13 janvier 2012

Le journal d'un mutant, par Joseph Boly (8). Eucharistier l'univers. La rivière du silence. Vertu de l'illumination

22. Eucharistier l’univers (p. 59-60)

     Mon existence aura été parsemée de rencontres extraordinaires qui font ma richesse personnelle, de la famille Claudel à la famille de Gaulle, en passant par le ménage van der Meer de Walcheren , Armand Godoy , Marcel Lobet , Léopold Sédar Senghor, pour ne citer que les plus connus.

     La dernière est celle d’Olivier Clément , témoin de la foi orthodoxe en Occident, que j’ai entendu à la cathédrale Saint-Michel et avec qui j’ai eu le bonheur de dîner sur le pouce en compagnie de quelques « scriptores christiani » dont Luc Norin et Jacques Biebuyck.
     On peut se demander comment un jeune païen du Languedoc dont la famille était socialiste et athée peut décider de recevoir le baptême dans l’Eglise orthodoxe.
     Il a fallu d’abord rencontrer Dieu dans le mystère du cosmos et dans la grandeur de l’homme, icône de Dieu. « Dieu existe, il suffit d’écouter les pierres. Il suffit d’écouter, au long des millénaires, les innombrables glorificateurs du Nom imprononçable…les saints, les sages, les prophètes, les humbles créateurs d’amour et de beauté, ceux qui tissent sans cesse à la trame charnelle un fil d’éternité pour empêcher l’étoffe de se déchirer…Ceux que Dieu remplit de son irradiation. Ceux qu’il consume de son absence. Ceux qui vont au désert et dont le pur holocauste libère le monde de l’asphyxie. Ceux qui s’assoient à la table des pécheurs pour incarner l’infini dans l’amour. Ceux qui ont bâti, peint, sculpté Chartres , Ajanta , Borobudur , pour incarner l’infini dans la beauté. » (L’Autre Soleil, Stock, p.82)
     Devant cet infini de Dieu, l’homme doit-il disparaître et se laisser fondre dans l’absolu, selon la mystique hindoue qui fut la première tentation d’Olivier Clément ou, selon la théologie orthodoxe des pères grecs et des penseurs russes tels que Lossky  et Berdiaeff,  sauvegarder sa personne ( la valeur occidentale du « je » et du « tu ») et, grâce au Christ auquel on est incorporé, participer au grand rythme trinitaire ?
     La Trinité, en effet, par un mystère qui dépasse la rationalité humaine, porte la diversité absolue du Père, du Fils et du Saint-Esprit à l’unité absolue. Il faudrait parler d’ « Uni-Trinité ». « La personne n’est pas une fraction du tout, elle contient et donne le tout ; les personnes se contiennent mutuellement sans se confondre. L’absolu n’est pas au-delà de la personne, il constitue sa profondeur, sa transparence, son dynamisme de communion. » (p.152) Je pense à l’icône de la Trinité , peinte en 1425, par le moine Roublev et conservée au musée de Moscou. Notre Dieu est un Dieu trinitaire, un Dieu Amour (pour aimer, on ne peut être seul) qui nous invite à participer à sa vie, « incorporé à Celui qui porte corporellement en lui toute la plénitude de la divinité » (p.130) et ne se laissant limiter que par le respect absolu de l’être personnel qu’Il a voulu créer. « Dieu peut tout, dit Paul Evdokimov  qui fut l’ami d’Olivier Clément, sauf contraindre l’homme à l’aimer. » (Le visage intérieur, Stock).
     Nous sommes loin du schème binaire (Père-Fils), hérité de Thomas d’Aquin qui semble ne parler que d’une communion morale et intentionnelle, et nous rejoignons Teilhard de Chardin et le père Varillon qui donnent un sens plénier à l’expression familière d’Olivier Clément : « eucharistier l’univers ».
     C’est dans l’eucharistie que nous trouvons la vie divine à son maximum d’intensité. Mais tout peut être eucharistie. « La fête de la rencontre, le repas amical, la lutte pour la justice et la liberté,les techniques de concentration, l’approfondissement de l’existence par la beauté, l’exercice grave de la pensée, loin de se substituer à l’eucharistie, trouvent en elle leur poids d’éternité. » (p.148)

23. La rivière du silence (p. 61-62)


    Comment ne pas repenser à la mutation qui conduit de la vie à la mort, et de la mort à la vie, après avoir vécu, avec Gabriel, au sein de la communauté chrétienne du Mont-Falize (Huy), les funérailles de sa maman. « Ma mère, c’est la vôtre aussi. Elle a toujours les yeux sur nous. »
    Célébration émouvante qui touchait au plus intime de leurs cordes sensibles ceux qui avaient encore une maman et ceux qui en avaient eu une, c’est-à-dire l’assistance entière. La défunte que beaucoup avaient connue et aimée devenait pour chacun et chacune le reflet de leur propre maman et, dans la réalité de la foi, une image de la tendresse divine : quelle mère n’a pas été un peu trop « Marthe » sur cette terre, préoccupée abusivement des soucis et des va-et-vient de la vie quotidienne, pour ne pas mériter d’être un jour pleinement « Marie », dans la contemplation de l’éternelle lumière ?
    Célébration centrée sur le thème de la « rivière du silence » qu’évoque le poète libanais Khalil Gibran , dans ce chef-d’œuvre de la mystique arabe qui s’appelle Le Prophète (p.80-81) :
    Vous voudriez connaître le secret de la mort. Mais comment le trouverez-vous sinon en le cherchant dans le cœur de la vie ?
     La chouette dont les yeux faits pour la nuit sont aveugles au jour ne peut dévoiler le mystère de la lumière.
Si vous voulez vraiment contempler l’esprit de la mort, ouvrez amplement votre cœur au corps de la vie.
    Car la vie et la mort sont un, de même que le fleuve et l’océan sont un.
Dans la profondeur de vos espoirs et de vos désirs repose votre silencieuse connaissance de l’au-delà !
    Et tels des grains rêvant sous la neige, votre cœur rêve au printemps.
    Fiez-vous aux rêves, car en eux est cachée la porte de l’éternité..
    Car qu’est-ce que mourir sinon se tenir nu dans le vent et se fondre dans le soleil ?
Et qu’est-ce que cesser de respirer, sinon libérer le souffle de ses marées inquiètes, pour qu’il puisse s’élever et se dilater et rechercher Dieu sans entraves ?
C’est seulement lorsque vous boirez à la rivière du silence que vous chanterez vraiment.
Et quand vous aurez atteint le sommet de la montagne, vous commencerez enfin à monter.
    Et lorsque la terre réclamera vos membres, alors vous danserez vraiment.
     Célébration existentielle, où chacun se retrouverait devant sa propre mort, dans le bonheur d’avoir encore une main maternelle à saisir ou dans la détresse d’en rechercher une qui se dérobe à tout jamais. Solitude dernière !


24. Vertu de l’illumination (p. 63-65)


    Quand je pense aux rencontres et aux relations qui se sont accumulées dans ma vie, sous toutes les latitudes et dans toutes les directions, je me sens accablé, terriblement, par tant de grâces que j’ai reçues et auxquelles je réponds si mal. Au contact de ces âmes qui me sont données, je mesure à la fois mon insuffisance à répondre à l’appel du Nazaréen et ma suffisance à me complaire dans le charme de son entourage. Ces jours-ci, la convergence a été telle que je ne puis maîtriser mon émotion.
    Je vais revenir sur soeutr Tri-Tanh, « Vertu de l’illumination », dont j’apprends la mort, ce matin. Mais il y a autre chose. Un de mes amis, professeur à Caen, Michel Brethenoux , me transmet la prière bouleversante d’une Carmélite d’Avranches, sœur Christine de la Joie :
    J’étais chargée comme un navire
    De milliers d’enfants de misère ;
    Je voulais te les apporter.
Tu m’as dit : « Viens ».
    Ô, Seigneur, je ne savais pas
    qu’en m’approchant de toi,
    j’allais t’offrir dans la confiance
    tous ceux que tu m’avais donnés ;   
    j’allais faire entrer dans la danse
    le monde entier !
    Il m’apprend que cette carmélite n’est autre que Christine Lauzanne  qui fut Dona Sept-Epées dans la quatrième journée du Soulier de Satin de Claudel, place du Sablon, à Bruxelles, en mars 1973. Je possède encore sa photo, inoubliable, aux côtés de Jean-Louis Barrault, à la barre du vaisseau, sous le vent des îles Baléares.
    Ce n’est pas tout. Ce matin encore, m’arrive une lettre d’Henri Claudel  [deuxième fils de Paul Claudel, ndlr], destinée au poète vietnamien Vô Long-Tê d’Ho-Chi-Minh-Ville, avec qui j’entretiens une correspondance suivie depuis qu’il a échappé aux camps de rééducation. L’un et l’autre me révèlent qu’atteint de tuberculose osseuse au genou, à l’âge de neuf ans et vivant allongé à Berk-sur-mer, Henri Claudel avait peut-être été guéri grâce aux prières d’une Carmélite, soeur Marie-Joseph de l’Enfant-Jésus. Paul Claudel (*)  l’avait rencontrée, sur un bateau, en 1895 (deux ans avant la mort de sainte Thérèse), et, en 1921, à Saïgon, il lui avait demandé de prier sainte Thérèse en faveur de son petit Henri. Il y a des traces de tout cela dans le Journal de Claudel. Mais mon ami vietnamien en dit beaucoup plus sur les accointances de la spiritualité thérésienne avec Claudel et avec le Vietnam. J’ignorais que sainte Thérèse avait persisté jusqu’à la fin dans son désir d’aller au Vietnam, et je me souviens d’un entretien avec Pierre Nothomb  me rapportant une parole de Claudel, adressée, vers 1898 ou 1901, à un Mauricien converti : « Quand vous serez découragé dans votre apostolat chez les coolies, regardez cette image d’une religieuse qui vient de mourir en France : elle va étonner le monde ! » Cette religieuse était Thérèse de Lisieux.
    Et puis, il y a cette lettre d’un inconnu qui m’annonce la mort de sœur Tri-Tanh dont je parle dans La roue de la vie. Elle est morte comme une sainte, en relisant les écrits bouddhiques et sainte Thérèse d’Avila. Je ne la reverrai donc plus dans ce monde, si débordante de vie et de projets, elle qui vivait du dialogue avec les chrétiens et qui rêvait d’un monastère œcuménique. Son petit corps était trop frêle pour contenir plus longtemps une âme aussi ardente. Je puis dire maintenant qu’évoquant un jour l’indescriptible, l’insondable , l’impensable dont parlait Bouddha,elle avait ajouté qu’elle pensait, elle, l’avoir rencontré, l’innommable, des siècles plus tard, en Jésus-Christ.
     Cette figure de la petite sœur apparue à la Roche d’or, je sens qu’elle ne me quittera plus et qu’elle va me poursuivre je ne sais pas jusqu’où…il y a tant de médiocrité dont on voudrait sortir ! Je m’en veux et je m’en voudrai toujours de ne pas avoir répondu à son appel du 6 juin, sa dernièr lettre : « J’ai pensé à vous, disait-elle, et je suis sûre de votre prière…Après la fête (la cérémonie bouddhiste du Vesak – la naissance de Bouddha-), je suis tombée…On a dû m’hospitaliser en urgence, dans le service de réanimation et de soins intensifs de cardiologie, d’où je vous écris… » Maintenant, elle est en Dieu : je l’l’invoquerai  comme Thérèse.

(*) Paul Claudel : Le père Boly avait consacré son mémoire de licence à Paul Claudel, « L’annonce faite à Marie », éd. de l’Ecole, 1957 (rééd. 1965)

 J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987