09 mars 2012

Des civilisations

Lorsque Claude Guéant, ministre français de l’Intérieur, déclare: «toutes les civilisations ne se valent pas», il faut entendre « la civilisation européenne est supérieure aux autres civilisations et en particulier à la civilisation musulmane». Le ministre est peut-être inculte, mais il fait surtout une confusion voulue entre civilisation et régime politique. La civilisation fait référence aux origines, à la culture, à la religion, à la langue, aux coutumes, aux valeurs et au mode d’organisation d’une société. C’est un mot qu’il faut savoir manier avec précaution. Toucher à la civilisation d’un peuple, c’est le toucher dans son identité, dans son arbre généalogique. Mais au-delà de la polémique, que reste t-il de l’appartenance à une civilisation, dans un monde en perte de repères ?

Il en va des civilisations comme des langues, elles se nourrissent d’échanges pour éviter la mort. Une civilisation qui s’enferme ou s’oppose, dans son opposition, se meurt. Une civilisation ne peut s’autoalimenter, elle a besoin d’influences extérieures pour se régénérer. Il n’est donc pas question de supériorité, mais plutôt de capacité d’échange et d’influence, et c’est là qu’est l’erreur du ministre Guéant, qui s’enferme dans la logique du choc des civilisations cher à Samuel Huntington. Cela fait pourtant bien longtemps que les civilisations ne s’imposent plus par la guerre, ni par la peur. Les Américains et leurs alliés l’ont payé cher en Irak et en Afghanistan. Mais la leçon, semble t-il, n’a pas porté.

La réponse du député de Martinique, faisant allusion au régime nazi, a paru excessive, pourtant Roger Garaudy écrivait déjà en 1946 : «Ceux qui se font aujourd’hui défenseurs du bloc occidental en diplomatie, de la démocratie occidentale en politique, de la civilisation européenne en morale, représentent les mêmes forces sociales de réaction, d’agression et de proie que les organisateurs de l’ordre européen et occidental du fascisme». Ceux-là mêmes qui considéraient les peuples d’Afrique comme la quatorzième et dernière race et qui avaient remplacé la devise «A l’esprit universel » par «A l’esprit allemand » au fronton de l’université de Heidelberg. Sur un plan historique, si la civilisation musulmane a été un temps plus féconde que la civilisation occidentale, on ne peut nier que cette fécondité s’est exprimée à Bagdad, à Damas, à Cordoue et dans une moindre mesure en Afrique du Nord, mais jamais en Arabie. C’est dans ces régions qu’elle a bénéficié d’un terreau fertile préparé par des civilisations antérieures que n’a pas connues le Golfe persique, terre de révélation de l’Islam. La civilisation musulmane, qui a justement servi à transmettre à l’Occident la richesse de la civilisation grecque. A ce moment-là, les savants musulmans (arabes, perses ou juifs d’origine) ont été en mesure de s’approprier cette richesse antérieure, dans les sciences, la culture ou la politique, et de s’appuyer dessus pour faire avancer l’humanité. Et au-delà des conquêtes, c’est cette fécondité qui a fait l’Islam des lumières.

L’islamisme politique est, en quelque sorte, une seconde vague de conquêtes, qui viserait à harmoniser les modes de vie et les lois, et pourquoi pas un jour prendre sa revanche sur Charles Martel. Or l’appartenance à une civilisation n’implique pas l’acceptation d’une uniformisation des modes de vie, ou d’organisation de la société, qui ne peuvent être détachés de l’histoire de chaque pays. La spécificité du monde arabo-musulman est qu’il y a 1.500 ans, tous ces pays avaient une culture, une langue et une civilisation différentes. Un peuple ne peut avancer s’il ne connaît ni ne respecte son histoire, et cela vaut tout autant pour ceux qui voudraient ignorer l’influence arabo-musulmane que pour ceux qui voudraient nier les autres acquis de la république. Nous ne pouvons accepter de voir notre histoire détruite et oubliée. Notre histoire nous appartient et nous façonne. La petite comme la grande histoire, nous devons les porter avec fierté. Que la France soit raciste, là n’est pas le sujet. Si l’on peut comprendre que les Français puissent tenir à leur civilisation judéo-chrétienne et leur mode de vie façonné par des millénaires d’histoires, en refusant une islamisation rampante, cela peut-il justifier pour autant une forme d’islamophobie ?

Arabes ou Musulmans ?

Les concepts de démocratie et de liberté sont nés en Occident, certes, mais le monde arabe n’est pas condamné à apparaître comme le défenseur de valeurs conservatrices, voire parfois rétrogrades, sous prétexte que les valeurs de l’Occident ne sont pas les nôtres. Accepter des valeurs de l’Occident comme les principes de droits de l’homme ou de démocratie, ne veut pas dire que l’on s’occidentalise, ni que l’on perd la capacité d’être critique envers d’autres dérives sociétales telles que l’individualisme, issu d’un capitalisme consumériste mondialisé, ou que l’on ne regrette pas la perte de certaines valeurs, telles que la famille ou la justice sociale. Cela veut juste dire que l’on s’approprie les valeurs positives d’une autre civilisation, pour devenir soi-même meilleur et continuer d’avancer et de façonner une société plus ouverte, inclusive et juste. Notre révolution a montré que le monde arabe n’était pas condamné non plus à la servilité et à la dictature, et que notre retard (pays arabes et musulmans) n’est pas la conséquence de notre culture et de notre religion, comme l’affirmait Bernard Lewis.

Aujourd’hui, il n’y a pas de pays arabo-musulman important géopolitiquement, l’Islam est né en Arabie mais les Arabes ne représentent plus que 20% des musulmans dans le monde. Les deux seuls pays musulmans qui pèsent politiquement sont l’Iran et la Turquie, l’un est perse et chiite et l’autre turc et laïque ! C’est donc la place des Arabes dans le monde qui est aujourd’hui en question. Ce n’est pas en jetant aux oubliettes nos racines multiraciales et pluriculturelles que nous retrouverons le chemin de la paix et du progrès, mais bien en traçant notre propre sillon. En s’appuyant sur ce que nos anciens ont fait de bon, en gommant les erreurs et en évitant les dérives. On ne peut pas construire sur du vide ni sur l’histoire d’un autre, mais sur notre propre passé indissociable de notre avenir. Le Maghreb n’est pas le Machreq, et c’est sur des variables réalistes, historiques et géographiques que nous pourrons bâtir une Tunisie de l’espoir, pour les générations futures, et sûrement pas en voulant faire de ce pays ce qu’il n’a jamais été, ni ne sera.

La citation de Roger Garaudy s’applique aujourd’hui à ceux qui veulent, par tous les moyens, imposer leur vision de la civilisation musulmane, au mépris des valeurs universelles dans lesquelles la révolution a voulu engager notre pays. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, le 14 Janvier, les Tunisiens ont demandé que l’on intègre à nos valeurs celles de liberté, de dignité et de démocratie, pour empêcher à jamais le retour de la dictature. Le niveau d’élévation d’une société doit se juger à sa capacité à faire coexister pacifiquement ses diverses franges, à les accepter parce qu’elle s’accepte et s’assume elle-même. La volonté systématique d’agression et d’expansion est le signe avant-coureur de l’échec de l’islamisme politique. Ce qui est décrit comme la montée de l’extrémisme n’est rien de plus qu’un recul, où le recours à la violence et au charlatanisme n’a pour objectif que de masquer une réelle incapacité à briller par la conscience.

La Tunisie a apporté sa contribution à la civilisation musulmane, et bien plus que ne voudraient le faire croire, aux Tunisiens, des prédicateurs ignares. La Tunisie de Kairouan et de la Zitouna a apporté plus de lumière à la civilisation musulmane que ne le feront jamais ces émirats qui se voudraient aujourd’hui les leaders du monde musulman. Comme si on pouvait imaginer demain le Luxembourg devenir le leader de l’Europe. «Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, tout petit prince a des ambassadeurs, tout marquis veut avoir des pages», disait Jean de la Fontaine dans sa fable de la grenouille qui se veut aussi grosse que le boeuf.Il n’y a pas plus de choc des civilisations que de croisades ou de jihad, des termes utilisés aujourd’hui pour justifier des comportements belliqueux, et des luttes de pouvoir, où la défense de la civilisation n’est qu’un alibi, qui cache de simples intérêts de groupes et de castes. La civilisation devient alors le leitmotiv des groupes religieux extrémistes, qui en font le stade suprême de l’identité culturelle, pour détourner l’attention des peuples de leur impuissance à répondre aux besoins primaires, de bien-être et progrès.

Walid Bel Hadj Amor
(Tunisie)