un mot, Dieu est un autre nom de la réalité plénière, celle qui ne cesse de se créer et que l'athéisme véritable n'est qu'une vision partielle de cette vérité ?

23 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Neuvième partie: Eloge de l’ignorance. "Dieu n'est ni un être ni un maître. Ni potier, ni roi. Il est un appel et une force"


L’homme est un être surnaturel

 

Si tu ne crois plus aux histoires des potiers, des horloges et des rois sur la « création », es-tu plus savant que Socrate pour répondre à la question : qu’est-ce que l’homme ?
Commençons par la fin. Je veux dire par Darwin. Appelez cela comme vous voulez : l'évolution, le progrès, le positivisme, la science positive ou même la science tout court, si vous préférez chercher l'origine de l'homme dans un scientisme pauvre.
C'est vrai : des savants illustres ont découvert, en de patientes fouilles, des ossements de singe de plus en plus semblables aux vôtres et aux miens. Je me souviens que quand j'étais encore au lycée, (cela ne fait guère plus de soixante dix ans !) nous nous passionnions pour les érudites trouvailles faites en Indonésie: y avait-on découvert le pithecantropus erectus ou l'homo javanensis primigenius (l'homme premier né de Java). Depuis lors d'autres chaînons ont été trouvés, en Afrique notamment, entre l'anatomie du singe et celle de l'homme. Au milieu du siècle déjà, Leakey montra qu'il fallait compter, avec des millions d'années, l’âge de notre grand'mère adolescente, Lucie. D'autres, après lui, ont découvert et découvriront d'autres «chaînons manquants» et préciseront les chronologies. Saluons ces avancées de la paléontologie.

22 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Huitième partie: La théologie de la libération


Il serait fastidieux, (car ces thèmes ont été souvent traités) de rappeler combien le paulinisme politique, si favorable aux pouvoirs établis, sous les noms successifs d’« augustinisme politique », puis, plus généralement, de «constantinisme», a conduit l’Église institutionnelle, prenant le relais de l'empire romain (non à partir de Jérusalem qui vit le martyre et la mort de Jésus, mais à partir de Rome, capitale de l'Empire) à pratiquer une politique totalitaire et répressive, visant au pouvoir absolu, sur le plan du dogmatisme et de l’exclusivisme spirituel, mais aussi sur le plan politique. L'exemple le plus éclatant en fut la querelle du sacerdoce et de l'Empire, qui dura des siècles. Saint Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, écrit à Hugues II de Lusignan : « Les gouvernements laïques doivent être subordonnés au gouvernement de l'Église. »
Cette prétention faussement « théocratique », (faussement parce que de hierarques romains, se considérant comme fonctionnaires de l’absolu, veulent parler au monde et le régenter comme s’ils étaient les porte-parole de Dieu), a conduit à faire cautionner par le silence ou la complicité de l’Église les plus grands crimes commis par les maîtres politiques de l’Occident.

21 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Septième partie: Pour échapper au suicide planétaire, "la perspective d’un avenir à visage humain, d’une véritable universalité riche de l’apport de toutes les civilisations"




Si l'on rejette comme opérations mercantiles subalternes les spéculations millénaristes sur le « troisième millénaire », et si l'on examine l'histoire à vol d'aigle non par numération des batailles et des dominations, mais par les grands moments créateurs de l'avenir, il apparaît que nous sommes, si nous savons mener ce combat, à l'aube d'une troisième ère de l'humanité .
Depuis la naissance de l'homme et pour assurer matériellement sa survie se sont succédées deux formes fondamentales de civilisation . Lorsque les hommes cessèrent de vivre comme les autres animaux de ce que leur donnait spontanément la nature par la cueillette la chasse ou la pêche, ces nomades devenaient sédentaires, d'abord là où les grands fleuves donnaient à la terre les meilleures conditions de vie pour l'agriculture et la pêche. Le berceau des premières civilisations ce fut les grands fleuves.
La Mésopotamie (son nom même l'indique), c'est « le pays d'entre les fleuves »: le Tigre et l’Euphrate. La Chine a son berceau dans le delta du Fleuve Jaune; l'Inde de Mohendjo Daro et d'Harappa, sur les rives de l’Indus, l'Égypte sur celle du Nil.

20 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Sixième partie: L’échec des modèles et la voie d’un renouveau européen


   Décadence objective du modèle occidental

L’événement le plus significatif de cette deuxième partie du XXe siècle, ce n’est pas l’implosion de l’Union Soviétique, caricature du socialisme et du marxisme, c’est la faillite du capitalisme après une domination d’un demi-millénaire sur un monde qu’il conduit aujourd’hui, si l’on n’en brise les dérives, vers un suicide planétaire. On a fait d’un crime une religion : le « monothéisme du marché », auquel il n’y a qu’une issue, le suicide planétaire.

18 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Cinquième partie: L’envers de nos «grands siècles»



Depuis les origines chrétiennes, on voit donc s’affronter, sans qu’aucune partie ait jamais pu réduire l’autre définitivement, théologie de la libération et théologie de la domination. En plein XVIIe siècle, dans son Discours sur l'histoire universelle, Bossuet proclamait que le vrai dieu était le dieu d'Israël[1]. De même, en 1992, le Catéchisme de l'Église catholique; répète : « Notre Sainte Mère l'Église juge sacrés et canoniques tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, avec toutes leurs parties ...ils ont Dieu pour auteur et ils ont été transmis comme tels à l'Église elle-même[2]. »

17 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Quatrième partie:De Jésus à Paul, naissance de la théologie de la domination




« Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu »
«Le Christ n'est pas partagé : il n'est ni barbare, ni juif, ni grec, ni homme, ni femme : c'est l’homme nouveau, l’homme de Dieu, transformé par l’Esprit Saint.», Protreptique XI, 112
Clément d'Alexandrie, père de l’Église
Saint Jacques, disciple de Jésus et animateur de la communauté de Jérusalem soulignait avec la plus grande force que c'est un devoir inconditionnel que nous avons à l'égard des pauvres, Saint Jacques dans son Épître écrivait : « Riches, votre richesse est pourrie » (Jb 5-1) et « A quoi nous servirait d'avoir la foi si nous ne faisions pas les oeuvres, si un frère ou une sœur n'ont rien à manger tous les jours, sans que tu lui donnes de ta subsistance, à quoi servirait ta foi. La foi est inopérante sans les œuvres .», ce qui signifie que l'homme est justifié par ses oeuvres et pas seulement par sa foi[1]. Il affirmait ainsi le contraire de ce qui fait le fondement de la théologie de la domination de Paul.

14 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Troisième partie: La grande rupture, Jésus


La grande rupture : Jésus



«Je suis venu en ce monde pour une remise en question.» (Jn. IX, 38)
Dans ce monde du désert d’Arabie, travaillé de promesses, de rêves de puissance et de massacres, deux réformateurs religieux sont venus pour une autre promesse, non pas celle de rendre les pauvres riches en leur fournissant par des massacres la terre d’autrui, devenue le signe de leur «élection» mais en faisant de la pauvreté une promesse en soi. Jésus puis Mahomet sont porteurs du même message de paix et de renoncement.

12 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Deuxième partie: L’Occident est un accident: le mythe du "peuple élu"


A la Calahorra, dans la salle des géants de l'esprit que furent les musulmans Averroes et Ibn Arabi, le juif Maimonide et le roi chrétien Alphonse X le sage


L’Occident est un accident, son contexte originaire est le syncrétisme hébreu

Si nous essayons de comprendre la puissance exceptionnelle de la culture occidentale, non pas à partir d’un providentialisme laïcisé, qui se présente comme une simple histoire scientifique sur le long terme s’érigeant sur un déterminisme principalement économique, c’est à dire amputé du facteur de la créativité humaine, il faut revenir à ce qui fait l’unité culturelle de l’Occident : le complexe « judéo-chrétien », qui a une histoire faite d’usurpation de mythes -qui sont de très belles légendes utiles pour donner à toute communauté le sentiment intime de son potentiel-  usurpation par des groupes de pouvoir qui donnent à ce qui leur convient dans le corpus mythique l’acception de dogme, d’histoire vraie, unique, exigeant l’abdication des facultés critiques de chacun.

09 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Première partie: La grande inversion. "La mort n'est qu'un noeud défait"


I

La grande inversion

La religion c'est ce qui relie l'homme à son principe. La foi c'est cet « éveil » (comme disait Bouddha) par lequel nous redécouvrons chaque jour l'activité du Dieu‑Homme.
Un mystique musulman le cheikh Abou Saïd écrivait cette parabole : « J'ai rencontré Satan, et il m'a dit : si tu dis ‘moi’ tu deviens semblable à moi. »

06 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Introduction: Un chemin dans la nuit (2). "Je devins musulman, sans renier ni Jésus ni Marx"




Nous continuons pour plusieurs semaines la publication du texte de Roger Garaudy "Qui sera ton Dieu ?"



Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Introduction: Un chemin dans la nuit (2).
"Je devins musulman, sans renier ni Jésus ni Marx"
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Quel est ton Dieu ?
Une question à laquelle, depuis des millions d'années, des milliards d'êtres humains ont trouvé réponse,
une question pourtant dont il est impossible de formuler la réponse.
Ceux qui, en près d'un siècle de vie furent mes guides et mes modèles, où qu'ils en puisent la source, ont 
avivé la même flamme : vous, Dom Helder Camara l'archevêque brésilien qui écrivait au dirigeant 
communiste que j'étais alors : « Nous avons la même soif ». Et vous, père Chenu, ou plutôt : Chenu,
mon Père, écrivant :« Plus je travaille plus Dieu est créateur. » Et vous, mes compagnons, de Thorez me
 montrant, dans le martyre du théologien Thomas Münzer les racines du socialisme moderne, à Aragon 
dont résonne encore en mon cœur le poème La rose et le réséda.

03 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy - Introduction: Un chemin dans la nuit (1). "On peut vivre autrement"



Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy - Introduction: Un chemin dans la nuit (1). "On peut vivre autrement"

Nous commençons aujourd'hui la publication du texte de Roger Garaudy "Qui sera ton Dieu ?"
Ce texte, qui servit de base à
"L'avenir mode d'emploi", nous a été transmis par Maria Poumier, amie et collaboratrice de l'auteur. 

02 septembre 2012

Il y a charia et charia



proposé par Michel Peyret

26 août 2012


« La charia n’est donc pas un ensemble de lois qui nous ramènerait, comme prétendent certains, au VIIe siècle, mais un ensemble fluctuant, controversé parmi les musulmans eux-mêmes. »

C'est ce que met en évidence ci-dessous Alain Gresh dans un article du Monde Diplomatique reproduit par le blog ELKHADRA.

Pour ma part, en son temps, j'avais évoqué les travaux de Jacques Berque.
Mais l'on ne sera jamais assez nombreux pour le dire et redire !
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J’ai presque honte de le citer. Voici l’homme qui est entré à Gaza sur un char israélien en 2009, « le philosophe des beaux quartiers » comme chante Renaud, qui ne manque pas une occasion d’attaquer « les islamistes » (formulation assez vague pour inclure les Frères musulmans, le Hezbollah, Al-Qaida, les multiples courants salafistes, etc.) et d’appeler à une nouvelle guerre mondiale contre eux, l’homme qui a toujours fait de la charia le mal incarné. Pourtant, dans un éditorial intitulé « La Libye, la charia et nous » (Le Point, 3 novembre 2011), Bernard-Henri Lévy écrit :
« ll y a charia et charia. Et il faut, avant d’entonner le grand air de la régression et de la glaciation, savoir de quoi on parle.
Charia, d’abord, n’est pas un gros mot. Comme “djihad” (qui signifie “effort spirituel” et que les islamistes ont fini par traduire en “guerre sainte”), comme “fatwa” (qui veut dire “avis religieux” et où le monde, à cause de l’affaire Rushdie, a pris l’habitude d’entendre “condamnation à mort”), le mot même de charia est l’enjeu d’une guerre sémantique sans merci mais continue de signifier, heureusement, pour la majorité des musulmans, quelque chose d’éminemment respectable. »
On aimerait qu’il puisse s’en souvenir plus souvent. A l’heure où les éditocrates occidentaux résument les révolutions dans les pays arabes à un combat qui opposerait partisans et adversaires de la charia, il est important de rappeler l’histoire complexe du concept et de ses applications.
Deux livres récents nous aident dans ce travail. Le premier, paru aux éditions La Découverte, sous la direction de Baudouin Dupret, et qui s’intitule La charia aujourd’hui. Usages de la référence au droit islamique, regroupe les contributions d’une bonne vingtaine de spécialistes de droit musulman, et comprend aussi bien des analyses générales que des études de cas particuliers : Egypte, Iran, Pakistan, communautés musulmanes en Europe, etc. L’autre est écrit par Sadakat Kadri, un spécialiste du droit, diplômé de la Harvard Law School et a pour titre Heaven on Earth. A Journey Through Sharia’s Law from the Deserts of Ancient Arabia to the Streets of the Modern World, Farrar, Strauss and Giroux, New York, 2012.
Il n’est pas question de résumer ces ouvrages, denses et argumentés, mais simplement de souligner la complexité du sujet et l’incapacité des médias et des responsables politiques à prendre en compte cette complexité (ce n’est pas le seul sujet pour lequel prédomine une dichotomie noir-blanc, mais il s’y ajoute, dès que l’on parle de l’islam, une forte dimension d’hostilité a priori).
Mais d’abord qu’est-ce que « la » charia ? Au risque de choquer bien du monde, Robert Gleave rappelle dans le premier chapitre du livre de Dupret que, pour la majorité des penseurs de la période classique (celle de l’élaboration de la pensée islamique, notamment durant l’empire abbasside – VIIIe-XIIIe siècles), « la charia était largement inconnaissable – elle référait à la règle de Dieu, la loi divine. Toute personne prétendant connaître la charia s’élevait, pour la plupart des jurisconsultes musulmans classiques, au rang de Dieu, commettant de la sorte le péché (et le crime) d’associationnisme (shirk) ».
Même quand une norme musulmane était acceptée largement, les penseurs de l’âge classique affirmaient qu’elle relevait, en fin de compte, de leur opinion personnelle. Pour eux, il était inconcevable de prétendre : « la charia exige ceci ou cela ». Les règles juridiques étaient fixées par le processus dit de l’ijtihad, l’effort individuel d’un juriste pour arriver à une norme juridique. Or, poursuit Gleave, « dès lors que la plupart des questions juridiques étaient en fait des questions d’ijtihad, d’un point de vue théorique, très peu de choses de la charia pouvaient être connues. Le contraste avec l’expression contemporaine de la certitude au sujet du contenu de la charia ne saurait être plus marqué ».
Mais plusieurs processus parallèles vont changer la donne : la constitution de l’Etat moderne (pas forcément national) et la colonisation.
Comme le note Kadri, c’est le sultan Mehmet II, celui-là même qui a conquis Constantinople en 1453, qui décida de faire rédiger un code juridique, initiative qui, quelques siècles auparavant, lui aurait valu des accusations terribles : comment pouvait-on coucher sur le papier les lois de Dieu ? Quelques dizaines d’années plus tard, cela devait devenir la règle, mais sous des conditions très différentes selon les situations et les pays. Ainsi les puissances coloniales cherchèrent-elles à codifier les règles, mais, comme le note Baudouin Dupret dans son introduction, partout, même dans les pays non colonisés, « le droit d’inspiration religieuse s’est retrouvé progressivement confiné au seul domaine personnel (mariage, divorce, filiation, successions) et les juridictions administrant ce droit ont été dépouillées de leur compétence au profit de juridictions nationales plus ou moins séculières ».
La charia n’est donc pas un ensemble de lois qui nous ramènerait, comme prétendent certains, au VIIe siècle, mais un ensemble fluctuant, controversé parmi les musulmans eux-mêmes. Le droit de vote des femmes a été longtemps interdit au nom de la charia et autorisé plus tard au nom de celle-ci ; rappelons que l’ayatollah Khomeiny a condamné le contrôle des naissances à son arrivée au pouvoir avant de le légaliser à la veille de sa mort.
Mais, à partir des années 1970, les Etats dans le monde musulman, à la fois de leur propre initiative et sous la pression des mouvements dits islamistes, ont adopté, poursuit Dupret, « des texte législatifs référencés à la charia, elle-même souvent promue au rang de source principale de la législation ».
Pour y voir plus clair dans la traduction concrète de ces évolutions, on se limitera aux deux articles de Nathalie Bernard-Maugiron consacrés à l’Egypte (le premier est plus large puisqu’il étudie la place de la charia dans la hiérarchie des normes dans le monde musulman).
Si une dizaine d’Etats musulmans (sur une cinquantaine) ne font aucune référence à la valeur normative de la charia dans leur constitution (Algérie, Maroc, Tunisie, Indonésie, Turquie, etc.), pour les autres, qui y font explicitement référence, il n’est jamais précisé de quels principes de la charia il s’agit, « ni à quelle école juridique il convient de se référer pour les identifier ». Il existe quatre écoles juridiques pour l’islam sunnite et leurs interprétations divergent souvent sur des points importants. Par ailleurs, qui jugera de la conformité des lois aux principes de la charia énoncés dans la Constitution ?
Bernard-Maugiron se penche alors sur le cas de l’Egypte, où la Haute Cour constitutionnelle est chargée de ce contrôle, notamment après l’’adoption en 1971 d’une Constitution qui fait de la charia (pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte) « une source principale de la législation », puis, par un amendement de 1980 « la » source principale de la législation (rappelons que ces réformes furent imposées par le président Anouar Sadate, tant loué en Occident).
La Haute Cour fut, à plusieurs reprises, saisie pour se prononcer sur l’interprétation à donner de l’article 2. Elle affirma d’abord que « seules les lois postérieures au 22 mai 1980 pouvaient être déclarées inconstitutionnelles pour violation de l’article 2 (...) Le 22 mai 1980 correspond à la date de publication des résultats du référendum (sur les amendements constitutionnels) ».
De manière plus significative, elle dénia « aux principes de la loi islamique tout effet direct immédiat dans l’ordre juridique égyptien, affirmant que l’amendement était une injonction à l’adresse du législateur et non du juge. Pour la Cour, ce dernier ne pouvait donc refuser d’appliquer un texte qu’il estimait contraire à la charia et lui substituer un principe tiré de la loi islamique ».
C’est sur les problèmes de statut personnel, notamment du droit des femmes (à l’héritage, à obtenir le divorce, la garde des enfants...), que la Cour fut saisie à nouveau. Sans entrer dans les détails, elle établit deux principes importants :
— elle fit une différence entre les principes de la charia « dont l’origine et la signification sont absolues » et les règles relatives qu’il appartenait au détenteur de l’autorité d’établir en fonction des évolutions historiques et sociétales. Ainsi, « aucune des dispositions de la loi sur le statut personnel de 1985 ne fut invalidée pour violation d’un principe absolu de la loi islamique » ;
— d’autre part, la Cour
« a refusé de reconnaître toute valeur supra constitutionnelle aux principes de la charia, affirmant que la Constitution est un ensemble cohérent de principes homogènes et non contradictoires et que l’article 2 doit être interprété à la lumière des autres dispositions constitutionnelles ».
Ceci, conclut Nathalie Bernard-Maugiron dans sa première étude, n’est évidemment pas exempt de risques de dérives. Il existe « un danger de surenchère dans le religieux », et la référence à la charia peut être utilisée par les politiques pour tenter d’imposer, par la loi, des mesures contre l’apostasie, l’égalité entre hommes et femmes, la censure, etc.
Ici comme ailleurs, ce qui compte, ce sont les rapports de force dans la société elle-même et les évolutions de celle-ci.
Nous l’avons dit, c’est dans le droit pénal et celui de la famille que subsistent encore les normes religieuses. Pour le reste, le « droit positif égyptien s’est fortement inspiré des Codes européens », note Bernard-Maugiron, qui insiste : « La construction juridique positive peut, en effet, être validée par sa non-contradiction avec la loi islamique ou par une interprétation évolutive de ses dispositions. » Dit autrement, les banques, les administrations, l’armée, les entreprises, ne fonctionnent pas différemment en Egypte que dans les autres pays du monde.
C’est la réforme du droit de la famille qui rencontre le plus d’obstacles : « Le principal est la symbolique politique forte dont continue à être chargée cette branche du droit, qui exprimerait une identité musulmane à préserver impérativement. Se posant en gardien des valeurs religieuses, l’Etat égyptien s’attache donc à présenter ses réformes comme le résultat d’un processus interne de rénovation issu du droit musulman et respectant les principes de l’islam. »
Désormais, toute réforme dans ce domaine doit se faire au nom de l’islam, même si on use d’interprétations tout à fait innovantes. C’est d’ailleurs au nom de l’islam que le roi du Maroc a profondément réformé le code de la famille ; et Bernard-Maugiron note que « le mouvement féministe égyptien choisit de plus en plus de se placer lui aussi dans le champ du religieux, puisant de nouvelles interprétations des sources classiques dans l’héritage islamique pour légitimer ses revendications de la modernisation de la condition féminine ». J’ai plusieurs fois attiré l’attention sur l’importance de ce féminisme islamique.
Dans sa conclusion de l’ouvrage, Jean-Philippe Bras note que la « surexposition du thème de la charia » conduit à « une surévaluation de sa place dans la production juridique ». Mais cette surexposition, à la fois chez les islamistes les plus radicaux et dans les médias occidentaux, a aussi un effet induit sur notre vision du monde arabe et musulman : les batailles symboliques autour du référent religieux occultent les luttes réelles qui se développent dans ces pays autour des questions économiques, sociales et culturelles. Et elles amènent à mesurer ce qui se passe en Egypte ou en Tunisie à l’aune des discours sur la charia.
Le voyage auquel nous convie Sadakat Kadri, à travers l’histoire et la géographie – pour l’essentiel, au Pakistan, en Inde et en Iran –, permet d’échapper à ces vues réductionnistes. Adoptant une tout autre démarche que les auteurs de l’ouvrage précédent, il arrive à la même conclusion, celle de l’historicité de la charia, dont les conceptions ont profondément changé selon les époques et dont l’application varie aujourd’hui selon les pays.
Les huit premiers chapitres nous guident des premiers pas du Prophète dans le domaine de l’organisation de la communauté des croyants jusqu’à l’époque moderne, en passant par la constitution des écoles juridiques durant l’âge classique. Dans un chapitre, il traite de « la réinvention de la tradition », et du rôle particulier que joua le juriste Ahmad Ibn Taymiyya aux XIIIe-XIVe siècles, qui promut le salafisme, cette volonté d’imitation des anciens (le Prophète et ses compagnons), de s’appuyer sur ce qu’ils auraient fait pour dicter ce qu’il faut faire aujourd’hui. L’importance de ce penseur dans les courants islamistes actuels ne peut être sous-estimée.
Le dernier chapitre de cette partie est consacré au djihad et à ses différentes acceptions au cours de l’histoire. Traditionnellement, il ne pouvait être déclenché que par le détenteur de l’autorité et devait se fonder sur un consensus ; désormais, il est devenu pour certains une obligation individuelle face à ce qui est perçu comme des agressions de l’Occident et des pouvoirs corrompus que l’on ne peut plus qualifier de « musulmans ». Ces transformations, même si elles trouvent, comme toujours, des justifications dans les textes sacrés, se nourrissent avant tout du contexte national et international.
En introduction de sa deuxième partie consacrée aux débats actuels, l’auteur note la capacité d’adaptation de l’islam, la manière dont il a intégré les coutumes locales. Il remarqua aussi que l’islam a toujours été en changement permanent.
A travers des rencontres en Inde, au Pakistan ou en Iran, en fréquentant les confréries et leurs penseurs (Deobandis, Barelvis, etc.), l’auteur aborde les sujets les plus controversés de l’actualité : celui des châtiments corporels, de l’apostasie, du blasphème, etc. S’il note, à juste titre, le durcissement du discours religieux sur ces questions – et la prégnance aujourd’hui, notamment dans le monde sunnite, d’une vision largement produite (et financée) en Arabie saoudite –, il fait vivre les mille et une manière d’interpréter les textes ou, quand ils sont trop explicites (comme sur la lapidation), de les contourner. « Jusqu’à ce que nous arrivions à une société juste, la question des châtiments est une simple note de bas de page », lui explique le président du plus important parti islamiste au Pakistan.
« Il ne faut pas beaucoup de semaines de voyages à travers le monde musulman, écrit Kadri, pour comprendre qu’il n’existe pas une seule approche musulmane de la raison, de la révélation ou de la modernité. Les croyants ont développé des stratégies multiples pour faire la différence entre ce qui est fondamental et ce qu’ils considèrent comme faux. Leurs efforts pour s’adapter au XXIe siècle sera défini aussi bien par leur imagination que par les limites fixées par Dieu. »
Mais qui décide des limites fixées par Dieu ? Hier comme aujourd’hui, les réponses à cette question sont multiples et il est important de rappeler que ce sont toujours des êtres humains, enserrés dans des sociétés vivantes et en évolution, qui donnent la réponse.